Ce que nous apprennent les scénarios énergétiques
Le climat dépend de la quantité totale de GES accumulée dans l’atmosphère. La concentration en CO2 est passée de 280 ppm avant l’ère industrielle à 400 ppm aujourd’hui1.
Un effet cumulatif
Les projections climatiques pour la décennie 2020–2029 sont les mêmes pour les scénarios « vertueux » et business as usual. Le scénario « vertueux » suppose que l’on stabilise nos émissions au niveau d’aujourd’hui, 9 GtC par an, avant de les réduire.
“ Le climat de la prochaine décennie est déjà joué, quoi que nous fassions ”
L’autre prolonge la tendance actuelle, qui est une augmentation de nos émissions de 2,5 % par an.
Dans le premier cas, nous émettrons 90 GtC en dix ans, 103 dans le second. Compte tenu du fait que la moitié seulement de ce que nous émettons s’accumule dans l’atmosphère, la concentration augmente de 23 ppm dans le premier cas, de 26 ppm dans le second. La différence est minime. Le climat de la prochaine décennie est déjà joué, quoi que nous fassions.
Ce n’est évidemment pas le cas si l’on s’interroge sur le climat à la fin du siècle, suivant que l’on parvienne à stopper nos émissions ou qu’elles continuent d’augmenter.
REPÈRES
Depuis la réunion de Copenhague de 2009, la référence internationalement reconnue en termes de réchauffement climatique est de ne pas dépasser 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle.
Mais, d’une part, aucune contrainte d’émissions n’a été attachée à ce chiffre ; d’autre part, il n’a pas de valeur scientifique particulière (ce n’est pas une « recommandation » du GIEC, qui, du reste, n’a pas pour rôle d’émettre des recommandations) ; enfin, il sera sans aucun doute rapidement dépassé.
Le poids du mix énergétique
Les climatologues ont donc besoin, pour faire tourner leurs modèles, de connaître la concentration de l’atmosphère en GES à long terme. Cette dernière découle de la trajectoire d’émissions, qui elle-même dépend très largement de l’évolution des systèmes énergétiques, et en particulier du contenu en GES des sources d’énergie primaire.
Les décideurs, pour leur part, et plus généralement tous ceux qui sont intéressés par le développement humain, social et économique, ont besoin de tracer des trajectoires de transition énergétique, qui proposent différentes façons de décarboner nos modes de production, c’est-à-dire de substituer des sources d’énergie peu ou non émettrices de GES aux sources fossiles.
Des scénarios, pas des prédictions
Pour satisfaire la contrainte climatique, il convient dorénavant de ne pas utiliser une partie importante des sources fossiles encore disponibles. Les divers scénarios énergétiques proposent des futurs possibles sous certaines hypothèses.
“ La cause majeure d’incertitude réside dans ce que fera l’humanité en termes d’émissions ”
Mais ce ne sont en rien des prédictions, ne serait-ce que parce que ce que l’humanité va faire dans les prochaines décennies n’est écrit nulle part.
Les scénarios sont des outils d’aide à la pensée, dont la pertinence repose sur deux conditions : 1) les hypothèses sous-jacentes doivent être physiquement fondées (il est interdit de violer les lois de la physique : conservation de l’énergie, croissance de l’entropie, etc.), et 2) le traitement des hypothèses doit avoir un certain degré de réalisme économique.
Il est souvent difficile de déterminer si cette seconde exigence est satisfaite, car les modèles économiques n’ont en général pas une dynamique endogène : la croissance du PIB est souvent imposée de l’extérieur. Ces scénarios émanent d’institutions variées : industries de l’énergie, agences gouvernementales, ONG etc., rarement d’institutions académiques.
La publication d’un scénario ne traverse donc pas les diverses procédures de validation propres aux publications scientifiques : explicitation claire des hypothèses, positionnement par rapport aux publications antérieures, discussion critique par les pairs.
Ainsi, la lecture d’un scénario consiste pour beaucoup à en repérer les non-dits, à identifier les « jokers » appelés à la rescousse (par exemple le stockage de l’énergie ou le pilotage de la demande), à questionner l’origine des discontinuités lorsqu’il s’en présente, etc.
Beaucoup d’incertitudes
Ces incertitudes se transmettent aux scénarios d’émission de GES déduits des scénarios énergétiques, et s’ajoutent aux incertitudes propres à la modélisation climatique : approximations inévitables dues soit à la physique, soit au traitement numérique.
Le schéma ci-dessous, extrait du dernier rapport du GIEC, classifie l’ampleur des différentes causes d’incertitudes. Notons que la cause majeure d’incertitude réside dans ce que fera l’humanité en termes d’émissions (zone verte), et non dans la science du climat.
Origine et ampleur des incertitudes sur le changement de température moyenne de la surface terrestre.
GCM : Global Circulation Model.
Nouvelle méthodologie
Dans le dernier Rapport d’évaluation du GIEC (Assessment Report 5, ou AR5), la méthodologie utilisée pour définir les scénarios servant de base aux modélisations climatiques a été modifiée.
Pour le précédent rapport, publié en 2007, une batterie de scénarios fut proposée, qui combinaient deux coordonnées globales décrivant la dynamique économique mondiale : intensité de la pression sur l’environnement et intensité des échanges internationaux.
En revanche, les scénarios utilisés pour l’AR5 sont autorisés à inclure l’effet de politiques climatiques (comme la capture et le stockage du CO2), et sont classés par la valeur du forçage radiatif anticipé pour 2100.
Des scénarios classés selon le forçage radiatif
Les scénarios de l’AR5 sont classés selon les valeurs du forçage radiatif en 2100 (appelés Representative Concentration Pathways, RCP) : 2,6 W/m2, 4,5 W/m2, 6 W/m2 et 8,6 W/m2. Seul le RCP2.6 permettrait de limiter l’augmentation de température à moins de 2 °C.
Des hypothéses optimistes
FORÇAGE RADIATIF
En situation d’équilibre thermique, le système Terre-atmosphère émet vers l’espace autant d’énergie, sous forme de rayonnement infrarouge, qu’il en reçoit du Soleil sous forme de rayonnement visible.
L’essentiel du rayonnement infrarouge est émis à partir de la troposphère. Lorsque la concentration en GES augmente, les altitudes d’émission augmentent, et comme la température diminue avec l’altitude, l’intensité du rayonnement vers l’espace diminue. Il apparaît donc un déséquilibre : il entre plus d’énergie dans le système qu’il ne s’en échappe.
Le bilan entrée-sortie, calculé au sommet de la troposphère et exprimé en watt par mètre carré, constitue le forçage radiatif. Il est aujourd’hui d’environ 2,3 W/m2, avec une incertitude de 1 W/m2.
Examinons les hypothèses relatives au scénario RCP 2,6 (qui prévoit une hausse des températures de 2°). Elles sont de deux ordres : 1) une stabilisation rapide, puis une diminution de nos émissions de GES, et 2) un montant total de nos émissions futures de 1 000 GtCO2.
Serons-nous en mesure de stabiliser rapidement nos émissions ? Pour le gaz carbonique, elles suivent très directement l’augmentation de la croissance mondiale, qui est – hors crise économique – de 2,5 % à 3 % par an. Certes, un récent rapport préliminaire de l’AIE affirme que l’année 2014 a vu, pour la première fois, un découplage entre la croissance mondiale (3 %) et une stagnation des émissions de GES, mais je ne crois pas que ces estimations seront confirmées dans le rapport final : le lien PIB-énergie est trop étroit, et la part des renouvelables trop faible pour qu’il en soit ainsi.
Prenons la valeur de 2,5 %. Cette valeur reflète l’augmentation de la consommation des combustibles fossiles (charbon, gaz, pétrole), qui constituent 80 % de la consommation d’énergie primaire, soit environ 10 milliards de tonne-équivalent pétrole (Gtep) par an. Nous augmentons donc de 250 Mtep, chaque année, cette consommation. Cela représente une puissance annuelle nouvelle d’environ 350 GW.
Pour stabiliser nos émissions, il faudrait mettre en place, chaque année, une puissance de substitution non carbonée équivalente. Plus, pour diminuer nos émissions.
Les limites des énergies renouvelables
Le total éolien + photovoltaïque représente moins de 20 GW. © GIRODJL / FOTOLIA
Pour l’année 2014, la puissance éolienne mondiale nouvellement installée a été d’environ 50 GW, ce qui, compte tenu du facteur de charge de 25 %, équivaut à une puissance moyenne de 12,5 GW. En photovoltaïque, la puissance-crête nouvellement installée a été d’environ 40 GW, soit, avec un facteur de charge moyen de 15 %, une puissance moyenne de 6 GW. Le total éolien + PV représente donc moins de 20 GW.
Il n’est du reste pas clair que cette puissance vienne en substitution des fossiles. En Allemagne, par exemple, ce n’est pas le cas : les renouvelables y compensent en moyenne la réduction du nucléaire, mais les émissions de CO2 continuent d’augmenter.
Quant aux agrocarburants (éthanol et biodiesel), leur croissance est d’environ 10 Mtep par an, ce qui représente une puissance nouvelle de près de 15 GW.
En ajoutant l’hydroélectricité, la géothermie, le solaire thermique, le nucléaire, on ne parvient pas à 50 GW, au regard des 350 GW nécessaires seulement pour stabiliser nos émissions actuelles. On est loin du compte. La première condition est donc loin d’être remplie.
Anticiper des heusses de 3° à 5°
Puisque les émissions vont continuer d’augmenter pendant quelques années, imaginons, comme les Chinois l’ont annoncé récemment pour eux-mêmes, qu’elles soient stabilisées vers 2030 autour de 45 GtCO2 par an. Nous aurons émis, d’ici là, plus de 600 GtCO2 sur les 1 000 qu’il ne faut pas dépasser. Supposons ensuite une diminution linéaire des émissions. Il faudrait alors être capable de réduire nos émissions à zéro en quinze ans.
“ L’objectif des 2 °C appartient au passé ”
La conclusion s’impose d’elle-même : nous n’y parviendrons pas, l’objectif des 2 °C appartient au passé, l’humanité est résolument engagée sur une trajectoire de réchauffement de 3° à 5°. Il convient donc de regarder en face la perspective d’un monde 4° plus chaud en moyenne.
Compte tenu de l’inertie thermique des mers qui couvrent les deux tiers de la planète, l’augmentation de température des terres sera supérieure : 5°, 6°, voire 7° par endroits. Désertification des zones arides, aridification des zones tempérées : les conséquences les plus violentes concerneront sans doute l’eau et l’agriculture.
Si des crises majeures frappent la production agricole dans différentes régions du globe, il faut s’attendre à des mouvements de population et des émeutes de la faim : que ferons-nous, lorsque les réfugiés climatiques se compteront par dizaines de millions ?
Prendre la mesure des dangers ne conduit pas à baisser les bras, mais au contraire à agir de façon vigoureuse, au plus tôt. Ce n’est pas par hasard que le GIEC, en 2007, a reçu le prix Nobel de la paix.
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1. ppm : partie par million en volume. La masse de l’atmosphère est 5 x 1018 kg. Un ppm de carbone représente donc 2 GtC, ou 7,3 GtCO2.