Case Law Analytics : quantifier les aléas juridiques grâce à l’IA
En 2017 Jacques Lévy Véhel (80) a fondé Case Law Analytics, qui a pour objet d’aider tous les professionnels du droit à prendre des décisions éclairées en matière de stratégie contentieux, grâce à l’usage de l’intelligence artificielle. Ce projet est d’une innovation complète et reconnu comme sans concurrence à ce jour.
Quelle est l’activité de Case Law Analytics ?
Case Law Analytics développe des modèles mathématiques permettant aux professionnels du droit de quantifier divers types d’aléas qu’ils rencontrent dans leurs pratiques quotidiennes, par exemple : quel est l’éventail de décisions auxquelles je peux m’attendre si je me présente devant une juridiction avec mon dossier contentieux ? ou bien : quels risques fait porter sur mon entreprise le contrat que l’on me propose de signer ?
C’est une nouvelle manière de faire du droit : le juriste, comme l’épidémiologiste ou le physicien, peut désormais, grâce à nos outils, réaliser des « expériences numériques » en mesurant l’impact de diverses stratégies sur le résultat du procès ou de la négociation contractuelle. C’est un challenge difficile mais enthousiasmant d’acclimater les professionnels du droit à une telle pratique, qui est fort éloignée de leur mode de pensée usuel.
Comment t’est venue l’idée ?
C’est une technologie qui a été développée avec un ami magistrat, Jérôme Dupré, alors que j’étais directeur de recherches à l’Inria. Nous discutions de la possibilité d’utiliser des outils mathématiques pour favoriser les modes alternatifs de règlement des différends et ainsi désengorger les tribunaux, ce qui est essentiel pour fluidifier le fonctionnement de notre système judiciaire.
Quel est le parcours des fondateurs ?
Jérôme, qui est docteur en droit, a été juriste en entreprise, avocat et, comme dit ci-dessus, magistrat. Il a travaillé pendant deux ans avec moi à l’Inria, à la faveur d’un détachement. Quand j’ai créé Case Law Analytics, il a souhaité retourner dans la magistrature. Quant à moi, après ma thèse de mathématiques, j’ai effectué l’essentiel de ma carrière à l’Inria, où j’ai dirigé plusieurs équipes de recherche dédiées à l’étude de phénomènes aléatoires.
Qui sont les concurrents ?
Le Conseil national des barreaux a commandé récemment à Sopra Steria Next une étude d’ampleur sur les legaltechs du domaine de la jurimétrie. Il en ressort, selon les termes de cette étude, que « seule Case Law Analytics présente les caractéristiques d’une technologie de rupture ». À ma connaissance, nous sommes les seuls à utiliser l’intelligence artificielle pour modéliser le raisonnement judiciaire.
Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?
Case Law Analytics a été créée en 2017. Il y a bien sûr quelques étapes que l’on pourrait qualifier de clés, comme notre levée de fonds (2 millions d’euros en 2019), mais ce n’est pas la vision que j’ai : j’envisage plutôt notre développement comme un effort long et continu, qui nous a fait passer d’un à plus de vingt-cinq produits et permis de constituer une équipe très soudée de juristes, mathématiciens et développeurs.
Les préconisations d’actions sur les legaltechs publiées par le Conseil national des barreaux datent de 2020 : la justice a‑t-elle un train de retard sur la technologie ?
Certainement, mais c’est inévitable, et probablement souhaitable : des milliers de chercheurs dans le monde entier nourrissent constamment les progrès technologiques, qui n’ont pas de frontière et se partagent en quelques jours. Qui voudrait que le système judiciaire réponde en temps réel à ce torrent de nouveautés ?
Pour évoluer, le droit doit d’abord comprendre ce qui est en jeu dans le domaine technologique, puis trouver un consensus le plus large possible sur la façon de s’adapter à un état de l’art nécessairement déjà obsolète au moment où il aura été traité. Ce constat ne signifie pas que des progrès soient impossibles. On pourrait certainement raccourcir grandement la première étape de compréhension en faisant collaborer plus étroitement juristes et mathématiciens.
Quand le monde des mathématiques et celui du droit collaborent, qui fait le premier pas ?
Les mathématiciens, incontestablement. Il ne s’agit pas d’établir une prééminence, mais il est bien plus facile pour un mathématicien de se familiariser avec des concepts juridiques de base qu’à un juriste d’apprivoiser le langage mathématique. Une fois ce premier pas fait, il est possible de mettre en lumière, ensemble, des concepts étonnamment communs : par exemple la parenté entre jurisprudence et filtration d’un processus stochastique, qui permet de fonder une modélisation sur des bases solides.
Pourquoi faut-il préférer le terme de jurimétrie à celui de justice prédictive ?
Justice prédictive est un terme assez effrayant quand on y réfléchit, car en réalité on parle de justice prescriptive : si la machine peut prédire le droit, elle va rapidement le prescrire. Je peine à comprendre comment cette expression s’est imposée, sauf à penser qu’elle a été agitée comme un épouvantail. Le terme de jurimétrie, quant à lui, n’est pas nouveau : ce concept a été introduit à Chicago et a été beaucoup étudié en France, par exemple par Lucien Mehl dans les années 70. Plus neutre et scientifique, il décrit assez bien une partie de l’activité de Case Law Analytics.
Comment lutter contre la quasi-absence de formation scientifique des professionnels du droit ?
C’est difficile à mon avis. Chez Case Law Analytics, chacun de nos juristes, qui sont au cœur de la conception de nos modèles, possède un esprit scientifique, et tous comprennent dans le principe les concepts manipulés par les mathématiciens. Pour nous en assurer, nous faisons passer lors des recrutements des tests similaires à ceux auxquels sont soumis les étudiants américains en droit, les fameux LSAT, qui mesurent en particulier les capacités de raisonnement analytique et logique.
Mais il est incontestable que l’on peut être un juriste de tout premier plan sans avoir de bons résultats à de tels tests. Cela dit, insérer une formation très concrète à l’usage des nouvelles technologies dans les cursus de droit semble une nécessité. Chez Case Law Analytics, dont une forte proportion de membres vient du monde universitaire, s’investir dans l’enseignement est une évidence et nous intervenons par exemple dans la formation continue des magistrats et dans celle des avocats, dans des écoles d’avocats, des masters de droit en université et au sein de divers barreaux.
Comment est-ce que les professionnels du droit réagissent face à ces nouveaux outils ?
Cela dépend des professionnels. Les assureurs ont tout de suite compris l’intérêt d’une modélisation qui permet de provisionner finement les risques judiciaires : une partie de ce que Case Law Analytics propose revient de fait à une approche actuarielle du droit. Les directions juridiques ont mis un peu plus de temps à appréhender les bénéfices qu’elles pouvaient en tirer, mais elles ont rapidement appris à pratiquer des simulations sur leurs dossiers afin de définir la meilleure stratégie aussi bien en demande qu’en défense. Chez les avocats, l’adoption est plus clivée, mais une proportion grandissante s’approprie le dialogue qui s’instaure petit à petit avec l’intelligence artificielle.