« Ce qui fait la valeur de la raison d’être d’un groupe, c’est d’embarquer son histoire mais aussi son futur »
Le groupe RATP a dévoilé sa raison d’être le 23 mars 2021. Celle-ci, « S’engager chaque jour pour une meilleure qualité de ville », se décline en six principes d’action, des engagements sociaux et environnementaux qui seraient attendus d’une société à mission. L’interview met en évidence le processus qui a mené le groupe RATP à ce résultat.
Pourquoi avoir engagé un processus de définition de la raison d’être au sein du groupe RATP ?
Pour expliquer l’enjeu de la définition d’une raison d’être au sein du groupe RATP, il faut d’abord donner quelques informations sur le groupe lui-même. Le groupe RATP est en effet connu pour les réseaux de transports en commun parisiens, mais son activité est bien plus large. Le groupe, qui a plus de 70 ans, compte 63 000 salariés, dont 19 % sont hors de France. Il réalise 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans 13 pays et 4 continents. Il opère huit modes de transport, directement ou par le biais de ses filiales : les transports urbains de masse (métro, RER, tramway et bus), mais aussi les navettes maritimes, le câble urbain (via RATP Dev) et les mobilités émergentes avec ses participations dans Cityscoot, Communauto ou encore Klaxit pour le covoiturage. De plus, le groupe gère également des filiales dans l’immobilier (logement social et transition énergétique des bâtiments), les télécoms (par exemple pour la fibre optique du réseau de métro) ou d’autres services. Le groupe RATP est aujourd’hui à un tournant majeur de son histoire : la mise en concurrence de toutes ses activités de transport en Île-de-France doit commencer par le réseau de bus dès 2024. 45 000 salariés dont
18 000 dès 2024 sont concernés. C’est donc une transformation majeure qui peut déstabiliser le financement et l’équilibre de l’ensemble du groupe.
Le sentiment d’appartenance des salariés à la RATP a jusqu’ici beaucoup reposé sur l’activité historique de l’entreprise et sur le statut de son personnel. Mais, avec l’évolution du groupe en France et dans le monde, il devenait nécessaire d’agir pour renforcer l’appartenance de tous les collaborateurs à un même collectif. Enfin, puisque l’activité elle-même s’est beaucoup diversifiée, il fallait construire un cadre qui donnât du sens également à l’extérieur, au-delà du cœur de métier de transporteur public.
En quoi la loi Pacte pouvait-elle être un tremplin pour cette réflexion propre à la RATP ?
Au fond, la loi Pacte vise à réconcilier les enjeux économiques de court terme avec ceux de long terme de l’entreprise. À la RATP c’est l’inverse : l’environnement, le social et le sociétal ont toujours été des priorités, et aujourd’hui l’enjeu c’est de pouvoir entrer dans la compétition économique sans renoncer à nos engagements, c’est exactement comme cela que nous avons raisonné. Nous avons donc proposé à la présidente de travailler sur la raison d’être et présenté le projet en Comex dès 2019. Mais le contexte nous a forcés à retarder le processus : d’abord les grèves exceptionnelles de 2019 à propos des retraites ; puis la Covid qui a mobilisé tout le personnel. Or on ne pouvait pas lancer le processus sans les opérationnels.
Comment avez-vous donc procédé ?
Dès le départ, nous étions convaincus que la démarche devait se faire dans un esprit de dialogue, sur le fondement d’une large concertation puisqu’elle concernait une transformation qui touche à quelque chose d’identitaire pour l’entreprise. Nous avons donc construit cette démarche avec la direction des ressources humaines. Nous avons commencé par une collecte de nombreux éléments identitaires et culturels, ainsi que sur l’histoire du groupe, grâce à un accompagnement externe, y compris sur des données très quantitatives. Nous avons organisé, en numérique, à cause de la Covid, treize ateliers rassemblant 200 personnes représentatives de chaque métier. Nous avons été agréablement surpris de voir qu’en pleine crise ces ateliers ont attiré les opérationnels, qui éprouvaient le besoin de prendre du recul sur les événements en cours.
Ensuite nous avons ouvert une plateforme en ligne qui a permis de recueillir 138 000 contributions de 7 000 participants en un mois. L’ambition était de faire connaître la démarche auprès de tous les collaborateurs et de construire ce qui faisait l’identité du groupe pour tous les profils de collaborateurs, du top management aux opérateurs, en écoutant leurs propositions, dans une perspective très ouverte. Il s’agissait de les interroger sur dix grandes questions, qui ont été adressées à tout le personnel, pour moitié fermées et pour moitié ouvertes, afin d’avoir le ressenti de tous sur les valeurs, l’identité, la vision stratégique, le développement du groupe.
Enfin, nous avons interagi avec un panel représentatif des parties prenantes externes au groupe : Nicole Notat, qui a notamment été à l’origine du rapport préalable à la loi Pacte avec Jean-Dominique Senard ; Anne-Marie Idrac, ancienne présidente de la RATP et ex-secrétaire d’État aux Transports ; un conseiller régional d’Île-de-France ; un député spécialiste de la mobilité ; des représentants d’entreprises conduisant les mêmes démarches (La Poste, Orange, Engie) ; des sociologues ; Cécile Maisonneuve qui est présidente de la Fabrique de la Cité ; Armand Hatchuel, professeur à l’École des mines ; et Navi Radjou, spécialiste de l’innovation frugale. Nous ne pouvons malheureusement pas tous les citer, mais leurs expertises, expériences et points de vue ont véritablement permis d’enrichir notre réflexion en lui apportant un éclairage externe.
Avez-vous eu des surprises dans les résultats de cette consultation ?
Nous craignions que la grève récente eût créé un clivage fort entre encadrants et non-encadrants. De même, entre les filiales et l’EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial), les perceptions du groupe auraient pu être très différentes. En réalité, la Covid a contribué à ressouder le collectif. L’expression qui s’est ensuivie a été très riche, et surtout très positive, pas du tout revendicative, et démontrait plutôt un fort sentiment d’appartenance au groupe. Les quatre plus importantes contributions du groupe RATP aux grands enjeux de société retenues ont été :
1) Développer la mobilité pour tous ;
2) Améliorer la qualité de vie en ville ;
3) Lutter contre le changement climatique ;
4) Contribuer au développement économique des territoires.
Vous n’êtes pourtant pas les seuls acteurs sur ce créneau du transport collectif. Ces travaux ont-ils réellement été utiles face à la future ouverture à la concurrence ?
Les échanges avec les parties prenantes externes nous ont montré que nous ne nous étions pas trompés sur nos spécificités, leur opinion était : « C’est vraiment ce qui vous distingue. » Effectivement nos deux grands concurrents français, Keolis (filiale de la SNCF) et Transdev (filiale de la Caisse des dépôts), ont aussi une mission de service public. Les éventuels entrants sur le marché de statut privé exerceront aussi dans le cadre d’une délégation de service public d’IDFM (Île-de-France mobilités). Ce n’est donc pas la notion de service public qui peut nous distinguer. Nous avons choisi de retenir la notion d’intérêt général dans notre raison d’être : dans les choix faits par la RATP, sur les actions, les investissements, etc., l’intérêt général est toujours très présent. Par exemple, lorsque nous concevons une offre mobility as a service, une offre numérique facilitant la multimodalité, nous veillons à mettre en avant les modes les plus capacitaires, lesquels limitent les émissions de gaz à effet de serre, qui sont les plus accessibles. Une autre spécificité importante est notre capacité à intégrer des savoir-faire très variés et à porter de grands programmes d’innovation.
Les collaborateurs comme les parties prenantes semblaient donc satisfaits… Le processus s’est arrêté ici, sans difficulté ?
Nous avons effectivement réussi à nous mettre d’accord sur un texte ni trop court ni trop long, mais tous, y compris le conseil d’administration, nous ont poussés à aller plus loin. On ne pouvait s’arrêter à une raison d’être sans indiquer comment celle-ci allait nous guider dans l’action. Nous avons donc travaillé sur des principes d’action, avec un deuxième tour de consultation, pour arriver à un principe d’action par partie prenante : salariés, voyageurs, territoires, etc. Il ne faut pas négliger la difficulté de parvenir à une telle formulation qui engage tout le groupe. C’est un des projets les plus difficiles que nous ayons eu à piloter dans le domaine de la RSE : nous étions responsables devant tout le personnel, la présidente, le conseil d’administration… En particulier nous craignions une déception : « Tout ça pour cela ? » L’autre difficulté est que la raison d’être ne peut pas être la description de tout ce que l’on fait : par exemple, nous n’y avions pas mis la sécurité, puisque cela va de soi, cela fait partie de l’activité. Au vu de la réaction des parties prenantes, nous avons finalement décidé de la réintégrer dans un principe d’action. De même pour la notion d’efficience. La raison d’être ne doit pas être qu’un engagement RSE : elle doit servir le développement de l’entreprise et nous aider pour l’ouverture à la concurrence.
“La Covid a contribué à ressouder le collectif.”
En définitive, ce qui fait la valeur de la raison d’être d’un groupe, c’est d’embarquer l’histoire du groupe mais aussi son futur. Il s’agit à la fois d’introspection et de projection : c’est un vrai défi de ne pas en faire un simple slogan de communication, d’autant que dans notre cas le travail sur la marque venait d’être mené. Il aurait été préférable d’inverser, mais cela a fonctionné quand même.
Et la suite ? Pensez-vous franchir le pas de la société à mission ?
Nous avons encore du chemin à parcourir. La prochaine étape, c’est de faire en sorte que les six principes d’action ne restent pas en l’air. Nous allons d’ailleurs aligner la structure de la Déclaration de performance extra-financière avec ces principes d’action. Cela nous permettra de créer un reporting officiel très simple, audité par notre organisme tiers indépendant, sur la conformité à notre raison d’être. Ensuite, en interne, nous nous appuierons sur nos chief transformation officers pour décliner ces principes d’action à tous les niveaux du groupe. Enfin, nous veillerons à l’appropriation de chacun de ces principes par la ligne managériale et nous travaillerons avec la direction financière à la prise en compte de la raison d’être dans le pilotage de la performance du groupe. Quant à la société à mission, la question est prématurée, mais nous nous inspirons directement du modèle, sachant que le conseil d’administration de la RATP, qui comporte des représentants de toutes nos parties prenantes (État, salariés, élus, voyageurs…), peut jouer le rôle de garde-fou sur notre raison d’être.