Changer de rythme
Peu de musiques ont été conçues pour inciter à l’action, si l’on excepte notre hymne national, et aussi la musique militaire, ainsi que certains chants propres aux régimes totalitaires de tout bord. Mais s’il est des musiques qui conduisent à la rêverie ou à la méditation, il en est aussi qui sont roboratives. Même s’il y a là une bonne dose de subjectivité, personne ne niera qu’un Nocturne de Chopin n’insuffle guère l’énergie, alors que l’audition d’une Cantate de Bach est certainement plus efficace pour reconstituer ses forces qu’un fortifiant de la pharmacopée.
Cela étant dit, c’est plutôt l’uniformité qui est émolliente, tandis que le changement de rythme, lui, est porteur de mouvement. Aussi, en automne, où toute la nature porte à la mélancolie, tandis que l’activité professionnelle requiert la mobilisation de l’énergie maximale, faut-il rechercher non des musiques roboratives mais l’alternance de genres fortement contrastés, propre à tenir l’esprit en éveil.
Lyriques
Cherubini (1760−1842) aura donc connu tous les régimes, depuis le règne de Louis XVI jusqu’à celui de Louis-Philippe, en passant par la République, l’Empire et la Restauration. C’est sous le Consulat, au tout début du XIXe siècle, qu’il compose Les Deux Journées ou Le Porteur d’eau, sur un livret encore tout empreint des jeunes idéaux de la République. Cet opéra, que Goethe et Wagner portaient au pinacle, et qui fut, apparemment, l’un des plus grands succès de scène du XIXe siècle, est, livret et musique, une œuvre fraîche et quelque peu naïve, pratiquement jamais jouée aujourd’hui.
Il vient d’être enregistré par le Neue Orchester et le Chorus Musicus de Cologne sous la direction de Christoph Spering, avec de bons solistes parmi lesquels Andreas Schmidt, Yann Beuron, Mireille Delunsch1. On en retiendra, au-delà d’un message politique simpliste, une très belle ouverture et quelques beaux airs, qui méritent la découverte.
On redécouvre depuis peu Alexandre von Zemlinsky, que les nazis classèrent parmi les auteurs de “ musique dégénérée” (entartete Musik), et qui a écrit son chef‑d’œuvre avec la Symphonie lyrique, sur des poèmes de Rabindranath Tagore. Cette œuvre complexe, assez proche par sa conception et l’esprit qui l’anime du Chant de la Terre de Mahler, a été enregistrée voici peu par le Gürzenich Orchester Kölner Philharmoniker dirigé par James Conlon, avec l’excellent baryton Bo Skovhus et la moins connue mais non moins excellente soprano Soïle Ikokoski2.
Plus que celle de Richard Strauss, la musique de Zemlinsky marque la fin du romantisme, avant le grand bouleversement de la musique atonale apporté par l’école de Vienne. Sur le même disque figurent des ouvertures et interludes d’opéras de Zemlinsky : Sarema, Il était une fois, Le Cercle de craie, Le roi Candaule, musiques extrêmement variées et très séduisantes qui témoignent du foisonnement créatif qui était celui de la Vienne multiculturelle d’avant l’Anschluss, et qui disparut à jamais dans l’Apocalypse qui devait suivre.
Sibelius, lui, n’a écrit qu’un opéra, La Jeune fille dans la Tour, qui n’avait jamais été joué entre 1906, date de sa création, et 1981, et qu’ont enregistré en 2002 un ensemble de solistes nordiques et l’Orchestre National Symphonique d’Estonie sous la direction de Paavo Järvi3. C’est une œuvre mineure, courte (35 minutes), non du grand Sibelius, mais qui comporte quelques belles pages. Sur le même disque figurent Pelléas et Mélisande, l’une des nombreuses musiques de scène écrites par Sibelius, œuvre puissante et complexe, et l’incontournable Valse triste.
Le Tour d’Écrou de Benjamin Britten, d’après une nouvelle d’Henry James, joué notamment au festival d’Aix-en- Provence en 2001, est une œuvre majeure de la musique du XXe siècle, dont la première audition provoque toujours un véritable choc. C’est un opéra où se côtoient le tragique et l’épouvante, l’enfance et la mort, où l’action baigne dans l’ambiguïté et le non-dit, et qui est peut-être ce qui a été écrit de plus fort (depuis la Comtesse de Ségur) sur les rapports sulfureux entre l’enfance et le monde des adultes.
Il vient d’être enregistré notamment par Ian Bostridge et Joan Rodgers, tous deux fabuleux, et le Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding4. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, dominée par les musiques sérielle, électronique, aléatoire, etc., qui requièrent l’apprentissage d’un langage musical créé ex nihilo et sans rapport avec une quelconque tradition culturelle, Britten, qui a conservé l’usage de la musique tonale avec des rythmes, des harmonies, des combinaisons de timbres originaux et forts, est un des rares dont les œuvres passeront à coup sûr à la postérité.
Concertos pour cordes
Il y a apparemment entre le Concerto pour violon de Beethoven et celui de Dutilleux des années-lumière. Et pourtant : qui aurait dit, au début du XIXe siècle, s’il avait anticipé l’existence des techniques modernes, que les instruments de l’époque, hérités avec des modifications mineures de ceux de l’époque baroque, seraient toujours les seuls utilisés (pratiquement) au XXIe siècle ?
Si les synthétiseurs et autres instruments électroniques (comme les déjà anciennes “Ondes Martenot”) sont restés marginaux dans les salles de concerts, c’est que la musique dite “ classique ” (ou, pire encore, “ sérieuse ”) a évolué le long d’une ligne droite, où seuls les harmonies et les rythmes ont changé. Au fond, de Beethoven à Dutilleux, c’est une même culture, non pas figée mais bâtissant sans les renier sur les acquis des siècles précédents, qui aura dominé ces époques successives, dans une superbe continuité.
Trois œuvres pour cordes de Dutilleux viennent d’être enregistrées et sont diffusées aujourd’hui : un concerto pour violoncelle, Tout un monde lointain, Trois strophes sur le nom de Sacher pour violoncelle seul, et L’Arbre des songes, concerto pour violon, par Truls Mörk au violoncelle, Renaud Capuçon au violon, et l’Orchestre Philharmonique de Radio-France dirigé par Myung-Whun Chung5.
La musique de Dutilleux a dans la musique contemporaine une place tout à fait à part. Atonale, elle ne requiert – tout comme les premières œuvres de Berg – aucun apprentissage de la part de l’auditeur, car elle porte en elle, d’une certaine manière, sa propre voie d’acclimatation. C’est que Dutilleux est rien moins que dogmatique, et qu’il prend comme référence pour sa composition non un système mais le principe même de la poésie, qui nous touche d’abord par ses harmonies, ses rythmes, et les réminiscences qu’elle évoque en nous.
Ainsi, Tout un monde lointain fait référence explicite à un poème de Baudelaire. Mais ce n’est pas là une clef, qui serait nécessaire pour comprendre le concerto. En réalité, il n’y a rien à comprendre, et il n’y a pas de disparité véritable à l’audition de ces œuvres entre l’amateur averti, pour qui la fugue, le contrepoint, et même la série, n’ont pas de secret, et l’auditeur simplement éclairé : ce n’est, en définitive, que de la musique.
Les Concertos de Beethoven et Mendelssohn ont été tellement joués, tellement enregistrés, que l’on recherche, non sans inquiétude, ce que peut receler un nouvel enregistrement en originalité d’interprétation. Ainsi de celui du jeune violoniste américain Joshua Bell, qui vient de les graver avec la Camerata Salzburg dirigée par Roger Norrington6. Eh bien, il n’y a rien à découvrir de nouveau, qu’une interprétation limpide, ni froide ni tzigane, avec comme seule liberté une cadence de Bell lui-même, bien écrite, pour le Concerto de Mendelssohn, au lieu de la cadence habituelle de David. Quant au jeu de Bell, il rappelle assez celui de Menuhin jeune, ce qui est un grand compliment.
On connaît Edgar Meyer, compositeur américain contemporain, par son Concerto pour violon, dont l’enregistrement par Hilary Hahn avait été mentionné naguère dans ces colonnes. Meyer est également contrebassiste, et un disque tout récent présente deux de ses compositions, son Concerto pour contrebasse et orchestre et son Double Concerto pour violoncelle, contrebasse et orchestre, par luimême et Yo-Yo Ma au violoncelle, ainsi que deux œuvres de Bottesini, compositeur italien du XIXe siècle : le Concerto pour contrebasse et orchestre, et le Grand Duo concertant pour violon, contrebasse et orchestre, avec, précisément, Joshua Bell. L’orchestre, le Saint-Paul Chamber Orchestra, est dirigé par Hugh Wolff7.
Meyer compose “américain”, comme autrefois Bernstein ; c’est-à-dire qu’il utilise des rythmes, des harmonies, cite des thèmes, issus de la musique spécifiquement américaine, jazz et folklore. Mais surtout, tout cela est clair et “ propre ”, sans afféteries qui seraient mises là pour “ faire moderne ”, et en même temps totalement original. Quant à Bottesini, son Concerto est assez convenu, mais son Grand Duo concertant est une petite merveille d’élégance.
Enfin, EMI reprend en CD les cinq Concertos pour violon de Mozart par Menuhin et le Bath Festival Chamber Orchestra, ainsi que la Symphonie concertante pour violon, alto, et orchestre, avec Rudolf Barshaï à l’alto8. Les deux premiers Concertos sont, curieusement, des œuvres mineures de Mozart, tandis que les trois derniers et la Symphonie concertante comptent parmi ses chefs‑d’œuvre.
Menuhin avait déjà, dans les années soixante où ces enregistrements ont été réalisés, perdu son génie d’enfant prodige, mais son jeu se distinguait de celui des autres grands de l’époque, comme David Oïstrakh ou Isaac Stern, par cette fraîcheur, cette absence de recherche d’effet, on dirait aujourd’hui cette sincérité, dont il ne s’est jamais départi. Et il se trouve que ce jeu convient merveilleusement à Mozart.
Aussi, si vous aimez Mozart tel qu’en lui-même, vrai, avec la fragilité sérieuse de l’enfance, ces enregistrements de Menuhin vous raviront. Au moment où l’on célèbre – un peu tard – Vlado Perlemuter qui vient de nous quitter, on se souviendra que l’un et l’autre avaient en commun ce désir têtu et presque naïf de servir la musique telle qu’elle est écrite.
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1. 1 CD NAÏVE Opus 111 OP 30306.
2. 1 CD EMI 5 57307 2.
3. 1 CD VIRGIN 5 45493 2.
4. 1 CD VIRGIN 5 45521 2.
5. 1 CD VIRGIN 5 45502 2.
6. 1 CD SONY SK 89505.
7. 1 CD SONY SK 60956.
8. 2 CD EMI 5 75 449 2.