Cérémonie de la remise des diplômes à la promotion 2002
Lorsque je suis entré à l’École polytechnique, en septembre 1961, sa devise, « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire », avait un sens fort et immédiat.
La Patrie, c’était d’abord le souvenir des souffrances des deux guerres mondiales, avec le visage de Gaston Julia, notre professeur de géométrie, gueule cassée des tranchées de 14–18. C’était aussi notre sujet de tous les jours, avec la guerre d’Algérie vers laquelle partaient nos camarades de la 59, et la décolonisation de l’Afrique au sud du Sahara. La Patrie, ce n’était pas une abstraction ou un sujet de réflexion. C’était un élément déterminant du présent et de l’avenir immédiat d’un jeune Français – militaire de surcroît – de 19 ans.
La Science était respectée. Elle restait, pour l’essentiel, synonyme de progrès pour toute l’Humanité. Certes, ses dangers ne pouvaient être ignorés. Le film d’Alain Resnais venait de rappeler Hiroshima aux Français. Mais on était à l’heure de la conquête de l’espace, après le premier Spoutnik, et dans l’attente du premier pas sur la Lune. À l’heure de la conquête de la liberté des déplacements sur notre planète, avec la généralisation de l’automobile, et la banalisation de l’avion, le temps de la Caravelle et du premier aéroport d’Orly. À l’heure d’une formidable amélioration des conditions de vie des Français, de plus en plus nombreux à découvrir réfrigérateur, machine à laver, télévision et téléphone. La Science, c’était le mieux vivre pour tous, sans état d’âme. Et les ingénieurs étaient porteurs de la transformation des avancées scientifiques en progrès de la vie de tous les jours.
La Gloire, nos livres d’histoire, nos Malet-Isaac, en étaient remplis. Et nous en avions de nombreux exemples sous les yeux. Le général de Gaulle, bien sûr, et les héros de la Résistance qui l’entouraient. Mais aussi ces écrivains qui perpétuaient la prééminence de la pensée française dans le monde, de Raymond Aron et André Malraux à Albert Camus et Jean-Paul Sartre ; ces artistes qui avaient choisi la France comme terre d’accueil ou d’asile, de Salvador Dali à Pablo Picasso, de Marc Chagall à Joan Miró. Les savants français, pères de notre bombe nucléaire, et de la première génération de centrales graphite-gaz ; les fondateurs de l’Europe, Jean Monnet et Robert Schuman ; et puis Louis Armand et Jacques Rueff, deux anciens X, l’un ingénieur des Mines, l’autre inspecteur des Finances, coauteurs d’un rapport révolutionnaire sur la libéralisation de l’économie française. Après tout, nous étions au coeur de cette période que Jean Fourastié a baptisée « les trente glorieuses ». La Gloire, c’était la renaissance de l’Europe après le choc de l’Histoire, les ténèbres et la barbarie de l’hitlérisme et du stalinisme.
Lorsque le président Yannick d’Escatha m’a demandé de m’adresser à vous à l’occasion de votre passage de l’X à la vie active, je me suis rendu compte que notre devise, qui avait pour les polytechniciens de ma génération à peu près la même signification qu’aux origines de l’École, n’avait sans doute plus le même sens en 2007 : en quarante ans, la France et le monde ont changé plus vite qu’au cours des cent soixante années précédentes. Pourtant, notre devise est à mes yeux toujours d’actualité, toujours aussi forte. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.
Pour la Patrie
La Patrie, c’est la France, et vis-à-vis de la France, nous avons tous contracté une dette. Cette dette, nous devons l’honorer en servant. En servant comme Français, mais aussi comme Européens, et, de plus en plus, comme citoyens du monde.
La dette vis-à-vis de la France
Nous avons tous contracté une dette vis-à-vis de la France, que nous soyons français ou étranger.
Cette dette, c’est celle de la formation que nous ont donnée notre passage par les classes préparatoires, le concours d’entrée, et les études à l’École. L’égalité des chances assurée par le mode de sélection et la gratuité financière a permis et permet à des étudiants de tous les milieux d’accéder à l’X. Et notre École est un formidable ascenseur social, en raison des qualités que ce parcours conduit à développer : l’effort, la capacité de travail et la volonté ; et puis, face à un problème, la capacité à utiliser le temps imparti de manière à trouver une solution raisonnable, quel que soit le délai, et si nouvelle que paraisse la matière. Ce sont ces qualités, plus que l’intelligence des sciences, qui font la spécificité du polytechnicien, qui expliquent que, selon ses penchants, il puisse réussir comme administrateur, enseignant, financier, commerçant, aussi bien que comme ingénieur, militaire, architecte ou manager ; qui expliquent qu’il réussisse mieux encore dans le monde de demain, où les interdépendances entre les aspects technologiques, financiers et humains seront de plus en plus complexes.
Cette dette, c’est aussi celle de l’héritage de la civilisation française. Une histoire pleine de lumières, et où les zones d’ombre sont rares. Une langue qui reste l’une des plus belles et des plus riches du monde, aussi adaptée à la poésie qu’aux mathématiques, au roman qu’à la philosophie ; une langue qui porte une littérature universelle. Et puis aussi des valeurs : les droits de l’Homme, l’attachement à la liberté, à l’humanisme et à la solidarité. Vous, élèves français, pouvez avoir la fierté de notre histoire, de notre langue et de nos valeurs. J’espère que, quelle que soit la richesse de votre propre civilisation nationale, vous, élèves étrangers, aurez trouvé dans la civilisation française quelques sources d’enrichissement personnel. Tous, vous devrez contribuer à faire vivre cette civilisation, à la régénérer sans cesse à l’heure de l’Internet.
Pour honorer la dette que nous avons contractée, nous avons à servir.
Servir, comme Français
Votre dette va bien au-delà de celle que vous acquitterez soit par l’engagement dans la fonction publique, soit par le remboursement de vos études. Tout au long de votre vie, comme vos prédécesseurs, vous aurez à l’honorer en servant. Mais à la différence de vos lointains prédécesseurs, vous aurez, pour la plupart, à servir notre patrie non seulement dans la fonction publique ou militaire, mais dans des entreprises privées, que vous créerez, ou au développement desquelles vous contribuerez.
Les polytechniciens de ma génération ont vécu cette transition, bien inconsciemment à vrai dire. Entré à l’Ena à la sortie de l’X, j’ai servi quinze ans l’État au ministère des Finances. Je l’ai quitté, du fait des circonstances, pour aller successivement dans deux banques publiques : le CCF en 1982 et la BNP en 1993. Avec les équipes du CCF, j’ai privatisé celuici en 1987 et j’en suis alors devenu PDG, jusqu’en 1993. De même, avec les équipes de la BNP, nous avons privatisé celle-ci quelques mois après mon arrivée comme PDG en 1993. Puis nous avons créé BNP Paribas au terme d’une bataille boursière, et de la fusion de deux banques.
Avons-nous eu moins l’impression d’œuvrer pour notre pays dans une banque privée que dans une banque publique, ou dans une banque qu’au service de l’État ? Évidemment non. Il y a bien des manières de servir son pays. Et l’entreprise privée est, aujourd’hui, une des plus utiles et des plus exaltantes.
La compétition, pacifique, entre les Nations, est en effet désormais une compétition économique : de la vigueur de l’économie dépendent la prospérité et le progrès social. Les entreprises sont les acteurs de cette compétition. Un pays va aussi loin que ses entreprises peuvent aller. Et les entreprises contribuent au rayonnement national. Elles traversent les frontières, vont chercher partout de nouveaux clients, de nouveaux fournisseurs, de nouvelles opportunités de développement, se vivent de plus en plus comme européennes, voire globales.
En 1993, la BNP nationalisée, déjà présente dans 77 pays, était sans doute la plus internationale des grandes banques françaises. Mais elle réalisait alors 80 % de sa valeur ajoutée en France où elle avait 82 % de ses 56 000 salariés. Quatorze ans plus tard, cette proportion n’est plus que de 40 % pour BNP Paribas, et 60% de ses 140 000 salariés sont étrangers. L’ancienne banque publique qui valait 6 Md€ en 1993 capitalise aujourd’hui 85 Md€ et a un actionnariat totalement privé, pour 60 % étranger. De 1993 à 2006, le bénéfice net du groupe est passé de 160 millions à 7,3 milliards d’euros. Les nombreuses entreprises françaises qui sont devenues, depuis une quinzaine d’années, des leaders européens ou mondiaux de leur secteur d’activité sont considérées, hors de notre pays, comme l’une des meilleures preuves de la vitalité de la France.
Servir, comme Européen
En réalité, ce que vivent les entreprises, c’est ce que chacun de nous vit à titre individuel. Notre patrie est la France. Mais nous sommes européens. La génération à laquelle j’appartiens a cru, croit toujours, que la construction européenne est un projet vital pour notre avenir. Elle assure la paix : elle a conjuré le démon de la guerre qui a affaibli notre continent tout au long des siècles. Elle assure la prospérité : elle a permis à l’Europe occidentale de se relever de ses ruines, et d’assurer à ses habitants l’un des plus hauts niveaux de vie du monde.
Surtout, elle nous permettra de préserver notre identité et de défendre nos intérêts à l’heure de l’accélération de la globalisation. L’identité culturelle européenne existe, malgré la diversité des peuples : qu’on soit aux États-Unis, au Brésil ou en Chine, on entend parler de l’Europe plus que de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. Et l’Europe est essentielle pour la défense de nos intérêts. Que pourra la France seule, avec ses 60 millions d’habitants, au fur et à mesure que la Chine, l’Inde et les pays émergents prendront une place proportionnelle à leur démographie dans la production et les échanges, et dans les négociations internationales ? Dans ma génération, on est européen non seulement de cœur mais aussi de conviction.
Mais vous, vous êtes européens de naissance : l’espace économique européen, l’euro, la Banque centrale européenne, la Commission et le Parlement européens, les politiques communes, les directives et les règlements de l’Union constituent le cadre de votre vie de tous les jours. L’Europe est votre espace domestique, où vous pourrez circuler librement, comme les biens et services que vous produirez ou consommerez, comme les capitaux que vous utiliserez ou placerez. Vous aurez à poursuivre la construction européenne parce qu’elle n’est pas achevée, et parce que, comme toutes les entreprises humaines, elle est menacée de régression dès que sa progression s’interrompt. Comme la Patrie, l’Europe a besoin qu’on la serve pour continuer à exister.
Servir, comme citoyen du monde
À peine Européens, vous voilà citoyens du monde. Vous êtes la génération qui va vivre l’aventure fantastique de la mondialisation, comme la mienne a vécu la belle aventure de l’Europe. Le mot est mal perçu en France. Mais que recouvre-t-il ?
La globalisation, c’est la conséquence directe des libertés nouvelles qui sont nées des progrès techniques. Les progrès des transports : pour un Parisien, le voyage à New York est plus rapide et moins coûteux que celui vers Milan il y a cinquante ans. Surtout, la révolution des technologies du traitement et du transport de l’information, qui dote votre calculatrice de poche d’une puissance supérieure à celle de la gigantesque Gamma 30 de Bull que j’utilisais en 1964 au service de recherche opérationnelle de l’armée de terre ; qui vous permet de dialoguer en temps réel avec un correspondant en Inde ou en Chine alors qu’à l’époque la fameuse communication téléphonique de Paris à Asnières de Fernand Raynaud passait par une standardiste des PTT.
Surtout, la globalisation, c’est l’espoir pour trois milliards d’habitants de pays émergents d’accéder à davantage de bien-être, de revenus et, tôt ou tard, de liberté. L’adoption par presque tous les pays de la planète de l’économie de marché et la libération progressive des échanges internationaux des biens et des services ont déjà permis à des centaines de millions d’êtres humains de sortir de l’état d’extrême pauvreté.
C’est vrai que la globalisation lance un défi aux pays plus nantis que nous sommes. Il nous faut trouver une autre place dans ce nouveau monde. En quelques décennies, de colonisateurs-leaders, nous devenons des concurrents- partenaires, minoritaires. Ce changement est une source de problèmes certes, mais aussi d’opportunités. Problèmes de reconversion des travailleurs, des entreprises et des régions affectés par l’apparition de concurrences nouvelles et irrésistibles. Opportunités qui naissent de l’apparition, partout dans le monde, de nouveaux consommateurs de biens et de services. S’y adapter suppose la mobilisation des solidarités et un effort permanent des entreprises et des administrations publiques. Les entreprises françaises l’ont réalisé ; elles peuvent et veulent le poursuivre. La sphère publique a tardé à le faire en France, par rapport à la plupart des autres pays industrialisés, ce qui pénalise la compétitivité de notre territoire. Il vous appartiendra à tous, comme citoyens, et à certains d’entre vous, au service de l’État, de faire en sorte que notre pays fasse enfin le nécessaire.
La mondialisation nous lance un autre défi, le défi du traitement des problèmes globaux : la lutte contre les risques de pandémie, contre la criminalité et le terrorisme internationaux, l’alimentation du monde en énergie et la préservation de l’environnement et des grands équilibres de notre planète. Ce défi est plus redoutable parce qu’il ne pourra être relevé par nos seules forces mais seulement au prix de nouvelles formes de coopération internationale. Il faudra inventer une nouvelle gouvernance à l’échelle du monde. La tâche est considérable : comment décider collectivement à près de 200 pays alors qu’il est déjà si difficile de le faire à 27 ? Mais précisément l’Europe, dans ce domaine, a une expérience qui pourrait se révéler précieuse pour le monde. Et puis la Science est là pour nous aider à relever ce défi.
Pour la Science
La Science est le deuxième volet du triptyque polytechnicien. Le plus évident. Mais, paradoxalement, pas le plus simple.
Grâce à la Science, l’X a été pour vous, pour nous, une école de rigueur et de sagesse. Il faut que la démarche scientifique, et la recherche permanente de créativité qui la sous-tend restent, où que vous soyez, au centre de votre vie professionnelle. Et vous devrez être les apôtres de la Science dans une société qui en comprend de moins en moins le sens et la valeur.
L’X, une École de rigueur
L’École polytechnique, c’est bien la confrontation aux différentes disciplines scientifiques, c’est-à-dire à une démarche et une exigence de remise en cause, de modestie et d’ambition à la fois. Une véritable démarche : partir d’hypothèses ou de modèles, de tests, et procéder par itération permanente, tant que les hypothèses ou les modèles ne sont pas réfutés. Une exigence de modestie, face aux sciences, à l’inconnu, à la nature et à l’espace. Mais aussi une exigence d’ambition : il est beaucoup plus difficile d’affronter des problèmes non résolus que de faire chorus aux pensées uniques, que de se fondre dans le conformisme du jour.
Être polytechnicien, c’est garder le sens de la rigueur, rester capable de remettre en cause ses constats, exercer sur sa propre pensée un esprit critique sans concession. Ce sont aussi les conditions du progrès durable et de l’adaptation aux changements qui en est le corollaire.
La créativité, condition du progrès
Certains d’entre vous feront de la recherche leur vie professionnelle. C’est bien sûr indispensable pour la Science et pour la Patrie. Ils auront la chance, grâce aux proximités nouvelles créées par les technologies de l’information, de faire partie d’équipes de chercheurs qui, dans chaque discipline, pourront de facto rassembler tous les chercheurs de la planète.
D’autres s’orienteront vers les carrières d’entreprise. À ceux qui feront ce choix, je voudrais dire que l’innovation, le lien avec la recherche, la création restent indispensables dans tous les métiers.
Longtemps les deux univers, de la recherche et de l’entreprise ont été cloisonnés et séparés. Ils se méfiaient en effet l’un de l’autre. L’entreprise ne risquait-elle pas de gaspiller l’argent de ses actionnaires dans des recherches éloignées des applications pratiques ? La recherche n’allait-elle pas se corrompre au contact de l’argent, des intérêts particuliers et mercantiles ? Rien n’est plus absurde. La recherche a besoin de tous et donc aussi des entreprises pour financer ses travaux, en particulier ceux qui seront nécessaires pour relever les défis de la mondialisation et mettre en oeuvre à temps les solutions qu’elle aura découvertes. L’entreprise a besoin de la recherche et de l’esprit de recherche pour promouvoir l’innovation, qui est la condition du développement et de la compétitivité.
La banque en est un bon exemple : elle est devenue, en deux décennies, un monde d’innovation et de recherche. Recherche en Finance pour inventer les modèles les plus sophistiqués ou imaginer les gestions les plus complexes : grâce aux ingénieurs et chercheurs formés dans notre pays, des banques françaises sont des leaders mondiaux des produits structurés et dérivés. Mais aussi recherche en technologie pour mettre au point des cartes de paiement sécurisées, des guichets automatiques sophistiqués ou la banque de détail multicanal… Ce sont par exemple près de 500 millions d’euros de R&D qu’un groupe bancaire comme BNP Paribas investit chaque année en développement et en recherches associées aux changements, profonds, de ses métiers.
Il ne faut pas s’y tromper en effet. Seule, une véritable symbiose de l’entreprise et de la recherche – et d’ailleurs aussi de l’enseignement supérieur – permettra à l’Europe d’atteindre les objectifs du sommet de Lisbonne : devenir l’économie de la connaissance la plus performante.
La science et la société
Il y a une autre responsabilité qui est la vôtre. La science moderne pose, dans de très nombreux domaines, des problèmes nouveaux, que la société ne comprend pas. La science devient de ce fait une source de peurs, qu’on essaye de conjurer par la création de comités d’éthique ou de savants. Mais en pratique, ceux-ci ne sont pas vraiment entendus ni crus. Plus généralement, les résultats de la recherche sont ignorés, ou négligés.
C’est que nos sociétés ont perdu le sens du raisonnement scientifique, et des faits scientifiques. Dans presque tous les domaines, l’avis du savant est placé sur un pied d’égalité avec celui d’une star, d’un sportif, de Monsieur ou de Madame Tout-le-monde. C’est la rançon de la pratique généralisée du micro-trottoir. De ce fait, des querelles de pseudo-experts font rage dans les médias, qui sont en réalité des querelles de croyances.
Paradoxalement, notre siècle qui connaît des progrès scientifiques sans précédent est menacé par l’obscurantisme. Des questions d’OGM à celles du traitement des cellules et du clonage, du nucléaire à l’effet de serre et au réchauffement de la planète, que de sujets traités par des guerres de religion plutôt que par le discours de la méthode ! Malgré les désastreuses faillites de toutes expériences d’économie centralisée, il y a encore des courants de pensée pour contester l’efficacité de l’économie de marché : une attitude comparable à celle de l’Église catholique face aux thèses de Galilée, en leur temps, comme le fait observer un ancien syndicaliste, le président du Brésil, Lula. Trop nombreux sont ceux qui se raccrochent aux arguments paresseux et simplistes et préfèrent croire à tout ce qui permet de condamner les changements.
Votre responsabilité, elle n’est pas seulement de comprendre et de contribuer au progrès scientifique ou à l’innovation. Elle est aussi, toujours et partout, d’être en mesure de combattre le charlatanisme et l’ignorance, de distinguer et de promouvoir le savoir et la science.
La Gloire
J’en arrive à la Gloire. Je me limiterai à trois observations, l’une à propos de la communication, deux autres relatives à l’entreprise.
L’importance de la communication et ses limites
Dans ce domaine, il y a deux écueils à éviter. Celui de penser que si les choses sont bien faites, ou si on a raison, le bon sens prévaudra et que chacun finira par s’en apercevoir. Rien n’est moins sûr. L’autre, c’est de supposer qu’une bonne communication dispense du travail de fond, et qu’il suffit de bien communiquer, de paraître bon pour être bon. C’est tout aussi faux.
La communication est indispensable, parce que toute action nécessite l’adhésion : l’adhésion des équipes avec lesquelles on travaille, celle des institutions ou des entreprises qui vous emploient, celle des clients ou des citoyens qui vous font vivre. La communication est indispensable parce que rien aujourd’hui ne se fait autrement qu’en équipe, et que tout ce qui se fait a des conséquences pour autrui. Elle a de multiples canaux qu’il faut savoir employer en fonction des cibles concernées : à la communication papier, se sont ajoutés, depuis des décennies, les multiples canaux de l’audiovisuel et depuis peu, le canal mondial de l’Internet. Cette multiplication des canaux confère une formidable puissance aux messages de ceux qui savent communiquer. En même temps, elle expose largement à la critique. À l’heure de l’Internet, des voix autorisées partout dans le monde peuvent s’élever pour dénoncer la propagande, l’approximation. Tout doit pouvoir être expliqué, justifié. Aucun mensonge, aucune contrevérité ne restent sans réponse.
Ne négligez pas la communication. Elle fait partie de la vie de tous et en particulier, de la vie des entreprises. Elle a un rôle à jouer, il faut savoir se plier à ses règles et à ses exigences. Mais il ne faut pas en devenir l’esclave. Elle est un moyen de s’adresser à tous ceux qui ont à connaître et à juger l’action. Elle n’est pas une fin en soi. Et surtout, n’oubliez jamais qu’elle expose à la critique : elle ne doit être utilisée qu’au service de vrais et bons projets. La Rome antique avait son Capitole et sa roche Tarpéienne, proches l’un de l’autre. Les temps modernes ont inventé les médias qui les ont rapprochés jusqu’à les confondre.
Mes deux autres réflexions concernent l’entreprise. Certes, il peut paraître paradoxal de parler de gloire dans l’entreprise. L’entreprise est là pour créer de la valeur au service de ses actionnaires, pour améliorer sans cesse sa rentabilité, pour gagner de l’argent. C’est ma conviction. Et nous avons été fiers, dans les entreprises où j’ai servi, d’être efficaces dans ce domaine. Mais nous avons été fiers aussi que cela ait été avec deux autres convictions très fortes, que nous avons essayé de mettre en oeuvre : l’entreprise doit être au service de l’ensemble de ses parties prenantes et elle doit être citoyenne.
L’entreprise au service de ses parties prenantes
L’entreprise ne peut avoir pour seul objectif le profit : cela la condamnerait tôt ou tard au déclin. Elle doit en permanence prendre en compte les besoins et les aspirations de ses nombreuses parties prenantes, ses salariés, ses clients, ses fournisseurs, son environnement institutionnel et l’opinion publique des différents pays dans lesquels elle opère. Les clients, cela va de soi, car le véritable but de l’entreprise est bien de réussir à leur vendre ses produits ou ses services. Les salariés parce qu’une entreprise est une équipe : sans l’adhésion et la mobilisation de tous, il est impossible de réussir. L’environnement institutionnel, parce qu’une entreprise opère toujours dans un cadre de droit national, et que celui-ci lui fixe des devoirs et des responsabilités variables selon les pays. L’opinion publique enfin parce que tout ce qui affecte sa réputation peut affecter son développement.
Tout en étant profitable pour ses propriétaires, ses actionnaires, partout où elle opère, l’entreprise doit trouver un juste équilibre entre les intérêts de ses différentes parties prenantes.
L’entreprise citoyenne
L’entreprise est le moteur du développement économique et, de ce fait, du progrès social. Il y a vingt ans certains pensaient encore que seul l’État-providence était susceptible de les assurer. On sait aujourd’hui que c’est de la création de richesses par l’entreprise que dépend le progrès social : parce que c’est sur la production marchande que sont prélevés les impôts et taxes qui financent les biens publics, les régimes de protection sociale et la redistribution. On sait aussi que les profits sont la garantie de la croissance et de l’indépendance des entreprises. Le développement ne peut être durable sans entreprises dynamiques, et rentables.
Mais le groupe humain qu’elle constitue ne peut rester mobilisé au service d’un projet collectif et ne peut faire accepter son étrange supranationalité dans chacun des pays où elle opère, que si l’entreprise a une véritable culture : des valeurs, une éthique et une forme d’humanisme.
C’est en tout cas mon expérience. Ce qui a permis le succès de la fusion de la BNP et de Paribas, c’est qu’en même temps que son projet d’entreprise, BNP Paribas s’est choisi des valeurs désormais communes à tous ses salariés : la créativité, la réactivité, l’engagement et l’ambition. C’est qu’audelà des principes de « compliance », de conformité aux règles de tous les pays dans lesquels opère le groupe, nous avons défini des principes d’éthique et engagé des actions de solidarité : des traders volontaires de New York sont allés aider les habitants de Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina ; à Londres, ils vont assurer l’alphabétisation d’enfants d’immigrés ; nous soutenons depuis l’origine les microcrédits de Maria Nowak en faveur des chômeurs en France ; nous nous sommes mobilisés dès la fin de 2005 pour agir dans les banlieues des grandes villes françaises. C’est plus qu’une question d’image. C’est le besoin des salariés d’exprimer leur solidarité, leur talent et leur capacité à aider les autres. C’est le besoin d’être fier de l’entreprise dans laquelle on travaille. C’est le besoin, pour une entreprise centrée pour la création de richesses, de se mobiliser aussi pour des actions de solidarité. C’est la quête de la Gloire pour une entreprise vraiment citoyenne.
Vous faites désormais partie, à part entière, de la grande famille des polytechniciens. C’est un grand honneur. C’est une grande responsabilité. Pour la Patrie, nos aînés ont donné leur vie sur les champs de bataille, ou consacré leur vie à servir. Comme eux, où que vous soyez, vous aurez à servir notre pays, mais aussi l’Europe, et l’humanité tout entière. La Science, vous lui devez votre rigueur et vous avez tous à faire en sorte qu’elle assure, chaque jour davantage, la compréhension du monde et le progrès de l’humanité, et que partout, elle soit reconnue et respectée. La Gloire est à la portée de chacun de vous parce que nous sommes dans un monde qui change et que votre formation vous a bien armés pour le faire avancer. Il appartient à chacun de vous, désormais, de construire son histoire personnelle, sa légende. Une légende qui soit à la hauteur de celle de nos anciens, à la hauteur de celle de cette École polytechnique qui nous a si bien formés.