Changement climatique : l’océan sous pression
On a longtemps pensé que l’océan était aussi immuable que son pH de 8,2 ou la proportion des sels marins. Puis de nombreuses avancées scientifiques ont permis de mettre en lumière le dynamisme de l’océan et sa variabilité à différentes échelles spatiales et temporelles, ainsi que ses échanges avec l’atmosphère. L’océan est un acteur majeur du système climatique. Il nous protège en absorbant chaleur et CO2, ce qui le réchauffe et l’acidifie. Le changement climatique exerce donc une double pression sur l’océan, dont les scientifiques constatent les effets dès à présent et sans équivoque. Si l’on a souvent tendance à les présenter un par un, les effets du changement climatique ne sont pourtant pas isolés les uns des autres et leur combinaison accroît la menace qui pèse sur les écosystèmes océaniques.
L’augmentation de la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre d’origine anthropique a diminué la quantité d’énergie réémise par la Terre vers l’espace. En conséquence, la Terre reçoit aujourd’hui plus d’énergie du Soleil qu’elle n’en réémet vers l’espace et elle accumule cette énergie, essentiellement sous forme de chaleur. Ce faisant, la Terre se réchauffe et augmente progressivement ses émissions radiatives vers l’espace. Cette période transitoire de réchauffement est ce qu’on appelle le « changement climatique », qui va durer jusqu’à ce que les émissions de la Terre vers l’espace compensent à nouveau l’énergie reçue du Soleil. Dans le nouvel équilibre que la Terre atteindra (dans quelques siècles), les concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre seront plus élevées et l’augmentation globale de température aura changé significativement l’environnement. L’amplitude de ces changements et de leurs effets dépend de nos émissions actuelles et à venir.
Aide-toi et l’océan t’aidera
L’océan absorbe de 20 à 30 % des émissions de CO2 d’origine anthropique et, à lui seul, capte 91 % du réchauffement de la planète. Cela est dû à sa capacité calorifique supérieure de plusieurs ordres de grandeur à celle du reste du système climatique (atmosphère, surfaces continentales, calottes polaires, glaciers, etc.). En captant cette chaleur et en la piégeant dans ses couches profondes, l’océan ralentit considérablement le changement climatique, de plusieurs décennies à quelques siècles.
De ce fait, la surface de la Terre se réchauffe lentement et offre à la plupart des espèces, dont l’humanité, plus de temps pour s’adapter. Ce décalage temporel est aussi une occasion à saisir pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, car plus nous les réduirons dans cet intervalle de temps plus l’océan atténuera et ralentira l’effet du réchauffement climatique. En d’autres termes, aide-toi et l’océan t’aidera ! Mettons donc à profit cette possibilité offerte par un océan si grand et réduisons dès maintenant nos émissions de gaz à effet de serre pour vivre mieux aujourd’hui et demain !
La montée du niveau de la mer s’accélère
Le réchauffement de l’océan entraîne de nombreuses modifications de la physique de l’océan. Par la dilatation de l’eau de mer, le réchauffement contribue à augmenter le niveau de la mer. De plus, le réchauffement de la cryosphère fait fondre les glaces continentales (glaciers de montagne et calottes polaires – Groenland et Antarctique), ce qui ajoute de l’eau à l’océan.
Ces deux processus expliquent plus de 90 % de la hausse du niveau de la mer observée depuis le début du XXe siècle. Cette hausse est plus de trois fois supérieure à la hausse maximale observée sur les 4 000 dernières années et elle s’accélère depuis les années 2010, du fait en particulier de l’accélération de la fonte des calottes polaires.
C’est l’impact du réchauffement climatique le plus connu du grand public. De fait, chacun peut déjà en voir les impacts, même sur nos côtes, avec des submersions plus importantes lors des événements extrêmes, une érosion accélérée, la salinisation des terres et des aquifères côtiers ou encore la destruction d’écosystèmes côtiers tels que les mangroves ou les marais maritimes.
La fonte des calottes polaires : un point de non-retour ?
Les calottes polaires sont les grandes masses de glace situées aux pôles, qui se forment par accumulation de neige à leur surface et qui s’écoulent lentement vers la mer le long des bassins versants. Depuis les années 1990, on observe par satellite que l’accumulation de neige à la surface des calottes diminue, en particulier sur le Groenland et dans une moindre mesure sur la péninsule antarctique, cette distinction entre les pôles étant due aux différences de géographie et de circulation océanique.
Mais il y a plus inquiétant. On observe que l’écoulement vers la mer des calottes polaires s’accélère. L’océan, réchauffé, vient éroder les langues de glace à leur ligne d’échouage, diminuant ainsi l’effet bouchon et accélérant l’écoulement du bassin versant en amont. Or, pour de nombreux bassins versants de l’ouest de l’Antarctique, la géométrie locale du socle rocheux sur lequel s’appuie la glace est telle que l’écoulement de l’ensemble du bassin versant est instable. Cela veut dire que ces bassins versants se déverseraient entièrement et de manière irréversible dans l’océan, si celui-ci venait à éroder leur langue de glace.
On pense que certains bassins versants sont déjà déstabilisés et l’on estime que le changement climatique pourrait déstabiliser à terme suffisamment de bassins versants pour provoquer une hausse du niveau de la mer de 7 mètres en quelques siècles ! Cependant, en diminuant les émissions de gaz à effet de serre, non seulement moins de bassins versants seront déstabilisés mais, en plus, l’écoulement de la glace vers l’océan sera ralenti, différant d’autant la hausse du niveau de la mer.
Des menaces globales aux impacts régionaux : importance de la dynamique océanique
Traduire ces menaces globales en impacts sur les écosystèmes nécessite une descente à l’échelle régionale et une prise en compte d’effets combinés sur des échelles de temps plus courtes. Par exemple, les vagues de chaleur marines peuvent s’accompagner d’événements extrêmes de pH ou de larges zones d’anoxie (diminution forte, voire absence d’oxygène dissous dans l’eau). On parle alors d’« événement composé à plusieurs variables ».
Le plus célèbre a été baptisé « le Blob » et s’est déroulé au nord-est de l’océan Pacifique entre 2013 et 2015, avec des températures très élevées (anomalie de plus de 5 °C sur plus de 350 jours) et des concentrations en oxygène et un pH anormalement bas. Cela a conduit à une baisse de la productivité primaire, à de fortes mortalités d’oiseaux marins, de cétacés et de poissons, en particulier ceux ne pouvant pas migrer. On manque encore de recul sur la canicule de 2022 en Méditerranée, mais des plongeurs ont décrit des gorgones « brûlées, comme les forêts du continent ». De tels événements combinés sont favorisés par une plus grande stratification de l’océan liée au réchauffement climatique et pourraient devenir plus fréquents dans le futur.
Une acidification de l’océan déjà en cours
C’est parce que la solvatation du CO2 conduit à la formation d’acide carbonique (H2CO3) que les océans s’acidifient progressivement. Les auteurs du GIEC estiment, sur le fondement de séries temporelles de plus de quinze ans, que les eaux de surface de l’océan ouvert ont perdu en moyenne de 0,017 à 0,027 unité de pH par décennie depuis la fin des années 80. Cette acidification n’est pas uniforme, elle est beaucoup plus marquée dans les zones d’upwelling et aux hautes latitudes.
Avec un pH moyen des eaux de surface de 7,9 à la fin du siècle prochain, il ne faut pas s’attendre à voir les coquillages se dissoudre, comme si on les plongeait dans du jus de citron ! Néanmoins, le scénario d’émissions de CO2 le plus pessimiste du GIEC prévoit que les eaux de mer des régions polaires, ainsi que du Pacifique Nord et de l’Atlantique Nord-Ouest, deviennent corrosives pour la plupart des formes minérales de carbonate de calcium d’ici à 2080–2100, ce qui augurerait de profonds bouleversements écosystémiques et biogéochimiques.
L’impact sur de multiples organismes marins
De très nombreux organismes marins s’appuient sur un exosquelette en carbonate de calcium (coccolithophores, coraux) ou s’abritent dans une coquille (tous les mollusques). Avec un pH légèrement abaissé, la biominéralisation reste possible mais devient plus coûteuse en énergie pour les organismes, pénalisant leurs autres fonctions vitales (métabolisme, croissance, reproduction), déjà éprouvées par le réchauffement et les pollutions.
Sont concernés les coccolithophores, des algues unicellulaires ubiquistes dont l’exosquelette est constitué de minuscules plaques de calcite. Premier maillon de la chaîne trophique, elles fixent la moitié de la calcite océanique et participent à la pompe à carbone de l’océan.
Sont concernés également les emblématiques récifs coralliens, qui fabriquent un squelette calcaire que l’acidification fragilise, d’autant plus qu’elle est associée à l’élévation du niveau de la mer, de la température et à diverses pollutions.
Moins exotiques mais plus proches de nous, les bancs de maërl, habitats remarquables pour d’autres espèces, formés par un ensemble d’algues, dont des algues calcaires produisant de la calcite magnésienne, sensible à l’acidification. Parmi les espèces directement exploitées par l’homme, tous les mollusques sont potentiellement sensibles à l’acidification. Enfin les poissons, en dépit de leur bonne capacité d’homéostasie, souffrent également de l’acidification. Des observations réalisées au voisinage de panaches hydrothermaux sous-marins ont montré que l’acidité affectait leur système nerveux, les rendant par exemple incapables de retrouver leur abri ou de se protéger de leur prédateur. Des problèmes similaires à ceux que rencontrent sur le continent les abeilles exposées aux néonicotinoïdes !
Un changement climatique favorable à certaines espèces toxiques
Bien que le déclenchement des efflorescences de microalgues toxiques et leur dynamique soient encore mal compris, il a été montré très récemment que le changement climatique augmentait leur risque d’occurrence, du fait d’une température plus élevée et d’apports en nutriments plus favorables. Ces microalgues sont accumulées par les coquillages et par les poissons herbivores qui les transmettent à leurs prédateurs et à l’homme. En Europe, elles sont surveillées pour limiter le risque sanitaire.
On doit cependant compléter ce panorama avec Gambierdiscus toxicus, un dinoflagellé benthique responsable de la plus fréquente des maladies dues aux produits de la mer : la ciguatera. Il s’agit d’une grave intoxication qui touche chaque année plus de 50 000 personnes, localisées principalement dans la ceinture intertropicale du Pacifique et de l’Atlantique. Les cas les plus proches de l’Europe se trouvent aux Açores, mais la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont très touchées. Or Gambierdiscus a la particularité de se développer sur des coraux morts, où il est ensuite brouté par les poissons. Par le passé, il a déjà été observé des regains de prolifération après des épisodes de blanchiment de coraux.
Il ne fait donc aucun doute que l’élévation de température, fatale aux coraux, sera propice à Gambierdiscus, ce qui remet potentiellement en question le régime alimentaire de centaines de milliers de personnes.
La fuite des espèces mobiles
Avec le changement climatique, les habitats des espèces peuvent être déplacés, voire se contracter au bénéfice de nouveaux habitats. Certaines espèces sont mobiles et peuvent accompagner le changement en se déplaçant pour rester dans des conditions favorables. On observe déjà par exemple une « atlantification » de l’Arctique qui s’accompagne d’un déplacement des communautés de poissons. Ces migrations introduisent une forte incertitude dans la gestion des pêches actuelles. En effet, les stocks sont le plus souvent gérés à travers des quotas de pêches alloués (et ardemment négociés !) pour une zone fixe, délimitée. Outre une complexité accrue pour évaluer l’état des stocks, de telles migrations peuvent avoir de fortes conséquences économiques et géopolitiques.
Un exemple fameux est celui de la « guerre du hareng » déclenchée dans les années 2000 après la migration du stock de hareng pêché par l’Union européenne et la Norvège vers la zone économique exclusive des îles Féroé. Ce phénomène va s’accentuer avec le changement climatique et on s’attend aussi, par exemple, à ce que les thons listao, patudo et à nageoires jaunes dans l’océan Pacifique migrent en dehors des juridictions nationales, ce qui pourrait entraîner une baisse jusqu’à 17 % des recettes annuelles de certains petits États insulaires du Pacifique comme Nauru ou Kiribati.
“Continuer à bénéficier des multiples contributions d’un océan en bonne santé.”
Agissons !
Les scientifiques du monde entier, et parmi eux de très nombreux Français, ont été aux avant-postes du diagnostic du changement climatique et de la création du GIEC en 1988. Grâce à eux, grâce à leurs successeurs, nous avons les moyens de comprendre ces séquences météorologiques déroutantes et meurtrières qui adviennent de plus en plus fréquemment et ces dérèglements de la belle mécanique écosystémique. Nous savons ce qu’il faudrait faire pour les contenir et faire en sorte qu’elles ne s’aggravent pas.
C’est parce que l’inertie de l’océan nous protège de certains des excès du changement climatique que ce changement est installé pour longtemps. Cela peut nous effrayer, mais c’est aussi du temps qui nous est donné pour nous adapter et réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Il est encore temps d’agir et il est indispensable d’agir, pour maintenir un climat vivable et pour continuer à bénéficier des multiples contributions d’un océan en bonne santé.