Cent expertises, cent idées
D’ABORD EXPERT en matière technique, puis, à la suite d’un redressement d’entreprise, expert en gestion et en diagnostic d’entreprise, j’ai reçu des missions de natures différentes suivant les tribunaux, expertises en matières techniques (hydraulique, asservissements, mécanique, sécurité), de gestion prud’homale (cadres supérieurs) et familiales (divorces ou héritages avec des biens sociaux).
Les litiges techniques et les ingénieurs
Quand il y a un problème technique, il y a souvent une bourde qu’un ingénieur ne devrait pas commettre ; le plus souvent dans ce que j’ai constaté, avec des questions liées aux tolérances ou aux perturbations (par exemple, j’ai vu les dégâts causés par le développement d’une bonne idée avec des calculs qui n’ont pris en compte que les valeurs nominales) ou des questions liées à la réponse dynamique des systèmes (une structure pas assez rigide pour permettre les performances vitesse – précision de la machine) ces approches incluent des questions liées aux frottements (adhérence) ou aux balourds ou aux résonances (vibrations) ou aux transitoires que ce soit en mécanique ou dans d’autres techniques.
Même les experts peuvent se tromper, tel celui, par trop spécialisé, qui a traité une machine (une presse de forge) par un calcul de la structure en statique alors même que le transitoire y est particulièrement brutal, ou celui qui s’est présenté comme sachant dans une affaire importante, a mis en doute les résultats des premières investigations et dans ses calculs avait oublié un coefficient multiplicateur supérieur à dix ; et c’est un bon technicien !
S’agissant de technique, et quelle que soit cette technique, l’important est de bien cerner qui, des parties, est réputé être professionnel et se doit, ou aurait dû, appliquer les règles de son Art et avoir assez d’expérience pour ne pas faire d’erreur sur les ordres de grandeur (les calculs d’un actuaire sont faux ou inadaptés si leur résultat diffère largement des résultats généralement constatés) ou sur les appréciations, chiffrées ou non (un conseil en recherche d’emploi qui suscite les fantasmes de son client ou les entretient avec un total manque de réalisme sur ses qualifications).
Il me paraîtrait préférable et plus rentable d’avoir de bons ingénieurs, par priorité à des ingénieurs parlant des langues étrangères ; ingénieur, c’est un titre mais c’est d’abord une profession et le titre devrait entériner l’aptitude à exercer ce métier, une directrice des études d’une grande école m’a dit qu’elle était d’accord et qu’il faudrait alors définir ce que c’est qu’un bon ingénieur.
Faites le premier test, il est simple pour un ingénieur ou même un expert ou, même, pour n’importe quelle autre fonction : énoncer les règles de l’art de l’activité qu’il pratique.
L’eût-elle fait qu’elle se serait aperçue que ses programmes manquaient de l’essentiel.
Une des difficultés fréquentes dans certaines entreprises est de reconstituer la chaîne des événements et des décisions : défaut de compte rendu des réunions, même de notes personnelles manuscrites ; manque d’information ou de comptabilité analytique, manque de mesure. Il faut chercher et il arrive que le carnet de poche du chef d’équipe soit mieux renseigné que les documents officiels. Un besoin nouveau pour l’entreprise : disposer de personnes sachant écouter, compter et écrire.
Au-delà du litige et de la question posée, on peut trouver de l’inattendu : l’hérésie d’une spécification européenne normalisée, l’imperfection de principe d’un matériel d’un constructeur réputé, l’inadaptation à la plupart des usages de matériels normalisés ; la carence de distributeurs réputés spécialistes, le travail lamentable sous les couleurs d’une marque internationale réputée, un constructeur de machines qui n’est qu’un technicien sans envergure technique, des contrats de travail délocalisés, etc. Certes, l’expertise judiciaire fait entrevoir les côtés noirs ; mais elle montre aussi tous les efforts qui restent à faire pour éviter les confusions entre affaires et affairisme, technique et bricolage.
Quelquefois au plan de l’éthique, on reste sur sa faim : des pièces de rechange d’automobiles occasionnaient des fuites d’huile, au point de vider le carter dans ce cas, un voyant rouge s’allume et la consigne est d’un arrêt immédiat ; que fait l’usager moyen ? Il continue à rouler et cela va vite à la détérioration du moteur ; l’usager se retournant vers le garagiste, l’assureur de celui-ci évoque la faute de l’usager, et celui-ci, convaincu de sa faute et de ce qu’il ne pourrait recevoir que le remplacement des pièces défectueuses s’en tient là… Le garagiste qui constate le mécontentement de sa clientèle change de fournisseur, et à la longue le marché s’assainit ; mais avec combien de victimes ? Le libéralisme inclurait-il implicitement la nécessité de procès à l’américaine ? Jusqu’à l’excès ?
Dans la famille et l’entreprise
En matière prud’homale, concernant les cadres supérieurs, on trouve les deux extrêmes : des cadres encroûtés dans leur cocon et leur position hiérarchique et d’autres qui dérangent ; mais l’analyse révèle des réalités surprenantes : l’archaïsme de la gestion de certains grands groupes, même financiers, la bouillie d’une gestion anglo-saxonne en coûts directs revue par un comptable français, la mise au placard avec des tâches les plus subalternes.
Le paroxysme de l’horreur se rencontre avec les affaires familiales, quand les parties se disputent pour des intérêts matériels, on y voit le tréfonds du bas de la nature humaine dans les divorces, il arrive que les reproches de tous ordres fusent intempestivement et violemment. Dans cette bagarre, si le monsieur peut être autoritaire à l’excès, la dame est souvent la plus acharnée et la plus subtile ; elle mettra les experts de son côté, notamment les psychiatres : le monsieur supporte mal les investigations du psychiatre, la dame est aimable ; ou bien, elle est plutôt dérangée, mais elle se soigne avec un confrère ; lui l’est beaucoup moins, mais il ne se soigne pas et il a tort.
Quelle chance de ne pas avoir rencontré ce genre de problème ! Que tout un chacun qui n’a pas eu à subir de tels errements connaisse son bonheur, s’en félicite et remercie encore et encore !
Les avocats jettent souvent de l’huile sur le feu, pour obtenir un jugement favorable à leur client : affreux quand les écrits tombent sous les yeux des enfants ; pour ma part, je me suis toujours efforcé de calmer le jeu ; avec des succès et des échecs, notamment, devant une situation abominable, j’ai essayé d’amener la partie la plus acharnée à plus de pondération avec l’accord de son avocate mais l’avocat, mari de celle-ci, a demandé mon remplacement ; la parole est volatile et la morale n’est pas sauve ; qu’en est-il de la Justice qui était bien mal partie ? Je ne sais, mais sans moi, merci.
Celui-ci a reçu un coup sur la tête, grave, quelques mois après il est cliniquement rétabli, mais incapable de mener une discussion difficile sans s’énerver. L’employeur le licencie. L’affaire vient au civil pour l’accident, aux prud’hommes pour le licenciement. Sera-t-il indemnisé deux fois ou pas du tout ?
Celui-là a été sorti de prison pour assister aux réunions d’expertise concernant un de ses employés, décédé dans un accident (et dont la déclaration d’embauche a été faite le lendemain de l’accident) : en évitant d’aborder certains points où les faits sont diaphanes et ne concernent pas l’accident, ses réponses sont franches et claires. Alors que cet autre, P.-D.G. bien en place après tous les abus possibles, y compris actes illicites dûment établis par notaire, ne fait que des réponses fausses ou évasives et poursuivra par une procédure pénale pour mettre en attente les procédures civiles où il était bien mal engagé.
Dans certains grands groupes, la vie se déroule sous le régime de la peur ; des cadres supérieurs mis sous pression avec des objectifs qui mettent sous pression des petits chefs, qui la répercutent ; la crainte du chômage induit une discipline de survie qui s’accompagne d’un manque complet d’initiative : l’essentiel est de ne pas faire de faute. Mais cet esprit règne aussi dans des PME, telle cette filiale d’un groupe étranger où le P.-D.G. a ouvert une réunion des cadres en disant » seuls survivront ceux qui seront capables de porter le message à Garcia » faisant de Rowan le paradigme du salarié : on lui donne un ordre, il remplit la mission sans chercher à la comprendre, en se débrouillant pour en trouver les moyens.
Les règles de l’expertise et leur respect
L’expertise répond à la question posée ; posée en fonction des éléments que détient celui qui la pose, mais pas forcément bien posée ; la finalité reste de donner des éléments significatifs permettant un jugement motivé. À moins que la question posée ne soit trop loin du problème, l’expert doit être assez subtil pour que le glissement ne permette pas aux parties de l’accuser d’aller ultra petita, au-delà de la demande, s’en tenir à la réponse à la question posée, stricto sensu, n’avancerait ni le juge ni les parties en effet. Dans ce cas, plusieurs années après, le litige est le même et la situation est bien plus détériorée. Tout est plus simple quand le juge a assez confiance dans l’expert en ne fermant pas sa question.
L’expert n’a pas à rentrer dans les questions juridiques ; voire… il ne s’agit pas de remettre au juge un torchon où le juge cherchera son bonheur, mais de ressortir les éléments techniquement et juridiquement significatifs ; il faut bien soulever le cas des clauses contractuelles techniquement abusives ou insuffisantes (par exemple, substituant une obligation de moyen à une obligation de résultat) et l’analyse d’une situation peut comporter des aspects juridiques sur lesquels il serait grave de ne pas attirer l’attention ; ne pas juger à la place du juge n’implique pas une innocence complète au plan juridique ; l’expert doit nécessairement avoir de bonnes notions sur le cadre juridique de sa spécialité comme l’a, nécessairement dans l’entreprise, un cadre de bon niveau.
La règle absolue, c’est le respect du contradictoire, apparemment mise en échec quand les parties ne peuvent plus se voir – les conseils les représentent, mais bien mal pour l’expert : ils ne savent pas – ou quand est nécessaire l’examen de documents qui ne peuvent être présentés à l’adversaire pour cause de confidentialité, notamment de concurrence, le contradictoire est préservé avec un accord préalable sur les opérations à effectuer (examen de comptabilité, de contrats, etc.) et un compte rendu soumis à discussion.
Dans ce cas la rédaction d’un pré-rapport est utile, pour que soit remis un rapport sur lequel les parties ont pu s’exprimer (et il est ainsi évité que les parties remettent valablement en question le rapport d’expertise), l’autre cas étant celui où l’expert est amené à faire des estimations.
Il existe aussi des parties de bonne foi ou presque, ce sont ceux-là que l’expert peut amener à conciliation ; le juge a cette mission mais peut difficilement l’assumer, le faire par pression n’étant pas de très bon aloi, l’expert ne l’a pas, mais a implicitement le devoir de la susciter, car il en a la possibilité en présentant aux parties un exposé clair des faits, de leurs causes et de la situation ; l’expérience le confirme car les parties de bonne foi (ou presque) savent qu’une affaire qui n’est pas close engendrera encore des soucis et des coûts, dont l’imputation à l’adversaire sera incertaine et au mieux partielle.
Cette vue des faits, des causes de la situation contractuelle, des montants en litige et des coûts et délais de procédure serait utile à une partie en litige avant d’entamer ou de poursuivre une procédure judiciaire car il y a souvent une pluralité de voies possibles, voies judiciaires ou préjudiciaires (expertise) ou médiation, arbitrage ou même encore mini-trial, solution américaine peu en usage en France, mais qui devrait avoir un avenir : pour les litiges entre grands groupes ce choix est important pour le coût, la rapidité et la probabilité de succès.
Par exemple un maître d’œuvre a pu se dégager d’un litige, auquel le maître d’ouvrage et le sous-traitant ont mis un terme par une sorte de minitrial, sans le formalisme américain, ce qui paraît regrettable pour les personnes du terrain concernées par le litige, pour autant que l’expression du point de vue de chacun soit nécessaire à vider une querelle.
Difficile la mission de l’expert, qui doit faire ressortir les éléments significatifs, éviter l’exhaustivité sans rien omettre d’essentiel, veiller à ses propres coûts, en relation avec le montant du litige (une cour d’appel évoque sur ce point les articles 249 et 147 du Nouveau Code de procédure civile).
C’est bien la raison pour laquelle certains experts refusent en avançant d’autres motifs, des affaires dans lesquelles le montant du litige n’est pas élevé ou les parties peu solvables ; et qui ne sont pas pour autant les plus faciles.
Parmi les travers d’experts, il y aussi l’habitude de répartir les responsabilités : un pourcentage de la casse pour chacune des parties plus ou moins impliquées, alors même qu’il existe une jurisprudence au moins du Conseil d’État : » Tous les faits qui ont concouru à la réalisation d’un dommage n’ont pas avec ce dommage un lien de causalité directe. » (président Odent) ; » Il faut ne retenir comme cause d’un dommage que l’événement qui au moment où il s’est produit portait normalement en lui le dommage. » (président Galmot) et encore » Il appartient au juge d’opérer un choix parmi toutes les conditions nécessaires et de ne retenir comme causes que celles qui lui paraissent liées au dommage par un rapport privilégié. » Il ne paraît pas anormal que l’entreprise à qui a été imputé un pour cent du montant du dommage poursuive la procédure ce qui remet en question l’ensemble du dispositif.
L’être Expert
Pour surmonter les difficultés qui se présentent, que faut-il pour être un expert digne de cette dénomination ?
- une maîtrise dans une ou plusieurs techniques (les tribunaux n’en reconnaissent pas plusieurs et rangent chacun dans une case) ; cela ne veut pas dire qu’il faut tout savoir mais qu’il faut avoir compris ce qui est essentiel, l’esprit, la philosophie de la technique ;
- une pratique réelle du terrain dans la technique, pour en connaître les arcanes et confirmer sa maîtrise ; il n’est de connaissance qui vaille que dans la pratique, la rencontre des difficultés ;
- un esprit d’analyse sans faille pour ne rien oublier d’important sans rechercher l’exhaustif, pour détecter le significatif ;
- de la modestie : qui peut se vanter de venir à bout d’une question difficile quelle qu’elle soit, même dans une technique bien connue?l’expertise demande un grand effort d’attention ;
- et encore de la modestie : l’expert ne juge pas même s’il fait ressortir des éléments probants ;
- une présence suffisante pour résister aux pressions de tous ordres des avocats, l’obstruction systématique, la tentative de débordement par des dires, l’impudence, voire même la menace à peine voilée et l’argumentation bien montée des meilleurs ;
- de l’indépendance ;
- pas trop d’intéressement au plan financier ;
- une bonne maîtrise de soi en présence de la multitude des intervenants : maître d’œuvre, sous-traitants, sous-sous-traitants, de leurs assureurs, des conseils techniques et des avocats de tous ces gens, chacun défendant âprement sa cause et attendant l’éventuelle faille, l’expert est seul ; cette solitude lui crée une obligation, un impératif de travail et de réflexion qui dépasse toute question de rentabilité, la solitude génère une force que ne connaissent pas ceux qui comptent toujours sur d’autres ;
- et, enfin, une expression claire, évitant l’excès de langage tout autant que la langue de bois ; écrire entre les lignes est un jeu subtil qui ne convient pas trop aux rapports d’expertise, la référence culturelle est bienvenue, pour peu qu’elle ne soit pas triviale et qu’elle illustre bien la situation.
Pour méditer sur l’expertise, de Victor Hugo » La vérité finit toujours par être inconnue « . (Il y a tout et le contraire de tout dans Victor Hugo.)
Notre temps
Mille pardons, je n’ai pu résister à la tentation d’analyser des problèmes essentiels de notre temps, et je vous livre quelques éléments de réflexion.
En un temps où l’économie domine et est mondiale, il faudrait sans aucun doute se demander en quoi nous sommes bons, plutôt meilleurs que les autres et orienter nos actions en conséquence ; j’ai l’impression que nous avons fait tout le contraire en restant sur des notions économiques dépassées et en cherchant ailleurs des vérités alors qu’il faudrait développer notre spécificité. Nous y viendrons, par force, avec le temps, s’il nous en reste une : mieux vaudrait prendre en main notre destin.
Les entreprises sont les moteurs de l’économie ; il faudrait substituer au traditionnel capital travail un dynamisme économique ; à mon sens notre premier handicap structurel est dans la fiscalité et la comptabilité des entreprises qu’il faudrait réformer, non point pour faire des cadeaux aux actionnaires avec un vain espoir de retour, mais pour obtenir une avancée économique dans un sens défini. Par exemple, il m’a toujours paru bizarre qu’on fasse absorber des charges (et faire ainsi apparaître des bénéfices) par des produits qui ne sont pas vendus.
Et si en passant, nous pouvions, enfin, faire plus simple ?
Un autre de mes étonnements : le monde libéral dans lequel nous sommes donne aux entreprises la possibilité de défendre leurs intérêts jusqu’au détriment de la collectivité, et interdit aux responsables des collectivités de gérer au mieux les intérêts de leurs mandants faute d’une structure convenable, ceux-ci se livrent à des gymnastiques qui peuvent les conduire à d’autres dérives.
Sans aucun doute, nous ne vivons pas dans un monde d’équité, mais dans un monde d’équilibre, équilibre variable, dont la variation permet des excès que le législateur réprimera avec du retard peut-être.
Il y a un équilibre entre le social et le libéral ; dans le cadre européen, inéluctablement l’équilibre des pays les plus avancés socialement se déplacera vers et jusqu’à celui des moins avancés ; cela n’est pas une appréciation de qualité.
Mais il est grand temps de dire quelles valeurs nous considérons comme essentielles pour laisser à nos descendants un monde pas trop moche.
Et, pour conclure
On nous parle de structures lourdes pour l’expertise de demain ; on voit se répandre des choses qui ressemblent à des machines à juger les hommes.
Il paraît heureux et souhaitable pour l’avenir que la Justice et l’Expertise demeurent des affaires d’hommes, avec leur conscience, leur curiosité et leur intelligence, malgré toutes les imperfections humaines.