Ce que les jeunes en difficulté m’ont appris
Sorti de l’X en 1974, à l’issue d’une période de longue hospitalisation faisant suite à un grave accident de sport, ayant pu me recentrer sur l’essentiel, je me suis engagé chez les Salésiens de Don Bosco, au service des jeunes en difficulté. Ceux-ci ont conseillé à l’intellectuel que j’étais alors de commencer par me plonger dans leur univers, en travaillant comme éducateur dans un foyer d’action éducative.
À l’école des jeunes en difficulté …
Mes débuts furent difficiles. Je me souviens, comme si c’était hier, de mon premier repas partagé avec les internes de ce foyer, juste après ma prise de fonction.
Dans ce réfectoire, où la tension était plus qu’apparente, je m’installais à une table où étaient seulement présents deux adolescents qui comptaient parmi les plus jeunes. Survint un jeune de 17 ans, les mains pleines de cambouis, qui s’installa bruyamment à la table et se servit largement. J’osai deux remarques polies : » Si chacun se sert comme toi, il n’y en aura pas assez pour tous… » et » Peut-être pourrais-tu commencer par te laver les mains. » J’avais à peine terminé de parler que je recevais le plat de petits pois en pleine figure, et comme je réagissais un peu violemment, c’est toute la table qu’il renversa à mes pieds !
Je découvris, un peu plus tard, que ce jeune venait de se faire renvoyer le matin même du garage dans lequel il travaillait comme apprenti, suite à une erreur commise. Et je me dis intérieurement : » Tu veux travailler comme éducateur… Tu es face à un jeune dont le projet de vie s’écroule… Et la seule chose que tu aies à dire, c’est » va te laver les mains « . N’y a‑t-il pas de quoi devenir violent ? »
Je découvris alors ce qui ne cessera d’être le fil rouge de mon action éducative : » Quel que soit le comportement d’un jeune, aussi stupide et inadapté qu’il paraisse de prime abord, il a toujours ses raisons de l’adopter. Je ne dis pas qu’il a raison, car il peut avoir tort de se faire mal ou de faire mal aux autres. Je dis qu’il a ses raisons.
Et tant que l’éducateur n’a pas appréhendé ces raisons, c’est sa réponse à lui qui risque d’être inadaptée ou déviante. » Je reste profondément marqué par mon esprit scientifique dans le travail que je mène aujourd’hui. Être éducateur c’est être un chercheur de sens face aux conduites des adolescents parfois incompréhensibles à première vue.
Alors je me suis formé en alternance… J’ai passé le diplôme d’État d’éducateur spécialisé à l’EFPP1 et une maîtrise de sciences de l’éducation à Paris X.
Mais surtout, j’ai partagé, cinq ans durant, la vie des jeunes d’une cité à Chanteloup-les-Vignes. Responsable d’une équipe d’éducateurs de rue, je vivais, au cœur de la cité, dans un logement de fonction. C’est fou ce que j’ai appris ! Car celui qui n’a jamais passé une journée à ne rien faire, oscillant d’une cage d’escalier au banc situé en face, avec pour seule activité la palabre, ne peut rien comprendre aux comportements actuels des jeunes !
À l’issue de ces années de terrain, j’ai alors dirigé pendant neuf ans le foyer d’action éducative, installé dans la banlieue de Caen, où j’avais effectué mes premières armes. Ce foyer, habilité par le ministère de la Justice, accueillait une quarantaine d’adolescents, placés soit parce qu’ils étaient en danger (au titre de l’assistance éducative), soit parce qu’ils mettaient leur environnement en danger (au titre de l’ordonnance de 45).
Que d’occasions de vérifier le postulat de mon action ! L’adolescent qui se drogue, qui délinque, qui fugue, qui prend des risques, qui pose des actes suicidaires a toujours ses raisons. On peut les découvrir en s’intéressant à son histoire. Et c’est en la relisant avec lui qu’on peut l’aider à construire d’autres chemins, moins nocifs pour son devenir. » Celui qui ne connaît pas son histoire est condamné à la répéter » disait Goethe. Travailler comme éducateur, c’est apprendre avec le jeune à casser des logiques de reconduction.
À l’école des quartiers sensibles…
Je travaillais encore en Normandie, lorsque je fus rappelé, au printemps 1991, par Pierre Cardo, maire de Chanteloup-les-Vignes, pour une mission de médiation avec les jeunes de la cité La Noë, alors en pleine effervescence.
Les cités de l’Ouest parisien explosaient, ce printemps-là, les unes après les autres : Argenteuil, Chanteloup, Sartrouville, Mantes-la-Jolie… Pourquoi en 1991 ? Sans doute parce que les jeunes de la seconde génération du chômage – je désigne ainsi ceux qui n’ont jamais connu leurs parents au travail – atteignaient alors l’âge de l’adolescence. Sans doute n’a-t-on pas suffisamment réfléchi en France aux incidences de la situation d’exclusion des parents sur l’éducation des enfants. Toujours est-il qu’on assista en 1991 à une véritable massification des violences urbaines.
En particulier, ce printemps-là, toute la jeunesse chantelouvaise est dehors la nuit, en l’absence de tout adulte : les parents ont descendu leurs volets, les travailleurs sociaux sont repartis chez eux. Pensant qu’il n’était pas bon de céder à une logique d’affrontement entre jeunes et CRS, le maire et moi-même œuvrions pour l’instauration d’une médiation permettant le rétablissement du dialogue. Celui-ci était impossible avec les jeunes adolescents, qui parlaient avec les pierres et les cocktails Molotov.
Mais je pus m’appuyer sur quelques grands jeunes qui m’avaient connu quand j’étais éducateur, qui continuaient d’apprécier ce que je disais, et qui étaient capables, eux, de se faire entendre par les plus jeunes. C’est par leur entremise que nous réussîmes à rétablir la paix sociale.
Une fois celle-ci revenue, ces jeunes nous demandèrent d’être associés à la politique de prévention. Et c’est avec eux que nous lançâmes les premières expériences d’agents de médiation, qui, plus tard, allèrent être modélisées par les gouvernements successifs. J’ai beaucoup travaillé à la mise en œuvre de ces nouveaux métiers de la ville, mais j’aime rappeler qu’ils sont nés dans la tête des jeunes de la cité, et non dans je ne sais quel cabinet ministériel.
Combien, pour ma part, ai-je appris des habitants de la cité, si peu écoutés dans l’élaboration des politiques de la ville ! Ne serait-il pas urgent de passer d’une politique menée pour les habitants à une politique menée avec les habitants ?
21 octobre 2001
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1. École de formation psychopédagogique.