Cérémonie de la remise des diplômes à la promotion 1994
Le 12 Juillet, les élèves de la promo 1994 ont reçu leur diplôme suivant le même excellent cérémonial que l’année dernière, où il s’était déroulé pour la première fois.
La délégation de l’A.X. à cette belle manifestation était conduite par Jean de Ladonchamps (54), vice-président.
À 15 h 30 à l’amphi Poincaré, après la Marseillaise jouée par l’ensemble instrumental de l’École, le général Novacq, directeur général de l’École, ouvre la cérémonie : félicitations (personne ne redoublera) et vœux aux élèves sortants. Attention : le diplôme d’ingénieur et le titre d’ancien élève de l’École sont certes prestigieux, mais ne sont en aucun cas un point final dans l’acquit des connaissances nécessaires à l’accomplissement d’une carrière digne de l’École au service de la Nation.
Puis, M. Yves Quéré prononce sa conférence : “ La Science, vérité et variété ”. On en trouvera le texte ci-après. Toujours la même élévation de pensée alliée à la même chaleur et la même simplicité, ce que nous connaissons bien et que nous apprécions toujours avec le même intérêt et le même plaisir – avec le même sentiment d’amitié vis-à-vis de cet ancien directeur général adjoint pour l’Enseignement, membre de l’Académie des sciences.
L’arrivée des professeurs conduits par Madame Hermann, professeur de physique, sous le regard de l’A.X. © J.-L. DENIEL/ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Remise des diplômes par les professeurs de l’École inaugurant leur tenue de cérémonie (robe noire avec parements écarlates et mortier assorti). Impossible de les citer tous, mais ils me pardonneront de remercier Benoît Mandelbrot (44), professeur à l’Université de Yale (U.S.A.) d’avoir accepté de se joindre à eux. Et remise des certificats d’aptitude de l’École aux élèves du Programme européen. Avec interventions musicales, toutes de très grande qualité. Puis-je citer sans faire de jaloux Alexandre Bayen (X 95), interprète au piano de l’Harmonie du Soir de Franz Liszt ?
Courte allocution du major 94.
Discours de clôture de Pierre Faurre, président du Conseil d’administration. Dernière cérémonie aux couleurs de la promo 94.
Puis des parachutes tombent du ciel : un moniteur tout en blanc, et, en grand U, deux officiers et six jeunes camarades. Pour tous, le retour au sol dans la cour des cérémonies a paru un véritable jeu d’enfant !
Sympathique dîner présidé par le général Novacq.
Et concert de clôture. Chef d’orchestre ? Julien Pouget, X 95, avec quelle maestria ! Interprètes ? Une grande majorité d’élèves et là aussi impossible de les citer tous.
Puis-je tout de même, sous mon entière et unique responsabilité, mentionner que Juliette Artru, trésokessier 94, fait partie des violons, que la flûtiste Thi Dinh (95) s’empare du piano avec autant de bonheur que Marie Gardes (95) au cours du Carnaval des Animaux de Saint-Saens et que Yves Quéré au violoncelle et Patrick Holiner au piano nous ont interprété un Cygne très émouvant. Dernière œuvre : la Valse triste de Sibelius. Mais rien n’était triste au cours de cette très belle journée à laquelle ont assisté de très nombreux parents, frères, sœurs (certaines sont venues de Dakar…) de nos camarades devenus anciens élèves (un brin de nostalgie ?) quand paraîtront ces lignes.
Marcel RAMA
Chers bientôt “ anciens élèves de l’École polytechnique ”,
Je me faufile, avant que vous receviez votre diplôme, dans ce dernier laps de temps où il est encore possible de vous dire plutôt “ Chers élèves de la promo 94 ”, et je vous recommande de savourer jusqu’à la dernière minute ce statut que vous avez encore pour quelques instants et auquel beaucoup d’entre vous, j’en suis sûr, songeront plus tard avec nostalgie.
Chers élèves, donc, étrangers et français, de la promo 94, vous avez souhaité que je m’adresse à vous aujourd’hui, ce en quoi vous m’avez touché, et aussi rassuré : j’y vois en effet l’indice de ce que vous ne m’en avez pas, ou pas trop, voulu de vous avoir abandonnés – certes en d’excellentes mains – lorsque j’ai été, selon l’expression consacrée, appelé à de nouvelles fonctions il y a un an et demi. Nous ne nous sommes donc pas beaucoup vus et pourtant vous avez beaucoup compté pour moi. C’est en effet pour votre promotion, en premier chef, que nous avons, Direction de l’École, Corps enseignant et élèves des promotions 92 et 93, préparé cette réforme de l’enseignement dont je veux croire qu’elle vous a été bénéfique. Elle avait pour ambition d’adapter mieux qu’auparavant votre scolarité à vos talents propres et à vos goûts profonds, notamment par la création de ces “Voies ”, nouvelles à l’École, de “ sciences expérimentales ” et de “ sciences de l’économie et mathématiques ”.
Si je vous ai peu vus, au moins ai-je eu le plaisir de vous accueillir lorsque vous êtes arrivés en ces lieux à l’automne 1995. Aussi ai-je envie de reprendre, comme en écho, ce que je vous disais alors, sachant que cet écho doit aujourd’hui s’enrichir en vous de nombreuses harmoniques nouvelles. Puissent celles-ci vous donner la mesure du chemin que vous avez parcouru ici.
Classicisme et vérité
Si ma mémoire est fidèle, je vous avais d’abord parlé du bagage, bien français, de classicisme que vous aviez reçu en partage et dont votre entrée à l’École avait dans une large mesure témoigné ; et je m’étais félicité de cette capacité, qu’assurément vous aviez, de faire passer, comme Descartes nous y convie, le monde réel au travers du filtre de l’esprit. Votre séjour à l’École vous aura donné mille excellentes occasions d’affiner ce classicisme, de le cultiver et, mieux, de le pratiquer lorsque, de vos Professeurs – que je salue ici cordialement – vous avez appris à dessiner, dans une nature rebelle et broussailleuse, ces magnifiques jardins à la française que sont nos grandes théories.
Les Sciences que vous avez cotoyées et (je l’espère) apprises ici auront ainsi été, le plus souvent, l’occasion d’une mise en ordre de notre monde et je ne doute pas que vous ayez été sensibles à la beauté qui s’y révèle lorsque l’homme en découvre la structure profonde et les grandes symétries, dialoguant avec lui dans sa propre langue qui est, selon le mot de Galilée, “ la géométrie ”.
Elle commence tôt, cette mise en ordre du monde. J’ai envie d’en dater la naissance, poétiquement, ou symboliquement, en ce fameux jour – le sixième – où Yahvé ordonne à Adam de nommer (“ nommer tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la Terre ” ; Genèse, Chap. II). Nommer est en effet l’embryon de ce travail immémorial de l’esprit que nous appelons la science et par lequel nous ordonnons le “ Grand Tout ” qui nous enveloppe, nous l’observons, nous le mesurons, et finalement, nous le décrivons et parfois même l’expliquons1. C’est dire, au passage, combien la science a partie liée avec le langage2. Tous deux nous donnent à naître au monde, tous deux nous apprennent que celui-ci n’est pas qu’un amoncellement absurde d’objets épars mais qu’il est bien ce Tout au cœur, mystérieux, duquel nous avons appris à déceler un sens.
Benoît Mandelbrot a le sourire. Derrière lui, en partie caché, Monsieur J.-L. Basdevant, président du Département de physique. © J.-L. DENIEL/ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Cette culture du classicisme, et de son beau champ d’application qu’est la science, que nous enseigne-t-elle, quelle marque laisse-t-elle en nous ? Avant tout, le goût de la vérité. Face à l’antique question d’un Pilate mitourmenté, mi-ironique : “ qu’estce que la vérité ? ”, vous savez que nous restons souvent cois, tant les exubérances souvent contradictoires de nos savoirs semblent estomper le concept du vrai et comme le dissoudre, laissant libre champ au doute mondain et, pire, aux pseudo-savoirs et aux parasciences. Vous, en revanche, savez pour toute votre vie qu’une forme indéniable qu’elle est mieux cachée dans les replis du monde, d’autant plus belle qu’elle exige de nous plus d’effort pour la révéler, tels ces superbes minéraux que l’on découvre dans les géodes, et d’autant plus aimable qu’elle nous aide à dessiner les imprécises frontières de notre liberté. Ainsi, parmi ces durs diamants de vérité que vous avez récoltés ici, l’unicité du code génétique, ou l’équation de Schrödinger, ou le théorème de Bernoulli, exemples parmi tant d’autres, structurent-ils – sans épuiser toutes les réalités du monde, tant s’en faut, – notre horizon mental. Ainsi nous donnent- ils la clé d’une partie de ce qui est vrai et, en tous cas, de ce qui ne l’est pas. Ainsi nourrissentils en nous la nécessaire rigueur et l’impérieuse honnêteté sans lesquelles la science serait vaine et vain notre classicisme. Ainsi nous incitent-ils à éviter, ou à récuser, ces sentences molles, faussement libératrices, mais si souvent entendues, que sont les “ À chacun sa vérité ”, “ J’ai bien le droit de penser ce que je veux ”, “ La vérité, c’est ma liberté ”, sans parler de l’inévitable “Tout est relatif ”.
Voilà donc quelques-uns des atouts décisifs, intellectuellement et moralement, que vous confèrent cette culture classique et la conscience d’une vérité, qui en est la fille toute naturelle.
Romantisme et variété
Mais, ce jour lointain de 1995, je crois vous avoir également invités au romantisme. Puis-je revenir aujourd’hui sur cette recommandation pour la préciser et, peut-être, l’amplifier ? Je dois pour cela convoquer à nouveau Hamlet à qui j’avais, me semble-t-il, emprunté non pas une définition, mais cette porte d’entrée au romantisme qu’il ouvre lorsqu’il déclare à son ami : “ Il y a bien plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut rêver toute ta philosophie ” ; et donc re-commenter brièvement, à la lumière des deux années que vous aurez passées ici, ce “ more things in heaven and earth ” de Shakespeare.
Ce “ more things ”, il désigne d’abord, bien sûr, les objets et les phénomènes de la nature, notamment ceux que vous avez découverts en ces murs. Sans doute avezvous été frappés par la profusion des signes qu’elle nous donne comme si elle voulait à la fois brouiller les pistes des explorateurs que nous sommes et, dans le même temps, se faire connaître d’eux. Cette conscience que nous avons désormais de la complexité (vous vivrez avec ce mot qui fait florès dans le langage scientifique contemporain) est relativement récente. Citons ici un extrait de la préface que Biot, éminent savant, polytechnicien de la promo 1794, donnait à son cours de Physique en 1821 : “ … Tel est le caractère d’une science faite, stable et impossible à renverser… La physique n’est peut-être pas encore parvenue à ce point de rigueur dans toutes ses parties ; mais elle l’a déjà atteint pour plusieurs d’entre elles ; et la progression rapide avec laquelle elle se complète tous les jours peut faire regarder l’époque de sa stabilité entière comme peu éloignée de nous (3) ”. Vision candide d’une science proche de sa complétude à quoi répond à la fin du siècle le directeur du Bureau américain des brevets, Charles Duell, qui déclare en 1899 : “ Everything that can be discovered has been discovered ”.
Nous n’avons plus ces naïvetés surannées et c’est une belle découverte des récentes décennies que d’avoir compris la concomitance d’une certaine simplicité des lois et du vertigineux embrouillamini des phénomènes. Nous savons que le monde n’est pas actuellement “ compris ” mais qu’il commence seulement à être “ décrit ” et qu’il reste en majeure partie, devant nous, à être découvert. Biot, Duell, et tant d’autres, auraient sans doute été plus mesurés dans leur foi en la complétude de la science et des techniques s’ils avaient pris ce beau mot de “ nature ” à la lettre. Participe futur féminin de nasci, naître, natura désigne moins ce qui existe que ce qui est à naître, ce qui doit advenir. Mot-clé de la science, comme du romantisme, il requiert donc de nous une tension vitale vers l’avenir, exprime une irrésistible invitation à découvrir, et contient en lui tout à la fois la tendresse qui nous attire vers le nouveau-né dont nous savons qu’il est mais ignorons ce qu’il sera, et la candeur qu’il attend de nous. “ Il faut l’ingénuité de l’enfant, nous dit ce chantre du romantisme allemand qu’est Novalis, pour étudier la nature ”. Ce sera cela votre romantisme : chérir, sans l’asservir, ce monde qui est “ à naître ”.
Caroline Aigle (94) va toucher terre.
© J.-L. DENIEL/ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Mais, à l’évidence, ce “ more things ” recouvre bien plus que les seuls objets, ou phénomènes, naturels qui nous entourent. Il désigne aussi le tissu de la vie et les êtres avec qui nous la parcourons et nous rappelle l’insondable richesse et l’inépuisable diversité de l’Homme. Écoutons à nouveau Hamlet, un peu plus loin, à l’acte II, s’émerveiller : “ What a piece of work is a man ! How noble in reason ! How infinite in faculties ! … How express and admirable ! ”. Vous aurez noté cette rafale de points d’exclamation, que j’ose appeler ici des points d’admiration. Au point d’interrogation et au point d’exclamation qui ponctuent nos langages et résument notre science – laquelle n’est que la suite alternée des questions que nous posons à la nature et des étonnements que suscitent nos découvertes – est-il interdit d’ajouter le point d’étonnement, mais aussi le point de considération, le point de respect et le point d’admiration ? Rêvons d’une langue qui les adopterait tous et du peuple qui apprendrait à les pratiquer.
C’est donc à la découverte de cet immense gisement des facultés de l’homme que, d’une certaine façon, le romantisme vous convie, comme il vous convie au refus des classifications réductrices et paresseuses en catégories humaines, auxquelles vous serez parfois tentés de recourir. Votre romantisme, ce sera votre faculté d’aller au devant des êtres avec cette candeur que réclame Novalis et avec cette foi a priori en la richesse, souvent cachée, de l’Autre. Et votre récompense, ce sera de voir se démultiplier les capacités de ceux que, en les révélant à vous-mêmes, vous aurez ainsi aidés à se révéler à eux-mêmes.
Une antithèse à dépasser
Alors, classiques ou romantiques ? Fidèles à l’idée de vérité, ou sensibles à la variété du monde ? Bien sûr, vous l’avez deviné, il faut que vous soyez l’un et l’autre. Ne donnons pas cependant trop de corps à une antithèse sans doute superficielle. Si je l’ai utilisée, si j’ai spécifié ces deux portes d’accès à la connaissance, c’est pour vous rappeler que vous disposez, chacun d’entre vous, de plusieurs registres pour vous exprimer, et qu’il conviendra toujours d’en jouer simultanément. Et c’est surtout pour vous inciter à trouver, chacun, votre manière de tracer votre voie ; de vénérer la vérité ; de chérir la variété ; de laisser s’exprimer votre imagination ; de manifester vos capacités de création ; de trouver une harmonie entre le monde des objets et celui des idées, entre le monde des idées et celui des sentiments ; et de cultiver ce talent, le dernier mais pas le moindre, de vous faire respecter par les autres, mais dans la seule mesure où vous les respecterez vous-mêmes.
Si l’École, par ses enseignements et par les activités que vous y avez menées, a su vous aider à trouver vos chemins dans le labyrinthe complexe et beau de la vie, alors elle a joué son rôle. Alors, elle peut maintenant vous remettre un diplôme qui soit non un titre de sortie mais un billet d’entrée ; non ce qui ne ferait de vous que des “ anciens élèves ”, mais ce qui vous tiendra lieu d’inauguration, ou de porche, pour une vie que je vous souhaite toute dédiée à la création, à l’humanisme, à la science, à l’amour de la vérité du monde comme à celui de son infinie variété.
Yves QUÉRÉ
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1. Nous continuons à nommer, chaque année, des centaines d’espèces minérales, végétales, animales… nouvelles, situant sans conteste cette activité dans le corpus de la science.
2. De ce lien, nous avons une confirmation concrète de la bouche des instituteurs qui participent à “ La main à la pâte ”, cette opération, conçue par Georges Charpak et lancée en 1996 par le ministre de l’Éducation nationale, qui instaure, à titre expérimental, un enseignement des sciences de la nature à l’école primaire. Tous confirment que la maîtrise, orale et écrite, de la langue par les enfants est très positivement influencée par la pratique des sciences laquelle, par la description des expériences, aussi modestes soient-elles, oblige l’enfant à choisir les mots précis, à construire un raisonnement, et à structurer sa phrase. (La main à la pâte, les Sciences à l’École primaire, ouvrage collectif, Flammarion, 1996).
3. J.-B. Biot, Précis élémentaire de physique expérimentale, Paris 1821.