Célimène et le Cardinal
Si vous n’êtes pas un habitué du Lucernaire, commencez par vous y rendre avec un familier du lieu. Vous vous exposeriez autrement à piétiner un bon quart d’heure dans un escalier en attendant l’ouverture de votre salle sans savoir si cet escalier y mène, car il y en a plusieurs
Mais de grâce, que cette mise en garde ne vous détourne pas d’aller dans ce théâtre. Vous manqueriez ainsi des spectacles de haute qualité, telle cette récente reprise de Célimène et le Cardinal, de Jacques Rampal, jouée par Claude Jade et Patrick Préjean, dans une mise en scène de l’auteur. Ce n’est pas tous les jours, ni même tous les ans, qu’il nous est donné de voir à Paris de grands textes servis par de grands comédiens.
Vous connaissez, j’imagine, le sujet très original de cette comédie en alexandrins. Peut-être même l’avez-vous déjà vue lors de sa création en 1992, avec Ludmila Mikaël et Gérard Desarthe, reprise en 1996 par Danièle Lebrun et Jean- Claude Drouot. Vingt ans après la rupture entre Célimène et Alceste, ce dernier, devenu prêtre et même cardinal, rend visite à son ancienne adorée, à présent mariée à un négociant cossu et cultivé, et mère de quatre grands enfants.
L’immense dramaturge qu’est là M. Rampal possède trop le sens de l’intemporel pour s’abaisser à titiller l’actualité historique. Amusons-nous pourtant à le faire à sa place, en imaginant que la rupture se produisit l’année même de la création du Misanthrope, c’est-à-dire en 1666. Nous voilà donc en 1686. La révocation de l’édit de Nantes par celui de Fontainebleau (17 octobre 1685) est toute récente. Cette situation n’est pas sans importance, en nous plongeant en pleine période d’organisation des missions vouées à la conversion des derniers calvinistes, organisation dans quoi le Prince de l’Église qu’est devenu Alceste joue peut-être un rôle de poids. En tout cas, l’ancien atrabilaire, que chacun pourtant s’accorde à tenir pour assagi, mais sans doute investi par les circonstances de pouvoirs immenses, tant ecclésiastiques que civils, va se montrer étonnamment odieux.
Après avoir échangé d’anodines nouvelles de leurs vieux amis, Philinte dont le mariage avec Éliante s’est révélé un échec malgré leurs six enfants, le pauvre Oronte toujours démangé de versifier, Arsinoé qui vieillit plutôt mal, ils s’abandonnent peu à peu chacun à leurs anciens démons, comme si se retrouver en présence l’un de l’autre réveillait en eux des réflexes oubliés dont M. Rampal nous fait assister au retour progressif.
Au cours du long monologue ouvrant la pièce, Célimène commence par nous avouer qu’elle fut follement amoureuse d’Alceste. Or voici que, tout à coup, elle le “cherche”, en l’agressant gratuitement à propos de son opulence manifeste – il est venu en carrosse – qu’elle compare à la pauvreté du bas clergé. Alceste riposte et, de surcroît aiguillonné par une inconsciente jalousie en découvrant dans un cahier des sanguines de Célimène nue, oeuvres de son mari, excellent dessinateur amateur, en vient à se livrer à un chantage terrifiant. Il va jusqu’à la menacer d’excommunication – mesure redoutable à l’époque – si elle ne se confesse pas immédiatement à lui. Il veut tout savoir de sa vie.
Suit alors une manière de parodie de confession où Célimène se paye la figure de son ex-amoureux, scène à mon sens un peu outrée. M. Rampal pousse, me semblet- il, trop loin la charge : quels que soient ses faiblesses et ses défauts, nous aurions tout de même cru l’homme aux rubans verts resté trop homme d’honneur, même devenu cardinal après on ne sait trop quelles intrigues, pour se laisser aller à de pareilles vilenies. Fâché, exaspéré même, Alceste finit par s’en aller. Il revient pourtant presque aussitôt ; il a oublié son chapeau cardinalice. Reprend alors, mais atténué, le petit jeu de piques et de non-dits. De non-dits ? voire, car les deux protagonistes sont finalement bien près de tomber dans les bras l’un de l’autre. Et les derniers mots reviennent à Célimène qui, de fait, aura sans cesse dominé la situation :
Non, Alceste, il est temps de se taire
Ce chapeau vous attend, et moi je vous espère.
Il est hardi de donner une suite à une œuvre, surtout s’il s’agit d’une très grande, signée Molière de surcroît. Or M. Rampal a triomphé de cette gageure, en portant aussi haut que son illustre prédécesseur l’habileté de la construction dramatique, l’élégance de la langue et l’aisance de la versification. Entendre en outre cette langue dite par Mme Jade et M. Préjean est un enchantement. Si l’on ne trouve plus guère de vrais “ comédiens français ” rue de Richelieu, il en existe toujours, où qu’ils soient. Il suffit de savoir comment les rencontrer.