Changer d’optique dans la lutte contre le chômage
La société attend de l’entreprise qu’elle résolve la crise actuelle. Mais ces attentes sont déraisonnables, compte tenu de la pression que fait peser la concurrence sur l’entreprise. Elles relèvent même d’une insuffisance de diagnostic : la société ne souffre pas seulement d’une crise de l’emploi mais aussi d’une crise du sens. C’est en repérant les modalités de production du sens dans et hors de l’entreprise et en les renforçant qu’on peut aborder la crise du sens et créer par surcroît de l’emploi. Une mesure susceptible d’initier un tel mouvement serait de mettre des personnes aux Assedic à la disposition d’associations dûment agréées2.
Extraits d’un article publié sous le même titre dans la revue Gérer et Comprendre, (Série des Annales des Mines) en décembre 1996. (2) Outre les textes cités ci-après
Keynes s’est interrogé dans un essai prémonitoire sur ce qui se passerait lorsque la société produirait huit fois plus de biens qu’en 1930 (volume que nous avons dépassé) :
« Si le problème économique est résolu, l’humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle. Est-ce que ce sera un avantage ? Pour peu que l’on donne foi aux valeurs authentiques de la vie, cette perspective offre à tout le moins la possibilité d’un avantage. Cependant je pense avec inquiétude à la réadaptation requise de l’humanité commune qui peut se voir poussée à répudier dans quelques décennies les habitudes et les instincts qu’elle s’est assimilée depuis d’innombrables générations.
Pour parler le langage qui fait fureur aujourd’hui, ne devons-nous pas nous attendre à une « dépression nerveuse » universelle ? (…) Ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de la manière la plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là.?3
Le terme de dépression nerveuse universelle paraît approprié pour caractériser l’état de la société dans les pays développés : le chômage, l’exclusion, la violence à l’école, l’isolement des personnes âgées, la drogue, le développement de sectes, le manque de repères et la perte de confiance envers les institutions et les élites sont les symptômes d’une profonde crise du sens.
Cette crise est devenue un enjeu politique, l’accent étant surtout mis sur la lutte contre le chômage et l’exclusion. Les mesures prises sont essentiellement d’inspiration économique : il faut que l’entreprise embauche plus et intègre des exclus, ou que le chômeur crée son entreprise. Mais, compte tenu de la guerre économique dans laquelle sont engagées les entreprises, elles ne répondent pas à ces attentes. Les mesures coûtent cher au contribuable tout en ayant peu d’effet ; on fait naître des espoirs déçus, ce qui aggrave la morosité. Cela doit-il conduire au désespoir ? Non, à condition de considérer qu’il n’y a pas que les entreprises qui produisent de la richesse et du lien social. En particulier, de nombreuses activités existent à l’extérieur de l’entreprise, qui produisent du sens et du lien, mais on considère souvent qu’elles relèvent de la vie privée ou d’un folklore un peu suranné. J’avancerai qu’il faut au contraire les valoriser pour surmonter cette interminable crise qui menace la démocratie.
L’entreprise face à la concurrence
Expliquons d’abord pourquoi l’entreprise ne répond pas aux attentes en matière de lutte contre le chômage et l’exclusion.
C’est vrai au niveau macro-économique. Il faudrait un taux de croissance de l’ordre de 6 % par an, qu’on n’a pas connu pendant les « trente glorieuses », pour diminuer de moitié le chômage en dix ans. Pour l’heure, la productivité des entreprises augmente plus vite que la demande, de sorte qu’on a besoin de moins en moins de monde pour satisfaire la demande. Des optimistes estiment que les marchés mondiaux étant infinis, cela ouvre de belles perspectives. Mais les entreprises auront le plus souvent intérêt à produire localement et cela ne contribuera guère au développement de l’emploi en France. Le développement des échanges avec les pays à bas salaires aura même comme effet de supprimer plus d’emplois non compétitifs en France qu’on n’y créera d’emplois compétitifs4.
Pour peser sur les décisions des entreprises, on a recommandé des mesures pour faire évoluer le marché du travail dans le bon sens : primes ou allégements de charges. Mais les résultats sont décevants. C’est que, confrontées à un avenir peu prévisible, les entreprises embauchent le moins possible, en tout cas sous forme de contrats à durée indéterminée, et ne veulent retenir que des personnes résistant aux tests les plus durs : engagées dans la « guerre économique », les entreprises veulent des « guerriers ».
Si nous avons du mal à intégrer ces faits dans nos raisonnements, c’est que nos modèles de pensée ont été profondément marqués par l’après-guerre. L’obsession était alors de produire en masse et on vendait tout ce qu’on fabriquait. On a alors découvert les vertus des principes d’organisation bureaucratiques : objectifs clairs, division des tâches, règles objectives, hiérarchies légitimes, méthodes scientifiques de prévision et d’optimisation. La bonne gestion était bien ordonnée et la vie sociale bien encadrée. Se rappelle-t-on que, dans les années 60, l’Assemblée nationale votait chaque année le taux de croissance de la France ?
Mais les années 90 sont celles des excédents et l’obsession est de vendre. Pour cela l’entreprise courtise le consommateur en le traitant comme un être unique : « Que voulez-vous pour votre voiture : moteur, équipement électronique, couleur des sièges ? » Mis à la place du Roi, il en devient tyrannique sur la qualité et les prix et même mauvais « citoyen » : il achète étranger s’il pense qu’il sera mieux servi. La variété des produits et services et l’instabilité des marchés créent alors un univers turbulent dans lequel la bureaucratie éclairée précédente est trop lente et rigide pour s’adapter aux fluctuations. D’ailleurs elle n’est plus vraiment éclairée car les prévisions sont souvent déjouées. C’est ainsi qu’on assiste à une remise en cause des modes d’organisation traditionnels et des référents classiques de la gestion des ressources humaines.
L’entreprise dérégulée
La fabrication devient d’une grande complexité. Au lieu de construire à la chaîne un grand nombre d’objets identiques, il s’agit de produire des objets variés avec des volumes qui fluctuent sans cesse, et cela avec des exigences de qualité et de rentabilité jamais connues. Les mesures de temps et de mouvements du taylorisme sont de moins en moins pertinentes car elles supposent une répétitivité des gestes qui n’existe plus. On découvre alors que ces méthodes longtemps critiquées comme aliénantes permettaient aux opérateurs de vivre à l’abri de normes impersonnelles. L’automatisation se développe. Les travaux peu qualifiés se raréfient ainsi dans les usines et les bureaux.
Mieux produire ne suffit pas car la saturation des marchés impose d’innover sans cesse pour créer de nouveaux « besoins » et demande de réagir vite aux innovations de la concurrence. Pour gagner du temps et limiter les risques de lancer des innovations sans marché, on crée des communications étroites entre commerçants, concepteurs, acheteurs, fabricants et financiers, en bousculant leurs traditions professionnelles. C’est la vogue de la gestion par projets et le recours à de nouvelles méthodes de mobilisation et de négociation : on parle en particulier de gestion par les délais et le stress5.
Pour sauter sur les occasions et parer aux menaces, l’entreprise se décentralise et raccourcit ses hiérarchies. Pour se concentrer sur ses domaines d’excellence elle sous-traite, délocalise et s’organise en réseaux. On découvre que le droit commercial est plus souple que le droit du travail : il est plus facile de modifier le volume des commandes à un sous-traitant que d’adapter le niveau d’effectifs d’un atelier aux variations de production ; et on peut mettre les sous-traitants en concurrence.
Pour tenir son rang dans un marché qui s’internationalise, l’entreprise élargit son capital. Les investisseurs pouvant trouver dans la sphère financière des placements sans risques et rémunérateurs, ils exigent des rendements élevés de leurs actions, ce qui accroît la pression sur l’entreprise. Ceux qui cherchent des plus-values à court terme provoquent par leurs décisions d’achat et de vente des fluctuations de cours qui créent une instabilité supplémentaire pour le management. La Bourse a une vision réductrice des entreprises. En particulier, un plan de licenciement fait monter le cours car il est vu comme un facteur de gain futur alors qu’un recrutement en nombre risque de le faire baisser, phénomène qui attise la course à la réduction des effectifs.
De l’abondance à l’exclusion
Pour satisfaire leurs clients et leurs actionnaires et tenir tête à la concurrence, les entreprises ont donc été amenées à accroître leurs exigences envers leur personnel : elles recrutent moins, le plus souvent sous contrats précaires, et sélectionnent sévèrement.
Dans les grandes entreprises il faut souvent réunir jusqu’à cinq signatures de la hiérarchie, jusqu’au directeur général, pour créer des postes à durée indéterminée, ce qui prend plusieurs mois. Elles privilégient alors les contrats à durée déterminée, l’intérim ou la sous-traitance6. Les PME qui dépendent de gros clients ressentent les effets des nouvelles politiques de sous-traitance et préfèrent de même recourir aux heures supplémentaires, aux CDD ou à l’intérim7. Cela explique que 80 % de l’embauche se fait sur contrats précaires.
Les critères d’embauche se durcissent : avant de recruter une personne en CDI on recourt à des tests de personnalité et des entretiens déstabilisateurs : aux États-Unis, le QE (quotient émotionnel) remplace le QI. On cherche aussi à tester les candidats dans le travail de sorte que, pour accéder aux CDI, les futurs cadres passent de plus en plus par un stage suivi d’un CDD et les exécutants par l’intérim et un CDD.
Pendant ce temps, l’État, lui aussi gagné par cette obsession de la course à la productivité, freine lourdement les recrutements et même réduit les effectifs par le biais de privatisations.
La société d’abondance se traduit donc par de puissants mécanismes d’exclusion : ceux qui paraissent trop vieux, mal formés, lents ou rigides sont écartés. Dans un tel contexte, les chômeurs de longue durée risquent fort de se trouver écartés s’ils ne retrouvent pas vite un emploi, alors qu’ils peuvent être tombés au chômage sans raisons qui tiennent à leurs qualités propres. Les jeunes voient, de leur côté, s’évaporer leurs espoirs de construire leur vie avec un emploi stable.
Des remèdes aux effets incertains
Dans cette tourmente, les remèdes d’inspiration économique sont souvent peu efficaces.
- Les primes et allégements de charges pour favoriser le recrutement de personnes peu qualifiées ou de chômeurs de longue durée sont en contradiction avec des procédures maintenant bien ancrées de limitation de l’embauche et de sélection du personnel. Elles créent en fait souvent des effets d’aubaine ou de substitution. Elles ont d’ailleurs été remises en cause tout au long de l’année 1996.
- Pour nombre d’économistes, si on supprimait le SMIC, on embaucherait plus de personnes peu qualifiées. Mais les entreprises engagées dans une dure concurrence considèrent souvent que les personnes mal payées ne sont pas à la hauteur de leurs enjeux. Cette mesure pourrait surtout favoriser les activités de services mais, mal considérées dans notre culture, elles s’y développent mal8, nous y reviendrons.
- On parle aussi de l’instauration de barrières douanières avec les pays pratiquant le « dumping social ». Mais la concurrence se fait encore surtout entre entreprises de pays développés et la pression concurrentielle est entretenue par le consommateur : lequel hésite à négocier les prix et à acheter dans les hypermarchés qui traitent durement leurs fournisseurs et importent à bas prix ?
- La réduction du temps de travail revient à l’ordre du jour mais elle n’est pas en phase avec l’esprit des entreprises compétitives, où l’efficacité et le stress sont valorisés. En outre, si dans les bureaucraties, les acteurs étaient soumis à des obligations de moyens, comme le temps de travail symbolisé par l’horloge pointeuse, dans les entreprises en réseau, ils sont soumis à des obligations de résultats : livrer à telle date tel produit avec telle qualité est l’enjeu pour lequel on ne ménage pas son temps. C’est donc dans les industries encore tayloriennes et les activités de services standardisés que la réduction du temps de travail a le plus de chances de se développer. Mais elles sont souvent en déclin, de sorte que ces mesures auraient plutôt comme effet de limiter les licenciements. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la loi Robien a été le plus souvent mobilisée.
Ou alors, il faudrait donner socialement un sens fort au temps libéré pour que la demande de réduction du temps de travail corresponde vraiment à une demande forte du personnel : « Aucune réduction du temps de travail ne peut prospérer dans une société qui persisterait à marquer une rupture entre l’activité professionnelle et les autres, et à ne mettre du sens que dans la première« 9. Or les argumentaires pour réduire la durée du travail insistent au contraire sur la nécessité de permettre au plus grand nombre d’avoir un « vrai » travail ce qui dévalorise d’autant le « non-travail ». Enfin, dans une société dominée par l’économique, le niveau de salaire est un moyen important de reconnaissance sociale, or réduire significativement la durée du travail implique de diminuer les salaires. En dehors de situations de crise, on comprend que le personnel résiste à ce type de mesure.
- Le pouvoir politique est tenté de multiplier les pressions pour s’opposer aux licenciements. Mais cela a de redoutables effets pervers : inefficaces pour les entreprises confrontées à de graves crises et devant prendre des mesures d’urgence, ces pressions dissuadent les entreprises bien portantes d’embaucher.
- Une pression morale se développe de la part de l’opinion : les médias désignent les patrons comme coupables de l’aggravation du chômage par excès de licenciements. Cela peut certes avoir des effets bénéfiques sur les activités peu ou pas exposées à la concurrence car le modèle de l’entreprise maigre est devenu une véritable mode10. Mais pour les entreprises confrontées à une dure concurrence, ces accusations ignorent la puissance des mécanismes en cause et relèvent d’une politique du bouc émissaire.
Enfin, cette polarisation sur l’emploi dans l’entreprise a un effet désastreux sur la situation des demandeurs d’emplois.
La crise d’identité du demandeur d’emploi
Le premier choc du chômage est certes d’ordre économique : c’est l’angoisse du loyer à payer et des factures à honorer avec des indemnités inférieures au salaire et rapidement décroissantes. Mais le chômeur découvre vite les effets déstructurants de la recherche d’emploi.
Quand l’indemnisation du chômage a été créée, on craignait le parasitisme et chaque indemnisé devait montrer qu’il cherchait du travail. On l’appelait d’ailleurs « demandeur d’emploi ». Ce principe reste aujourd’hui et les indemnisés loyaux font ce qu’on leur demande : ils cherchent un emploi. Les demandeurs d’emplois envoient donc, souvent par centaines, des CV bien rédigés, grâce aux manuels de rédaction de CV qui promettent des miracles.
Les entreprises sont alors assaillies de demandes. Les grandes reçoivent jusqu’à 30 000 offres spontanées par an. Les mieux organisées en stockent temporairement une partie et répondent par la négative aux autres11. Elles organisent un certain nombre d’entretiens, qui conduisent généralement à des résultats négatifs. Mais beaucoup ne répondent pas, faute de moyens. Lorsqu’une offre d’emploi est publiée, elle suscite des centaines, voire des milliers de réponses. Cet afflux est une épreuve pour les candidats, qui se voient en concurrence avec beaucoup d’autres, mais aussi pour les entreprises, notamment les petites, qui en arrivent à hésiter de s’engager dans une démarche d’embauche. Ou alors elles embauchent par relations, ce qui crée un sentiment d’injustice chez les personnes démunies d’un bon réseau.
Des millions de personnes vivent donc dans la répétition de démarches vaines. Confrontées au chômage, elles réagissent par l’hyperactivité ou sombrent dans la dépression. L’attitude de l’environnement est alors déterminante : le mépris ou la compassion accélèrent la déstructuration, l’attitude la plus insidieuse consistant à dire : « si tu cherchais vraiment ! ».
« C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne » disait Descartes. Or, non seulement les demandeurs d’emplois n’ont plus de place dans la société, mais ils s’entendent dire tous les jours qu’on n’a pas besoin d’eux. Certains envisagent de participer à des activités associatives plutôt que de passer leur temps en démarches vaines ou à tourner en rond chez eux. Mais cela leur est en principe interdit : « Pour continuer à percevoir vos allocations, pas question de passer vos journées à cuisiner pour les Restos du Coeur, d’entraîner l’équipe de judo ou de passer deux semaines à repeindre le pavillon de votre beau-frère ! Le point de vue de l’ANPE rejoint celui de l’Assedic : vos allocations vous sont versées uniquement si vous recherchez activement un emploi, y consacrer du temps étant la première des priorités« 12. Aujourd’hui, la pratique est plus tolérante et les chômeurs peuvent s’associer marginalement à une activité associative, mais cela ne doit pas apparaître comme le signe d’un investissement important, qui les empêcherait de chercher un « vrai » travail.
Le bénévolat est donc une activité valorisante pour les étudiants, les femmes au foyer, les retraités et les salariés mais décommandée aux chômeurs. C’est ainsi, qu’alors que dans la guerre militaire on honore les blessés, dans la guerre économique on les humilie. La société ne pourrait-elle donc leur proposer un autre statut que celui de demandeur d’emploi, une autre occupation que multiplier les démarches vaines ?
La production de sens
Au total, les approches économiques du chômage prennent la création d’emplois comme un but, sans se préoccuper de leur contenu ni de leur intérêt. La thèse que je propose est qu’il faut au contraire mettre en avant la production de sens et que cela créera par surcroît de l’emploi.
Nous dirons que des activités collectives produisent du sens lorsqu’elles impliquent des personnes dans des interactions à travers lesquelles elles ressentent l’estime d’autrui. Les entreprises ont cette propriété mais aussi des activités relatives à l’entraide, à l’animation de jeunes, la culture, au sport et aux jeux, comme nous allons l’illustrer.
- Les entreprises donnent une identité sociale à leurs membres et des ressources matérielles. Comme, en outre, il est de plus en plus difficile d’y entrer, cela rehausse le statut social des heureux élus. Mais ce n’est pas tout : l’appartenance à une entreprise permet de nouer des liens avec des collègues, des clients, des fournisseurs, et d’être ainsi inséré dans un tissu relationnel dans lequel chacun est important aux yeux des autres. Quand on quitte une entreprise, on ressent d’ailleurs une brutale perte de sens : manquent les poignées de mains quotidiennes, les échanges oraux, téléphoniques ou écrits à travers lesquels on échangeait des informations ou nouait des intrigues, à travers lesquels on était quelqu’un pour de nombreuses personnes. On sait que les passages à la retraite mal préparés sont durs, voire fatals. Un retraité a pourtant une identité sociale respectée. Un chômeur non et la crise en est aggravée d’autant.
- Accueil et Service est une association loi de 1901 qui aide les personnes âgées13. Des relations personnalisées et durables sont établies avec les personnes aidées et leurs familles, ce qui instaure la confiance et crée des liens affectifs. Des réunions permettent aux membres, bénévoles et salariés, de se répartir le travail, de s’informer sur l’état des personnes dont ils ont la charge. Elles créent en outre une convivialité entre eux. Le but de l’association est en phase avec notre culture : s’il est vil d’être au service de quelqu’un, il est noble de venir en aide à autrui14. La forme associative facilite la convergence des divers ordres d’intérêts que ce type d’action rencontre dans la Cité, ce qui se manifeste par le fait que le financement provient à la fois de subventions, de dons et de recettes liées aux prestations. Enfin, la coopération entre salariés et bénévoles permet de mêler l’esprit de don et les exigences d’une prestation professionnelle. L’aide aux personnes âgées est une tâche difficile mais, en exacerbant le sens individuel et collectif de cette action, une association telle que celle-ci en rend possible la réalisation et rend heureux ceux qui y participent et ceux qui en bénéficient.
- À un compagnon qui intègre les communautés Emmaüs on ne dit pas « Je vais t’aider » mais « J’ai besoin de toi ». Cette association fondée par l’abbé Pierre depuis quarante ans est restée attachée aux mêmes valeurs fondamentales : l’accueil, le travail, les solidarités. Des rites organisent une gestion de l’estime envers chacun des compagnons. Ceux-ci deviennent même pourvoyeurs de solidarité : ils décident en commission d’allouer des aides financières à d’autres communautés, à des associations ou à des personnes. Après un parcours souvent chaotique, ils trouvent alors un lieu où ils se reconstruisent une identité. Les communautés vivent dans l’indépendance économique mais selon des modalités qui font penser plus à un ordre monastique qu’à une entreprise15.
- Un hypermarché Auchan victime de vols et d’agressions de la part de jeunes de milieux défavorisés tente en 1991 une expérience de la dernière chance avec l’aide d’un enseignant fils d’immigré et d’un professeur de boxe française, tous deux expérimentés et charismatiques. Une association, Trait d’union (TU), est créée pour développer l’animation. Les premières activités sont le basket, le foot et la boxe française. Puis viennent la danse, le graphisme, des jeux de société, la collecte de médicaments pour Médecins du Monde. Ces activités font émerger des leaders qui prennent l’habitude de traiter avec des cadres supérieurs d’Auchan, de négocier avec les autorités de la ville ou du département pour obtenir des locaux et des subventions, avec les banques pour solliciter des prêts ; ils sortent ainsi de la marge. Puis certains leaders sont embauchés comme vigiles et cela fait disparaître les vols et les dégradations dans le supermarché. Des jeunes font toutefois scission en traitant les membres de TU de « jaunes ». De nouvelles activités sont créées avec l’aide d’animateurs de TU pour associer ces rebelles et, après des épisodes mouvementés, le calme s’instaure. TU organise alors des représentations de danse, de boxe, ou autres, encaisse des recettes et crée quelques emplois. Il n’y a pas de vol dans ses locaux bien que le matériel ne soit pas sous clé. Des animateurs de TU ont eu l’occasion de présenter leur expérience à un séminaire du CRC sur la gestion des conflits en situation de crise. Des cadres ont ainsi découvert des intervenants d’une rare richesse et les animateurs ont été valorisés par leur rôle d’enseignant16.
- Lorsque l’Orchestre national de Lille de J.-C. Casadesus va jouer dans les villages, il ne fait pas seulement sortir la musique de son ghetto doré : le concert devient l’événement de l’année pour le village. Cela le sort de l’anonymat morose dans une région dévastée par le chômage et la préparation de la représentation crée de nombreux échanges entre les habitants. L’événement fait sens pour le village et ses habitants. Quand l’orchestre va dans les écoles pour faire découvrir aux enfants les instruments, ils se passionnent pour cette musique et veulent apprendre à en jouer. Quand l’orchestre fait assister les enfants aux répétitions, chaque musicien ayant deux enfants derrière lui, cela fait sens pour eux : ils découvrent en particulier que les professionnels, eux aussi, se trompent et qu’il leur faut recommencer les passages difficiles ; c’est pour eux une pédagogie de l’erreur. On comprend alors que cet orchestre soit devenu une institution populaire et son chef une idole de la région. Ce qui doit aussi faire sens pour les musiciens, même si ce n’est pas le critère de qualité que retiennent les milieux de la musique classique17.
- Le sport crée des événements qui font sens pour de nombreuses personnes. On peut d’ailleurs remarquer que, dans un sport populaire comme le football, les grandes équipes prospèrent souvent dans les villes touchées par le chômage. Les matchs rassemblent des publics nombreux et enthousiastes. Des supporters se regroupent en clubs qui participent au financement de l’équipe, organisent des voyages pour assister aux matchs ; pendant les matchs, chaque club a ses rites dans lequel chaque supporter a le sentiment de jouer un rôle qui le valorise ; enfin des commentaires passionnés sont échangés en de nombreuses occasions, dans lesquels chacun peut faire valoir sa connaissance de son sport favori, des équipes et de ce qui se tramerait en coulisse18. Les vedettes sont admirées et suscitent des émules qui se réunissent régulièrement pour pratiquer ensemble leur sport favori.
- Pagnol a immortalisé les parties de cartes. Il montre comment, au-delà de leur aspect ludique, elles produisent du sens : chacun devient un personnage aux yeux des autres. Il y a les rusés qu’on redoute, les tricheurs qu’il faut avoir à l’oeil, les audacieux qu’on s’ingénie à provoquer, etc. ; même les gaffeurs ont leur place comme amuseurs locaux. Les jeux ne sont pas perçus aujourd’hui comme des régulateurs sociaux, ce qui n’est pas le point de vue de Pagnol à voir quel rôle jouent les parties de cartes ou de pétanque dans la vie collective telle qu’il la met en scène. Mais aujourd’hui encore, qui a vu l’animation que suscitent les tournois de bridge dans les clubs du 3e âge, comprend combien les activités ludiques ou festives peuvent être productrices de sens.
Ces activités collectives produisent toutes du lien social et du sens mais elles ont aujourd’hui une légitimité sociale différente et, si le chômage a pris une tournure si dramatique en France, c’est en raison de la place prééminente prise par l’entreprise, les autres activités étant considérées comme secondaires, folkloriques ou renvoyant à la sphère privée19. Ce phénomène est récent à l’échelle de l’histoire de France, pays dans lequel on a mis longtemps à adopter l’entreprise et où la dignité sociale ne passait pas forcément par la richesse matérielle. Un changement de perspective, consistant à rééquilibrer les choses entre l’économie concurrentielle et d’autres activités, est-il possible ?
La production de sens crée-t-elle des emplois ?
« Tout cela est bien beau, dira-t-on, mais les activités collectives créent d’autant plus facilement du sens qu’on est assuré de ses ressources et d’une place dans la société, c’est-à-dire quand on a un emploi. Ou alors vous pensez que la production de sens crée des emplois. Mais qui va les financer avec les déficits publics actuels ? »
On peut répondre d’une part que l’urgence est de multiplier les activités productrices de sens, qu’elles soient ou non directement créatrices d’emploi : elles créent des raisons de vivre pour tous et développent des liens sociaux qui facilitent l’exercice de la solidarité. Qui connaît la vie des clubs sportifs ou des foyers sait d’ailleurs que des liens s’y créent qui permettent de trouver de précieux soutiens quand on est face à l’épreuve ; ces activités créent par ailleurs des emplois d’animateurs et d’enseignants. De plus, lorsque des activités font vraiment sens, elles arrivent à trouver des financements leur permettant de se développer. J.-C. Casadesus a coutume de dire qu’il ne craint plus de coupure des subventions à son orchestre, car il y aurait 100 000 personnes dans la rue.
D’autre part, l’obsession de la création d’emplois sans se soucier du sens conduit à l’inefficacité et au gaspillage : on crée des activités précaires, mal considérées et qui ne débouchent sur rien. On dépense ainsi des sommes considérables sous forme palliative : Assedic, aides à l’embauche, formations « parking », RMI, CES, CEC, aides sociales diverses, etc. On a parlé d’exiger des contreparties pour le RMI ou les Assedic, mais sans jamais en donner une vision appelante, ce qui crée un sentiment d’humiliation chez les personnes aidées et le scepticisme chez les autres.
C’est en étudiant les manières de produire du sens et en les valorisant qu’on pourra le mieux sortir de la crise la société française. Prenons l’exemple des services de proximité20. L’État a pris des mesures pour favoriser l’embauche d’employés de maison : réductions d’impôts, chèque service. Mais Philippe d’Iribarne21, ainsi que J.-B. de Foucauld et D. Piveteau22 avancent que nous n’aimons ni du côté des serviteurs ni de celui des maîtres cette forme de travail jugée servile, ce qui expliquerait en partie les faibles effets des mesures précédentes23. On hésite en outre à confier à quelqu’un qu’on ne connaît pas une personne âgée (risque d’exaction) ou un enfant (risque d’accident).
On a vu au contraire que des formules du type d’Accueil et Service créent la confiance et font sens dans notre culture. On pourrait s’attacher à les encourager. Les personnes âgées en seraient plus heureuses et cela créerait par surcroît de l’emploi, puisqu’on estime à environ 250 000 emplois le gisement potentiel, rien que pour les personnes âgées et il existe bien d’autres créneaux. Pourtant les pouvoirs publics privilégient les aides directes, qui facilitent le décompte des emplois créés, et s’ils subventionnent (plus ou moins régulièrement) les associations existantes, ils ne prennent guère de mesures pour en favoriser la multiplication.
Il est en tout cas frappant de voir le décalage entre les moyens et l’imagination mobilisés par les fabricants de lessive pour nous convaincre d’acheter une lessive qui lave toujours plus blanc et l’absence de moyens pour connaître et faire connaître les manières de développer en France des services à la personne que les uns auraient vraiment envie de consommer et les autres d’offrir. Cela ne pourrait-il pas être du rôle de l’État que de susciter les investissements financiers et intellectuels nécessaires, au lieu de se contenter de penser qu’il suffit d’imiter les Américains et de supprimer le SMIC pour créer des emplois de services ?
Pour lancer le mouvement
Prendre une mesure spectaculaire pourrait faciliter un tel changement d’optique. Voici une suggestion, que j’ai déjà énoncée ailleurs24.
700 000 associations rémunèrent en France 800 000 salariés et mobilisent des millions de bénévoles. Ce secteur dynamique s’occupe d’enfants en difficulté, de soutien scolaire, de loisirs de jeunes, d’activités humanitaires, d’enseignement de la musique, d’entretien du patrimoine, de préservation de l’environnement, etc.
Les associations trouvent des financements par des dons, des subventions et des recettes propres. Je suggère alors de proposer aux indemnisés Assedic qui en seraient d’accord une mise à disposition d’associations agréées. Leurs indemnités seraient augmentées de 10 % et maintenues au même niveau pendant toute leur mise à disposition. Ils ne seraient plus obligés de chercher un emploi et on ne les appellerait donc plus « demandeur d’emploi ». Ils disparaîtraient même des statistiques du chômage, ce qui serait un stimulant pour le gouvernement.
Le financement supplémentaire à celui des Assedic pourrait provenir de l’État (qui pourrait diminuer les aides à l’embauche dans les entreprises) ou de recettes liées aux services rendus : comme les transports publics ou les cantines, on pourrait envisager un paiement partiel des prestations.
Comment éviter le laxisme ? Je propose un mécanisme s’inspirant d’un modèle qui peut étonner au premier abord : le CNRS. Les chercheurs sont fonctionnaires et leurs carrières sont presque bloquées. Il y a donc peu de stimulants matériels pour les motiver. Mais le CNRS a un moyen d’action : la possibilité de retirer son agrément aux laboratoires. Les chercheurs payés par le CNRS ne sont pas à la rue mais ils doivent trouver un autre laboratoire. Dans un laboratoire où le collectif fait sens, le renouvellement de l’agrément tous les quatre ans entraîne une forte mobilisation.
Transposons : des agréments provisoires seraient donnés à des associations leur permettant d’accueillir des personnes venant des Assedic. En cas de retrait de l’agrément, elles devraient trouver une autre association ou redevenir demandeurs d’emploi. Des chômeurs pourraient aussi proposer la création de nouvelles associations, que la commission agréerait provisoirement, par exemple pour dix-huit mois, pour voir si le projet est pertinent. Les commissions comprendraient des représentants de l’État, des pouvoirs locaux, des entreprises, des organismes d’utilité collective et des citoyens mais éliraient un président libre de tout mandat politique pour limiter les risques d’une mainmise du pouvoir central ou des pouvoirs politiques locaux. Elles délivreraient les agréments ou les retireraient sur la base du sens créé par les associations.
Pour préciser cette notion, les commissions tiendraient des séances publiques auxquelles pourrait participer la population. On pourrait limiter le nombre de postes offerts par les Assedic pour pousser à une sélection des projets. Cela permettrait de débattre de ce qui fait sens dans la vie de la Cité et d’en donner progressivement des définitions opératoires. Une exigence de résultats serait ainsi créée, ce qui éviterait que cette mise à disposition ne soit perçue que comme l’exercice de la charité qui crée des dépendances attentatoires à la dignité des personnes dans notre culture25, ou une simple occupation des personnes, qui conduit à la gabegie des Ateliers nationaux.
Les valeurs et les institutions évoluant progressivement, on pourrait trouver de nouvelles articulations entre les activités régies par l’économie concurrentielle et les autres. Si des passages adéquats étaient créés, des personnes pourraient quitter leur travail pour ce nouveau secteur, en acceptant d’y gagner moins, et laisser leur place aux jeunes. Les entreprises seraient soutenues pour être compétitives et laissées libres de leurs mouvements face à la concurrence mais on mettrait tout en oeuvre pour développer les rites dont une Cité a besoin pour être heureuse26.
Keynes concluait ainsi son essai : « Il n’y aura nul inconvénient à faire de doux préparatifs pour notre future destinée, à encourager et à mettre à l’épreuve les arts de la vie au même titre que les activités répondant à un but utilitaire.
Ne nous exagérons pas l’importance du problème économique, ne sacrifions pas à ses nécessités d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente. Ce problème devrait rester une affaire de spécialistes, tout comme la dentisterie. Si les économistes pouvaient parvenir à se faire considérer comme des gens humbles et compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux ! »
La France a été longtemps célébrée pour son art de vivre et sa culture. C’est aujourd’hui à la fois un des pays les plus riches et les plus touchés par le chômage. De nombreuses personnes de talent sont écartées des circuits économiques, ce qui crée paradoxalement une opportunité pour faire une révolution pacifique avant le séisme dont on sent périodiquement les prémices.
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2. Outre les textes cités ci-après, le présent article tire parti de débats au sein de l’Amicale des ingénieurs au Corps des mines ainsi que de l’École de Paris du management. Les propos n’engagent cependant que son auteur.
3. J.-M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », dans Essais sur la monnaie et l’économie, Petite bibliothèque Payot, 1990.
4. P.-N. Giraud, L’inégalité du monde, Gallimard, Coll. Folio actuel, 1997.
5. Y. Dubreil, « Comment réussir un projet impossible », séminaire » Vie des affaires », décembre 1991.
6. C. Leboucher et P. Logak, « L’entreprise face à l’embauche », École de Paris, octobre 1995.
7. R. Beaujolin, « Une industrie de montagne face aux donneurs d’ordres », École de Paris, mars 1996.
8. Le chômage paradoxal, Philippe d’Iribarne, Puf, 1990.
9. J.-B. de Foucauld & D. Piveteau, Une société en quête de sens, Éditions Odile Jacob, 1995.
10. R. Beaujolin, « La diffusion d’une norme de gestion : la réduction des effectifs », journée ANVIE, 18–1‑1996.
11. C. Leboucher et P. Logak, « L’entreprise face à l’embauche », op. cit.
12. « Jusqu’où va le bénévolat ? », S. Vatan, Rebondir n° 14, février 1994.
13. « L’aide aux personnes âgées, le sens en plus », B. Masurel, séminaire « Vies collectives », École de Paris du management, mai 1997.
14. P. d’Iribarne, La logique de l’honneur, Le Seuil, 1989.
15. D. Genestet et M. Hirsch, « De l’exclusion à l’estime », Les Invités de l’École de Paris, février 1996.
16. B. Nadoulek, « La banlieue et l’entreprise », Management & conjoncture sociale, n° 32, mars 1994, p. 38–49.
17. J.-C. Casadesus, « La création d’un grand orchestre : la baguette et l’écoute », séminaire « Vie des affaires », déc. 1994.
18. C. Bromberger (avec la collaboration de A. Hayot et J.-M. Mariottini), Le match de football, ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1995.
19. C. Bromberger et alii notent ainsi que, lorsqu’ils ont obtenu le financement de leur recherche ethnologique, il a été posé la question à l’Assemblée nationale de savoir pourquoi on engageait des fonds publics pour traiter une question aussi futile. Le match de football, op. cit., p. 5.
20. Pour plus de détails sur cette question, voir M.-N. Jego-Laveissière & M. Schuler, « Besoin d’emplois, envie de services… », Le Journal de l’École de Paris du management, n° 4, juillet 1997.
21. P. d’Iribarne, Le chômage paradoxal, Puf, 1990.
22. J.-B. de Foucauld et D. Piveteau, op. cit., p. 126 à 130 : « Les services de proximité et le rapport à l’autre ».
23. Selon une étude de la DARES publiée en octobre 1995, les chèques service ont permis d’employer 160 000 personnes l’année de leur mise en place, mais pour l’équivalent de seulement 15 000 personnes à temps plein, dont près de la moitié correspond à du « blanchiment » du travail au noir ou de la substitution à des emplois selon l’ancien système.
24. M. Berry, « Puisque les entreprises ne peuvent éliminer le chômage… » Le Monde, 16.11.1994.
25. P. d’Iribarne, Vous serez tous des maîtres ; la grande illusion des temps modernes, Le Seuil, 1996. (26) C. Riveline, « Le rêve, la loi ou la coutume, quel meilleur moyen de gérer les peuples ? », Les Invités de l’École de Paris, nov. 1996.