Cérémonie de la remise des diplômes à la promotion 1996
La remise des diplômes aux élèves de la promotion sortante a eu lieu le 10 juillet à Palaiseau. Philippe Wolf (78), directeur des études, en était le chef d’orchestre.
Après l’ouverture de la cérémonie à l’amphithéâtre Poincaré par le général Novacq (67), directeur général, M. Alain Finkielkraut, écrivain, professeur à l’École, prononça une conférence remarquable publiée ci-après.
Puis furent remis :
- aux élèves de la promotion 96 leurs diplômes,
- aux élèves du programme international leur certificat d’auditeur,
- à neuf docteurs de l’École polytechnique leur prix de thèse.
L’après-midi fut rythmé par trois interventions musicales d’élèves de la promotion 97 : Emmanuel Naim au piano, Jean-Christophe Sampson à la flûte et Laurent Tellier (baryton) avec Guillaume Autier (piano).
Jean-Paul Gillyboeuf (62), ingénieur général de l’Armement, viceprésident de l’A.X., remit ensuite les prix Poincaré et Camille Jordan à Jean Huby et Philippe Sauvage, sortis major et second de la promotion 1996.
Son allocution suivie de celle de Jean Huby sont reproduites ci-après.
Pierre Faurre (60), membre de l’Académie des sciences, président du Conseil d’administration de l’École polytechnique, conclut alors la cérémonie.
Mais la journée n’était pas terminée : elle comporta encore une cérémonie des couleurs avec quelques mots chargés d’émotion du commandant Wierzbicki, commandant de la promotion, une arrivée d’une dizaine de parachutes (élèves et moniteurs), un vin d’honneur, un dîner, et un concert organisé par Musicalix avec la participation d’élèves de l’École dont le programme était :
- Schubert : Le pâtre sur le rocher
soprano : Alice Patou (97), clarinette : Stéphane Afchain (97), piano : Guillaume Autier (97). - Concerto pour flûte et orchestre de Mozart
soliste : Jean-Christophe Sampson (97). - Pierre et le Loup de Prokofiev
récitant : Thomas Mulliez (97).
Solistes et orchestre étaient placés sous la direction de Patrice Holiner.
Une bien belle manifestation dont on doit féliciter les acteurs et tous ceux qui les ont aidés !
Intervention de l’ingénieur général de l’Armement Gillyboeuf
Monsieur le Président,
Mon Général, Mesdames,
Messieurs, chers Camarades,
Comme chaque année, lors de cette cérémonie de remise des diplômes, l’Association des anciens élèves de l’École polytechnique, l’A.X., distingue ceux qui ont obtenu le meilleur classement en remettant les prix Poincaré et Jordan respectivement au major et au second de la promotion sortante.
Le Président de l’Association n’étant pas disponible, c’est pour moi un plaisir et un honneur de le remplacer pour décerner ces prix en tant que vice-président de l’A.X.
Auparavant, je saisis l’occasion qui m’est donnée pour, en quelques mots, vous parler de cette association. L’A.X. est une association amicale qui a été créée pour maintenir et développer les relations de camaraderie, d’amitié, de solidarité, de communauté d’intérêt et d’échanges entre tous les anciens de l’École quelle que soit leur promotion. On parle souvent de la grande famille polytechnicienne ; comme toute famille, elle se doit d’entretenir les liens entre ses membres, de soutenir, d’aider, d’apporter secours à ceux que la vie n’épargne pas et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense. Elle se doit aussi d’entretenir les valeurs qui nous ont été inculquées à l’École et de contribuer au rayonnement de celle-ci.
L’A.X. est donc à sa place en faisant valoir son point de vue sur la vie et l’avenir de l’École, en restant certes vigilante mais en apportant aussi son soutien à tous ceux qui œuvrent pour que l’X maintienne et développe son niveau d’excellence tout en s’adaptant aux besoins d’un monde en profonde évolution en particulier en s’ouvrant vers l’international.
Cette association amicale ne vit que par l’action, l’engagement de ceux qui en font partie, elle est toute prête à vous accueillir au moment où vous quittez le statut d’élève pour devenir pour le reste de votre vie des anciens élèves.
C’est en tant que représentant des anciens élèves de l’X que je vais maintenant remettre le prix Henri Poincaré à votre major de sortie Jean Huby, puis le prix Camille Jordan à Philippe Sauvage, deuxième du classement.
Henri Poincaré, major d’entrée de la promotion 1873, est un des plus grands mathématiciens de tous les temps, il fut professeur à la Sorbonne à 31 ans et membre de l’Académie des sciences à 32 ans. Ses travaux ont porté sur l’analyse mathématique, la géométrie, la mécanique, la physique mathématique, le calcul des probabilités, la mécanique céleste. C’est un des grands noms prestigieux de la famille polytechnicienne.
Jean Huby, je vous remets le prix Henri Poincaré qui comporte l’ensemble de ses œuvres.
Camille Jordan a précédé Henri Poincaré de dix-huit ans, il fut major d’entrée de la promotion 1855 et lui aussi un grand mathématicien. Il fut professeur à l’École et membre de l’Académie des sciences à 43 ans. Ses travaux ont porté sur l’algèbre, l’analyse et la théorie des groupes.
Philippe Sauvage, je vous remets le prix Camille Jordan avec l’ensemble de ses œuvres.
Je vous félicite tous les deux pour les brillants résultats que vous avez obtenus. À vous tous, membres de la promotion 1996, je souhaite que la vie vous apporte un plein épanouissement sur le plan personnel et familial, une pleine réalisation sur le plan professionnel à la mesure de votre engagement et de votre exigence éthique.
Pour terminer, je vous propose de méditer cette pensée de Montesquieu : Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux.
Et sachez que tous les anciens élèves vous accueillent avec joie et amitié !
Allocution de Jean Huby, major de la promotion 96
Après, en tel train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du jour, ains tout son temps consommoit en lettres et honeste sçavoir.
L’avouerai-je… Les passages dans lesquels Rabelais décrit l’éducation de ses géants me fascinent. Parce que l’effet d’exagération me fait rire, bien sûr. Mais cette boulimie de connaissances, ce désir de science universelle appellent aussi en moi l’écho d’une certaine émotion. Et dans cette courte allocution dont le simple but est de parler de mon expérience, avec autant de subjectivité que de sincérité, je voudrais surtout remercier l’École d’avoir satisfait – parfois rassasié – mon appétit de savoir.
Chacun le sait et le dit : l’enseignement dispensé dans ces murs est de haute qualité. Quoi d’étonnant, puisque le corps enseignant regroupe les meilleurs spécialistes des différentes disciplines ? Quitte à manquer d’originalité ou à passer pour un vil flatteur, je voudrais à mon tour remercier ces chercheurs qui sont aussi des pédagogues, ces grands noms de la science et des lettres qui ont su se mettre au niveau des néophytes que nous sommes, nous rendre accessibles des sujets ardus, et nous faire goûter un peu à la substantifique moelle.
C’est à dessein que j’associe les sciences et les lettres et, fils de germanistes, je n’aurai garde d’oublier les langues vivantes. Gargantua n’écrit-il pas à son fils : J’entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement ?
Parfaits chevaliers, nos géants pratiquent un grand nombre de sports. Parfaits chevaliers, mais aussi humanistes pour lesquels l’effort physique est le complément indispensable de l’effort intellectuel. Pour prendre conscience de la parenté qui unit toutes les matières enseignées ici, il suffit de voir combien les moniteurs de sport, par leur compétence, leur dynamisme et leur dévouement, ressemblent aux autres professeurs.
Lieu d’étude, notre campus est aussi un lieu de vie. Grâce à l’ambiance excellente qui régnait entre nous, je garderai de ces deux ans le meilleur souvenir et, je crois, des amitiés durables. Merci à ceux de mes camarades qui ont dépensé leur temps et leur énergie pour animer la vie de promotion, à la Kès, dans les binets, au bobar.
S’il faut retenir une image marquante, j’évoquerai Xavier Barbaro, infatigable Sisyphe hissant l’Info Kès sur la voie de la qualité ; un regret : qu’une appendicite intempestive m’ait empêché de profiter du WED (week-end de désintégration). Merci au commandant Wierzbicki, qui a su aller au-delà des simples rapports hiérarchiques et nouer avec la plupart d’entre nous des relations cordiales.
Une crainte me vient… À trop insister sur ce que l’École m’a offert, je risque de donner de moi l’image d’un consommateur égoïste. Aurais-je un peu vite oublié que l’effort consenti par l’État pour nous former suppose une contrepartie, qu’il nous faut en quelque sorte le mériter.
Qu’on y voie plutôt l’expression d’une certaine retenue. Savoir à quel “ modèle ” de polytechnicien nous aspirons à ressembler est affaire de choix personnel. Parlerai-je de mon admiration pour les ingénieurs de Jules Verne, figures de la compétence technique, de l’industrie au sens noble du terme ? Dirai-je que la sobriété de notre uniforme rappelle un peu pour moi les hussards noirs de la République ? D’autres se référeraient à d’Estienne d’Orves, Joffre, ou Poincaré.
De même, je manque de recul pour apprécier si cette formation me prépare efficacement aux métiers que j’exercerai à l’avenir. Certes passionnante, n’est-elle pas un peu trop théorique ? Devons-nous être fiers ou heureux d’avoir passé notre jeunesse à apprendre tout ce qui ne nous servira pas ?
Le débat n’est pas ancien : tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Pour ce qui est plus un épilogue qu’une conclusion, je m’effacerai donc derrière La Bruyère – citer de bons auteurs n’est-il pas le meilleur moyen de plaire et toucher quand on manque soi-même de talent ?
Il y a, lit-on dans Les Caractères, une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l’érudition.
Un peu plus loin :
Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d’affaires ; je ne lui confierais l’état de ma garde robe ; […] Il sait le grec, c’est un grimaud, c’est un philosophe. Et en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec, et par cette raison était philosophe. Les Bignons, les Lamoignons étaient de purs grimauds : qui en peut douter ? Ils savaient le grec. Quelle vision, quel délire au sage, au judicieux Antonin, de dire qu’alors les peuples seraient heureux, si l’empereur philosophait, ou si le philosophe ou le grimaud venait à l’empire !
Conférence du Professeur Alain Finkielkraut
Réparer les oublis de l’intelligence
Lorsque j’étais lycéen, mon père voulait me voir emprunter la voie royale – math élém, grandes écoles – qui menait au métier d’ingénieur.
Ingénieur en quoi ? Peu lui importait. Le prestige de cette carrière tenait à son abstraction, à son intransitivité même. L’air tonique des trente glorieuses soufflait alors sur le pays. La croissance battait son plein. La technique appuyée sur la science accomplissait des miracles et bâtissait notamment le pont de Tancarville. Dans tous les domaines, le vieil homo Faber achevait de se transformer en manipulateur de symboles.
L’ingénieur régnait sur les choses, parce qu’il n’habitait pas le monde des choses, mais celui des algorithmes.
Sa compétence n’était pas réductible à une profession particulière. Mon père, qui dirigeait avec son frère un atelier de petite maroquinerie, voulait que je sois partie prenante de cette grande mutation. À lui, les coupeurs et les façonniers ; à moi l’avenir, c’està- dire le saisissement de la matière par les opérations de l’esprit.
Je n’ai pas répondu à son attente. Par inclination, mais aussi par soustraction, j’ai opté, dès la terminale, pour les lettres et la philosophie.
J’aimais la littérature et les sciences ne m’aimaient guère, surtout celles que l’on confédérait sous la dénomination demeurée pour moi opaque et effrayante de “ physique-chimie ”.
Et voici que, plus de trente ans après ce choix définitif, l’École polytechnique me demande de prononcer le discours de remise des diplômes. Certes, féliciter des ingénieurs, cela ne fait pas de moi un ingénieur. Mais en participant à cette cérémonie, j’ai le sentiment qu’une ruse du destin m’a conduit là où mon père souhaitait que j’aille, alors même que je suivais la voie opposée à l’injonction paternelle.
Il n’est plus là pour voir son vœu paradoxalement exaucé, mais c’est à lui que je pense maintenant, et c’est en son nom que je voudrais remercier l’École de l’honneur qu’elle me fait.
Honneur auquel je suis d’autant plus sensible qu’il ne va pas de soi. Il serait naïf de croire, en effet, que la culture générale est un espace apaisé où les sciences conspirent avec les lettres à former un homme aussi complet que possible. La réalité est moins idyllique, et le problème ne tient pas seulement à la difficulté grandissante d’être fort en tout : il y a, entre les deux filières principales de la formation et du savoir, un différend qui remonte à Galilée, c’est-à-dire au geste inaugural des Temps Modernes. Dans L’Essayeur, un texte écrit en 1623, Galilée répond en ces termes à la conviction exprimée par un nommé Sorsi qu’en philosophie il est nécessaire de s’appuyer sur l’opinion d’un auteur célèbre, et que notre pensée, si elle n’épouse pas le discours d’un autre, doit rester inféconde et stérile.
“ Peut-être croit-il, écrit Galilée, que la philosophie est l’œuvre de la fantaisie d’un homme, comme L’Iliade ou le Roland furieux, où la vérité de ce qui y est écrit est la chose la moins importante. Il n’en est pas ainsi, Signor Sorsi. La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant vos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. ”
Ce qui naît donc avec Galilée, c’est le clivage entre la mathématisation du monde et tout le reste qui est littérature. La science devient l’unique détentrice de la raison et l’exclusif langage du vrai. Hors d’elle, il n’y a que les caprices et les rêves, les émotions et les divagations des subjectivités singulières.
Science objective, littérature subjective : nous n’en avons pas fini avec l’inégalité d’un tel partage, comme le montre cet échange – qui date de 1990 – entre le Premier ministre d’alors et les journalistes du Monde de l’éducation qui l’interrogeaient sur la réforme de l’enseignement mise en chantier par son gouvernement, et plus précisément sur la raison pour laquelle il avait préféré une loi d’orientation à une loi de programmation.
“ Quiconque a un peu de culture budgétaire sait que les lois de programmation sont une des formes évoluées de la poésie” répondit avec une ironie toute galiléenne l’hôte de Matignon. Si c’est par le calcul et le calcul uniquement que doit être résolue l’énigme de l’être, alors il dévient légitime et même inévitable de faire de poésie un synonyme d’élucubration.
Et puis, ce que les sciences démontrent avec leurs résultats, leurs conquêtes et leurs triomphes, c’est que la vérité, comme disait déjà Bacon, est fille du Temps et non de l’Autorité. Les scientifiques ont délogé les Anciens de leur position surplombante et fondé sur l’histoire cumulative de leurs découvertes comme de leurs inventions, la croyance dans l’avancée générale de l’esprit. Or à ce progrès expérimentable et démontrable, la culture littéraire fait en quelque sorte exception.
Les innovations pleuvent sur nous et attestent, comme le disait, après Bacon, Pascal que les “ Anciens formaient l’enfance des hommes proprement ”. Mais les œuvres d’art et de pensée ne se laissent pas ranger dans cette ligne évolutive. Elles ne forment pas une série, elles ne s’empilent pas comme des pièces de monnaie, elles ne se succèdent pas comme les bornes d’une route ; elles sont, dit Péguy, “ comme un concert de voix qui souvent concertent et quelquefois dissonent, et qui résonnent toujours ”.
Ni fille du Temps, ni fille de l’Autorité, la vérité dont elles sont porteuses instaure entre les hommes d’époques différentes une conversation silencieuse et une contemporanéité véritable.
Ces divergences dans l’approche de la réalité et de la temporalité ont conduit le physicien et romancier Charles Percy Snow à proclamer en 1959 le schisme de la culture : scientifiques et littéraires, disait-il, forment deux mondes étanches, étrangers, et même hostiles l’un à l’autre.
Et l’abîme n’a pas été comblé. La vie intellectuelle reste scindée en deux groupes distincts, comme en témoigne la toute récente et très médiatisée affaire Sokal.
Au printemps 1996, une revue américaine d’avant-garde, Social Text, publiait un article majestueusement intitulé : Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique.
Dans ce texte abscons, pompeux et bardé de références françaises, l’auteur, professeur de physique à l’université de New York, dénonçait la longue hégémonie exercée sur la pensée occidentale par le préjugé selon lequel il existerait un monde extérieur à notre conscience. Affirmant au contraire que le donné se présente d’emblée en tant que signification, que rien ne se donne au sein de l’expérience humaine qui ne soit déjà mis en forme par une culture particulière, Allan Sokal plaidait pour la multiplication, les perspectives.
“ L’enseignement de la science et des mathématiques, écrivait-il, doit être purgé de ses caractéristiques autoritaires et élitistes et le contenu de ses sujets doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques. ”
Un mois plus tard, Sokal dévoilait le pot aux roses : son article était un canular, une parodie du style et de la pensée postmoderne en vogue dans les départements de littérature américaine des campus.
Le scandale fut énorme. Et je dois dire que lorsque j’ai eu vent de l’affaire, ma première réaction – ni très patriotique ni très corporatiste – a été de dire : “ Bravo ! bien joué ! ” Que les lettres disputent aux sciences leur monopole sur la vérité – qu’elles disent avec Péguy que les sciences dévoilent un vrai du réel mais non le seul vrai du réel – c’est bien, c’est même indispensable ; mais que les littéraires recourent à un vocabulaire scientifique dont ils ne maîtrisent absolument pas le sens pour subjuguer leur lecteur et pour dissoudre toute vérité comme toute réalité dans la pluralité indépassable des idiomes et des constructions culturelles, ce n’est pas une apothéose, c’est une abdication pure et simple : s’il n’y a pas de référent, alors tous les codes se valent ; si rien n’est vrai, si rien n’est donné, tout est égal. Et si tout est égal, tout devient possible : le positivisme se voit ainsi.
Ainsi défié par le nihilisme, c’est-à- dire par un adversaire beaucoup plus dangereux que lui, ne fût-ce que parce qu’il nous laisse totalement désarmé devant un développement technologique dont les manipulations et les modifications de la nature ont un lien désormais très problématique avec la belle idée de progrès.
Mais Sokal n’en est pas resté à cette salutaire démystification. Avec un collègue – Jean Bricmont – il a publié un livre Les impostures intellectuelles, où il ridiculisait tous les penseurs français qui, de Deleuze à Baudrillard ou à Régis Debray, faisaient un usage approximatif, désinvolte ou contestable des dernières découvertes en sciences.
La blague devenait beaucoup moins drôle. Le canular virait au règlement de comptes. Bien sûr que les fractales et les trous noirs ont donné lieu à des métaphores hasardeuses. Mais ces mots dans leur emploi légal ne sont-ils pas déjà des traductions métaphoriques d’une réalité qui se dérobe de plus en plus à toute représentation ? Des physiciens nous confient que les trous noirs ne sont ni des trous ni noirs. Alors…
Et puis dans les dernières lignes de l’ouvrage, le sarcasme cède la place à l’élégie, et les deux auteurs nous invitent à nous souvenir “ qu’il y a bien longtemps, il était un pays où des penseurs et les philosophes étaient inspirés par les sciences, pensaient et écrivaient clairement, cherchaient à comprendre le monde naturel et social, s’efforçaient de répandre ces connaissances parmi leurs concitoyens et mettaient en question les iniquités de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières et ce pays était la France ”.
Rayonnante époque, en effet, et qui avait le charme des commencements.Les philosophes, alors et ici, étaient d’autant plus inspirés par les sciences que les sciences étaient elles-mêmes inspirées par un grand projet philosophique : maîtriser la nature et réorganiser la société pour améliorer le sort des hommes. Les premiers modernes ont, à l’encontre de toutes les sociétés antérieures, érigé la peur de la mort en passion légitime et même en passion fondatrice. Philosopher, ce n’était plus apprendre à mourir, c’était œuvrer au renforcement de la vie. Hobbes a fait reposer l’État sur le droit de chacun à sa propre conservation. Descartes n’a voulu rendre l’homme “comme maître et possesseur de la nature ” que parce qu’il tenait la santé pour “ le premier bien et le fondement de tous les autres en cette vie”.
Et Les lumières ont mobilisé tous les savoirs au service du combat pour le bien-être d’une humanité libre. Ce projet reste, à n’en pas douter, le nôtre. Lorsque, arrivé à un certain âge, on fait des examens médicaux et que le spécialiste consulté nous rassure, on est d’accord avec Woody Allen pour dire “ The most beautiful words in the English language are not : I love you, but it’s benign ”.
Autrement dit, nous restons modernes, en ceci que, pour nous, celui qui soulage a remplacé celui qui sauve. Et le soulagement, nous ne l’attendons pas de la médecine seulement mais de l’application générale des sciences à l’existence.
On ne peut cependant pas opposer au relativisme postmoderne (et parisien) un pur et simple retour aux Lumières françaises. Il nous faut prendre acte d’une peur nouvelle et lui donner droit de cité bien qu’elle ne puisse être traitée ni même appréhendée dans les catégories de l’Aufklärung. Cette peur a trouvé chez le philosophe Hans Jonas sa formulation la plus frappante : “Ce n’est plus comme jadis la nature, mais notre pouvoir sur elle qui désormais nous angoisse et pour elle et pour nous. ”
Deux cultures, deux peurs. Peut-être. Il est, en tout cas, difficile de savoir à quelle peur se vouer, quelle angoisse écouter dans le monde tel qu’il va.
Prenons l’exemple tout récent du poulet à la dioxine. On a trouvé de très fortes concentrations de ce produit chimique hautement cancérigène dans des animaux nourris avec les farines animales livrées par une entreprise située en Flandres.
Cette découverte a provoqué une très forte émotion et la peur qui a parlé la première est la peur pour la vie des hommes, en l’occurrence des consommateurs. On a donc cherché très vite le lieu du dysfonctionnement pour que tout fonctionne à nouveau sans accroc ni problème.
Cependant ne devrait-on pas aussi laisser parler l’autre peur, celle qui s’inquiète non des dysfonctionnements mais d’un monde où rien n’existe qu’à titre de fonction, où la nature est abolie par l’ingénierie et où les hommes augmentés de leurs prothèses ne vivent qu’entourés des produits de leur fabrication.
Les images furtives de l’élevage en batterie qu’on nous montrait pour illustrer le scandale du dysfonctionnement exhibaient en fait, et comme à leur insu, l’horreur du fonctionnement total et elles m’ont rappelé ces pages extraordinaires de Claudel :
“ L’habitant des grandes villes ne voit plus les animaux que sous l’aspect de la chair morte qu’on lui vend chez le boucher. La mécanique a tout remplacé. Et bientôt ce sera la même chose à la campagne. Les animaux faisaient l’alliance entre la terre et l’homme (…). Maintenant une vache est un laboratoire vivant qu’on nourrit par un bout et qu’on trait, à l’électricité, par l’autre. Le cochon est un produit sélectionné qui fournit une qualité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée et gavée scientifiquement. Sa ponte est devenue mathématique. Chaque espèce est élevée à part et en série. Et voilà la cinquième plaie : tous les animaux sont morts, il n’y en a plus avec l’homme. ”
Le constat douloureux de Claudel ne saurait suffire à congédier un projet moderne qui n’a pas encore tenu toutes ses promesses et qui n’a pas fini de nous soulager de nos misères. Mais au moins redonne-t-il une actualité inattendue à la maxime d’Héraclite, l’un de ces Anciens que Bacon et Sokal prenaient pour des enfants : “ Il faut craindre la démesure plutôt que l’incendie. ”
En tout cas, le dualisme tranchant des Lumières auquel Sokal voudrait nous voir revenir n’est plus en prise sur les problèmes du temps. Pas question bien sûr de baisser la garde : il y a aujourd’hui, il y aura demain des batailles à mener contre l’obscurantisme, et les charlatans de toutes sortes n’ont pas fini d’exploiter la crédulité des masses comme – parfois – des intellectuels.
Je me dis néanmoins qu’aux brillants élèves qui reçoivent aujourd’hui ce diplôme bien mérité, la littérature, la philosophie et tout ce que l’École rassemble sous le nom courageusement inactuel d’Humanités, ont aussi appris à se mettre à la place des autres – fussent-ils poulets – et à se figurer la réalité autrement que par des triangles, des cercles et des figures bien plus complexes encore.
Ainsi, tandis qu’ils exerceront leurs remarquables facultés intellectuelles dans la recherche, dans l’entreprise, dans l’administration, sauront-ils peut-être également réparer les oublis de l’intelligence. C’est tout le bien que je leur souhaite et que je souhaite au monde à travers eux.