Chants d’automne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°570 Décembre 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Rameau – La Guirlande, Zéphyre

Rameau – La Guirlande, Zéphyre

Les Fran­çais aiment la danse, c’est bien connu. Ber­lioz disait, paraît-il, qu’un Fran­çais trou­ve­rait l’excuse de dan­ser jusque dans une scène figu­rant le juge­ment der­nier. Ettore Sco­la dit plus encore des Fran­çais et de la danse avec Le Bal. Au siècle de Louis XIV, le bal­let est tel­le­ment pri­sé de la cour que les opé­ras ne sont, pour l’essentiel, que des pré­textes à bal­lets, et en prennent le nom.

La Guir­lande et Zéphyre, deux “ actes de bal­let ”, c’est-à-dire deux opé­ras bouffes en un acte, beau­coup moins connus que les grands opé­ras de Rameau, viennent d’être enre­gis­trés par William Chris­tie et les Arts Flo­ris­sants1.

Sur des livrets jolis et mièvres qui évoquent Wat­teau, Rameau a des­si­né des airs exquis comme des por­ce­laines de Saxe, entre­cou­pés de musiques de bal­let qui ne le cèdent en rien à celles des Indes galantes.

Sophie Dane­man, Gaëlle Mécha­ly, Rebec­ca Ocken­den, Sophie Decau­da­veine sont de mer­veilleuses “ des­sus ”, par­fai­te­ment rom­pues aux inflexions et aux orne­ments qu’exige le genre, et William Chris­tie est déci­dé­ment le Roi-Soleil de la musique baroque.

Stéphanie Blythe chante Haendel et Bach

Les voix graves de femmes sont émou­vantes, si l’on ose dire, et ce ne sont pas les incon­di­tion­nels de Lau­ren Bacall qui le nie­ront. Et, en musique, les grandes contral­tos sont plus rares encore que les grands contre-ténors. Aus­si l’amateur exi­geant et puriste, que l’idée de réunir des airs de divers opé­ras de Haen­del dérange déjà, et pour qui enre­gis­trer des arias extraites des Pas­sions de Bach confine au blas­phème, est-il prêt à faire fi de ses pré­ju­gés pour décou­vrir une contral­to de qualité.

Sté­pha­nie Blythe est jeune et elle n’a pas encore acquis la célé­bri­té des grandes sopra­nos contem­po­raines, mais son pre­mier disque vaut plus qu’un détour.

L’écoute de ce disque relève de la magie : vous atta­quez l’écoute du pre­mier air d’une oreille dis­traite, en lisant votre jour­nal du soir, mais vous ne par­ve­nez plus à suivre ce que vous lisez, le jour­nal vous tombe des mains, et vous ne per­drez plus une mesure de ce réci­tal jusqu’à la fin. Richesse du timbre, infi­nie sub­ti­li­té des inflexions, Sté­pha­nie Blythe, qu’accompagne l’Ensemble Orches­tral de Paris diri­gé par John Nel­son2 rem­place mer­veilleu­se­ment les cas­trats aux­quels étaient dévo­lus, pour la plu­part, les rôles de ces opé­ras – Serse, Her­cules, Sémé­lé, Giu­lio Cesare – et les fal­set­tistes aux­quels Bach fai­sait appel (en l’absence de cas­trats) pour ses can­tates, ici les deux Pas­sions et la Messe en si.

Vous connais­sez par cœur, bien sûr, les arias de Bach, mais il faut décou­vrir l’air de Serse Ombra mai fu et redé­cou­vrir Pri­va son d’ogni conforte de Giu­lio Cesare.

Satie et le camarade Koechlin

Charles Koe­chlin est plus connu comme théo­ri­cien et péda­gogue de la musique que comme com­po­si­teur, alors qu’il a com­po­sé une oeuvre consi­dé­rable dans pra­ti­que­ment tous les domaines de la musique, y com­pris la musique de film. Mais il faut dire que sa musique est tou­jours dif­fi­cile et sou­vent ennuyeuse : il ne cherche rien moins qu’à séduire son auditoire.

Pour­sui­vant son explo­ra­tion cou­ra­geuse de la musique de chambre de Koe­chlin, Skar­bo (la mai­son d’édition du cama­rade Jean-Pierre Ferey) publie un ensemble de pièces pour pia­no : Sona­tines, Pas­to­rales, Esquisses, et une œuvre sin­gu­lière, les Chants de Ker­vé­léan, par Mireille Guillaume3. Ces pièces se carac­té­risent, en gros, par un appel sys­té­ma­tique à la forme modale, un dépouille­ment qui confine à l’austérité, et, en même temps, une fraî­cheur mélo­dique qui rap­pelle le style de Pou­lenc, sans avoir son charme un peu racoleur.

Plus que Pou­lenc, il y a dans Koe­chlin du Satie, celui des Gym­no­pé­dies et des Mor­ceaux en forme de poire. À l’époque où le mini­ma­lisme fait flo­rès, la musique de Koe­chlin mérite de sor­tir de l’oubli.

Erik Satie, lui, n’a jamais été oublié. Il avait pour­tant joué le rôle ingrat de pré­cur­seur, ouvrant la voie non seule­ment au groupe des Six mais au mou­ve­ment sur­réa­liste et au dadaïsme. Ses Gym­no­pé­dies sont aujourd’hui connues du monde entier, sa valse Je te veux chan­tée dans maint réci­tal, y com­pris par Jes­sye Nor­man, et son bal­let Parade, sur un argu­ment de Coc­teau, est deve­nu une œuvre populaire.

Les Anglais et les Japo­nais ont adop­té cette musique qui se veut inco­lore et que l’on pour­rait dire zen. Yuta­ka Sado vient d’enregistrer une série de pièces pour orchestre, avec l’Orchestre des Concerts Lamou­reux4 : deux Gym­no­pé­dies orches­trées par Debus­sy, Parade, deux Pré­ludes et une Gnos­sienne orches­trés par Pou­lenc, plu­sieurs pièces écrites pour orchestre de bras­se­rie (non par plai­san­te­rie mais pour gagner sa vie), des pièces qua­li­fiées par Satie de “ musique d’ameublement ”, faite pour ser­vir de musique de fond pour un salon, un bis­trot, etc., Trois Petites Pièces mon­tées, et quelques autres.

Cette musique pudique, sub­tile, faus­se­ment décon­trac­tée et rien moins que datée, au charme indé­fi­nis­sable, est étran­ge­ment tout à fait proche du goût contem­po­rain, non comme les meubles 1930 qui sont à la mode, mais parce qu’elle est en réa­li­té intemporelle.

Romantiques :
Brahms, Schumann, Puccini

Zino Fran­ces­cat­ti et Robert Casa­de­sus ont consti­tué, avec Thi­baud – Cor­tot et Fer­ras – Bar­bi­zet, un des trois duos aux­quels leur sens très fran­çais de la mesure et la recherche de la per­fec­tion dans la sim­pli­ci­té ont valu une renom­mée mon­diale. Il a été ques­tion dans cette rubrique, il y a quelques mois, de leur enre­gis­tre­ment des Sonates de Beethoven.

Aujourd’hui est publié pour la pre­mière fois l’enregistrement des trois Sonates de Brahms pour vio­lon et pia­no, réa­li­sé en public aux États-Unis en 1947 et 19525.

La qua­li­té tech­nique de l’enregistrement est loin d’être par­faite, et l’interprétation ne fera pas date dans l’histoire de la musique enre­gis­trée, mais les incon­di­tion­nels de ce duo mythique retrou­ve­ront dans ce disque ce qu’ils aiment chez nos deux musi­ciens : la clar­té, la rigueur, et l’impression que l’on est dans un salon, où deux amis jouent pour d’autres amis.

Pol­li­ni est l’un des inter­prètes majeurs contem­po­rains, et il par­tage avec quelques autres, dont Bren­del, Per­ahia et Rich­ter, le sou­ci de l’absolu, abso­lue per­fec­tion de la tech­nique, ce qui est bien le moins, mais aus­si hon­nê­te­té abso­lue qui consiste à ne livrer au public, en concert ou au disque, qu’une inter­pré­ta­tion dont il a l’assurance qu’il ne pour­ra pas faire mieux, qu’elle est, en quelque sorte, pour lui, définitive.

Pol­li­ni vient d’enregistrer pour DGG un disque de Schu­mann : les David­sbünd­lertänze et le Concert sans orchestre (pre­mière ver­sion de la Sonate pour pia­no n° 3)6.

Il faut, pour jouer Schu­mann, deux qua­li­tés presque contra­dic­toires : être capable d’un roman­tisme éche­ve­lé, fou au sens propre, en étant par­fai­te­ment pré­cis et presque froid. Il s’ensuit que peu de pia­nistes sont capables de bien jouer Schu­mann. Horo­witz avait atteint cette dua­li­té ines­pé­rée. Pol­li­ni, qui a mûri et inter­pré­té aus­si bien Bee­tho­ven que la musique contem­po­raine, peut aujourd’hui nous livrer un Schu­mann presque irréel de perfection.

Puc­ci­ni aura été un des der­niers roman­tiques, non un roman­tique attar­dé ou un néo­ro­man­tique, mais un roman­tique pur. Ses opé­ras font flo­rès aujourd’hui encore au même titre que ceux de Ver­di, mais sa musique de concert est moins connue. La Mis­sa di Glo­ria est une œuvre de jeu­nesse légère et exquise – pour­quoi une musique d’église devrait-elle être sérieuse et pro­fonde ? – qui annonce ses opé­ras à venir, et que l’on ne sau­rait trop recom­man­der à ses afi­cio­na­dos dans l’interprétation de Rober­to Ala­gna et du bary­ton Tho­mas Hamp­son avec le Lon­don Sym­pho­ny (chœur et orchestre) diri­gé par Anto­nio Pap­pa­no7.

Sur le même disque figurent deux œuvres sym­pho­niques, Pre­lu­dio Sin­fo­ni­co (dont on retrou­ve­ra un thème dans La Bohème) et Cri­san­te­mi, petite pièce mer­veilleu­se­ment lyrique, à mi-che­min, par son cli­mat et sa construc­tion, de la Sym­pho­nie Man­fred de Tchaï­kovs­ki et de Meta­mor­pho­sen de Strauss, dont on pré­fé­re­ra la ver­sion d’origine pour qua­tuor à cordes que le Qua­tuor Kel­ler don­na en bis, il y a quelques sai­sons, et qui émut l’auditoire aux larmes.

Bartok, Gubaidulina

Zol­tan Koc­sis vient d’enregistrer un ensemble de pièces pour pia­no de Bar­tok : la Sonate, En plein air, Deux Danses rou­maines, Trois Danses hon­groises, des Chants de Noël rou­mains, les Baga­telles et la Sona­tine8. Bar­tok aura déci­dé­ment renou­ve­lé la musique de pia­no en don­nant la pré­émi­nence à la fonc­tion per­cu­tante de l’instrument, mais il s’est aus­si livré à des recherches de timbres que Debus­sy et Ravel n’auraient pas désa­vouées (par­ti­cu­liè­re­ment évi­dentes dans la suite En plein air).

Ce disque est une par­faite antho­lo­gie de la manière de Bar­tok, qui s’appuie sur la musique tra­di­tion­nelle de la Hon­grie et de la Rou­ma­nie pour les thèmes, et qui innove tota­le­ment (plus encore que Pro­ko­fiev) dans l’utilisation du piano.

Zol­tan Koc­sis est l’interprète idéal de Bar­tok, dont il a si bien épou­sé le style qu’il donne l’impression de s’ennuyer lorsqu’il joue du Bee­tho­ven (nous l’avons enten­du jouer, à Buda­pest, la Pathé­tique, qu’il a lit­té­ra­le­ment expé­diée en en dou­blant le tem­po, comme le bour­reau, autre­fois, expé­diait le condamné).

Sofia Gubai­du­li­na est l’un des plus atta­chants des com­po­si­teurs contem­po­rains. Elle fonde son uni­vers musi­cal sur la recherche des cou­leurs et la rigueur de la forme, et ne s’éloigne que modé­ré­ment de la tra­di­tion tonale, res­tant ain­si acces­sible à tous ceux dont la for­ma­tion clas­sique a façon­né l’écoute à jamais. Sur­tout, elle se réclame de la double culture occi­den­tale et orien­tale, ce à quoi l’autorisent ses ori­gines russe et tatare. Son Can­tique du Soleil pour vio­lon­celle, per­cus­sions, céles­ta et chœurs, que jouent sur un disque tout récent Ros­tro­po­vitch, divers solistes bri­tan­niques et le choeur Lon­don Voices9, est un modèle du genre, un peu l’équivalent musi­cal d’un pas­tel oni­rique d’Odilon Redon. Sur le même disque, la Musique pour flûte, cordes et per­cus­sion, par le Lon­don Sym­pho­ny diri­gé par Ros­tro­po­vitch, musique très belle, à la forte capa­ci­té d’envoûtement. Au total, un disque plus qu’intéressant, par­fai­te­ment acces­sible, qui ravi­ra ceux qui aiment sor­tir des sen­tiers battus.

Milhaud le magnifique

La musique de Darius Mil­haud est aus­si colo­rée et sédui­sante que les pay­sages de sa Pro­vence natale, et cela sans ver­ser dans la faci­li­té. Un disque récent reprend une série d’enregistrements réa­li­sés en 1971 et 1983 par l’Orchestre Phil­har­mo­nique de Monte-Car­lo diri­gé par Georges Prêtre et quatre pia­nistes, Chris­tian Ival­di, Noël Lee, Michel Béroff, Jean-Phi­lippe Col­lard10.

Les œuvres vont de Sca­ra­mouche (pour deux pia­nos) à la Suite pro­ven­çale (pour orchestre) en pas­sant par le Bal mar­ti­ni­quais, bien sûr, le Car­na­val d’Aix pour pia­no et orchestre, la Suite fran­çaise, et une œuvre moins connue, Paris, suite pour quatre pianos.

Mil­haud a com­po­sé tonal, et la com­plexi­té des har­mo­nies qu’il uti­lise, les recherches for­melles aux­quelles il se livre – Mil­haud a eu pour élèves Stock­hau­sen et… Dave Bru­beck – ne nuisent jamais à l’accessibilité de sa musique, très proche de ce que repré­sente, dans l’art du XXe siècle, la pein­ture de Matisse.

C’est par­fai­te­ment des­si­né et construit, extrê­me­ment sen­suel, et cela parle aus­si bien au monde aca­dé­mique qu’au petit peuple de Car­pen­tras – nous en avons fait l’expérience. Au fond, n’est-ce pas là l’objectif idéal – et ines­pé­ré – de l’art ?

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1. 2 CD ERATO 85738 57742.
2. 1 CD VIRGIN 24354 54752.
3. 2 CD SKARBO DSK 10556.
4. 1 CD ERATO 85738 58272.
5. 1 CD SONY CB 471.
6. 1 CD DGG 28947 13692.
7. 1 CD EMI 5 57159 2.
8. 1 CD Phi­lips 28946 46762.
9. 1 CD EMI 24355 71352.
10. 1 CD EMI 5 74625 2.

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