Celibidache : un magicien zen
La vie de l’homme a beau être commune
et paraître se contenter des choses les plus vulgaires, elle lui impose toujours secrètement des exigences plus élevées, et le force à trouver les moyens de les satisfaire.
Goethe, Maximes et réflexions
Sergiu Celibidache (1912−1996) aura été un chef d’orchestre totalement hors norme, le plus singulier du xxe siècle et peut-être le plus grand (si ce type de jugement a un sens). Comme on le sait 1, Celibidache était hostile à la musique enregistrée : en pratique, seuls subsistent les enregistrements live de certains concerts, qu’il a d’ailleurs refusé de laisser diffuser de son vivant. Ce sont ceux qui ont été réalisés pendant les 17 années passées à la tête du Münchner Philharmoniker que Warner vient de regrouper en un coffret exceptionnel à bien des égards.
Singularité de Celibidache
Initié très tôt au bouddhisme et au zen, Celibidache considérait que la musique n’existe que dans le moment où elle est jouée, le « maintenant », la partition n’étant qu’un fascicule de papier. Chaque concert est conditionné par le lieu, les musiciens, le public. Chaque exécution est donc rigoureusement unique. Plus précisément, Celibidache affirmait qu’une exécution comporte, au-delà de la partition, des épiphénomènes : la réverbération du son sur les murs, le plafond, le public, les harmoniques de certains instruments, les bruits de la salle, et qui affectent ce que l’on entend ; et surtout que pour entendre une œuvre musicale dans toute sa plénitude, telle que le compositeur l’a conçue, il importe de ne pas noyer l’ensemble de l’orchestre dans une pâte sonore mais de mettre en évidence chaque pupitre et même autant que possible chaque instrument. D’où le nombre extraordinaire de répétitions qu’il imposait, souvent une vingtaine ; et aussi les tempos 2 exceptionnellement lents, indispensables, disait-il, pour distinguer chaque intention du compositeur ; cette lenteur lui permet en outre de faire varier l’intensité à l’intérieur même d’une mesure. En 17 ans, il aura façonné le Philharmonique de Munich à sa mesure, et il en a fait l’un des plus grands, l’égal du Philharmonique de Berlin.
Une somme
Le coffret réunit les Symphonies de Beethoven (sauf la 1re), de Brahms, de Bruckner (sauf les
1 et 2), de Tchaïkovski (sauf les 1, 2, 3), deux de Schumann (2 et 3), la 9e de Schubert, deux de Prokofiev (1 et 5), de Chostakovitch (1 et 9), et aussi les 92 (Oxford), 103 (Roulement de timbales) et 104 (Londres) de Haydn, la 40e de Mozart.
Y figurent aussi les Requiem de Mozart, de Verdi, de Fauré, le Requiem allemand de Brahms, le Concerto pour orchestre de Bartok, des pièces de Wagner, des ouvertures de Mozart, Weber, Rossini, Verdi, Berlioz, des œuvres de Mendelssohn, Rimski-Korsakov, Moussorgski, Smetana, de Debussy, Ravel, Roussel, Milhaud, enfin, last but not least, la Messe en si de Bach.
Écoutez chacune de ces œuvres et vous aurez l’impression – sans exagération aucune – de l’entendre pour la première fois, non seulement parce que le tempo n’est pas celui auquel vous êtes habitué mais parce que chaque mesure est travaillée, ciselée, modelée si bien que vous apparaissent des éléments qui vous avaient jusque-là échappé et qui changent radicalement la perception que vous aviez de l’œuvre. Prenez par exemple l’andante de la Symphonie Londres de Haydn, joué très lent : au-delà du traitement extrêmement subtil de chaque mesure, c’est une pièce nouvelle que vous entendez, non une œuvre pour un salon princier du xviiie siècle – ce qu’elle a été à l’origine – mais une musique empreinte de tendresse et peut-être de mélancolie, qui fait écho à vos propres préoccupations, en un mot une musique d’aujourd’hui. Les Symphonies et la Messe n° 3 de Bruckner sont radicalement transformées. Mais c’est dans la Messe en si de Bach que l’expérience est la plus frappante. Le Kyrie par lequel elle débute est pris deux fois plus lentement que d’habitude (Karajan, Koopman, Gardiner), ce qui révèle comme une évidence de la Messe en si le caractère transcendant et, au fond, tragique qui est, en vérité, le sien.
Au total, Celibidache, par un travail intense et d’une profondeur inouïe, fait de chaque œuvre, qu’elle soit majeure (Messe en si) ou secondaire (ouverture de La Chauve-Souris de Strauss), une pièce nouvelle et unique qui aurait transporté de joie, sans doute, son compositeur, et qui nous emmène, auditeurs blasés du xxie siècle, à des sommets auxquels nous n’étions pas habitués.
1 coffret de 49 CD WARNER
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1. Voir La JR 03/2005 et 01/2018.
2. Nous préférons tempos à tempi, scenarios à scenarii, etc. (sinon pourquoi pas adagii, sans parler de gigoli, rigoli…)