Chants d’automne
Rameau – La Guirlande, Zéphyre
Rameau – La Guirlande, Zéphyre
Les Français aiment la danse, c’est bien connu. Berlioz disait, paraît-il, qu’un Français trouverait l’excuse de danser jusque dans une scène figurant le jugement dernier. Ettore Scola dit plus encore des Français et de la danse avec Le Bal. Au siècle de Louis XIV, le ballet est tellement prisé de la cour que les opéras ne sont, pour l’essentiel, que des prétextes à ballets, et en prennent le nom.
La Guirlande et Zéphyre, deux “ actes de ballet ”, c’est-à-dire deux opéras bouffes en un acte, beaucoup moins connus que les grands opéras de Rameau, viennent d’être enregistrés par William Christie et les Arts Florissants1.
Sur des livrets jolis et mièvres qui évoquent Watteau, Rameau a dessiné des airs exquis comme des porcelaines de Saxe, entrecoupés de musiques de ballet qui ne le cèdent en rien à celles des Indes galantes.
Sophie Daneman, Gaëlle Méchaly, Rebecca Ockenden, Sophie Decaudaveine sont de merveilleuses “ dessus ”, parfaitement rompues aux inflexions et aux ornements qu’exige le genre, et William Christie est décidément le Roi-Soleil de la musique baroque.
Stéphanie Blythe chante Haendel et Bach
Les voix graves de femmes sont émouvantes, si l’on ose dire, et ce ne sont pas les inconditionnels de Lauren Bacall qui le nieront. Et, en musique, les grandes contraltos sont plus rares encore que les grands contre-ténors. Aussi l’amateur exigeant et puriste, que l’idée de réunir des airs de divers opéras de Haendel dérange déjà, et pour qui enregistrer des arias extraites des Passions de Bach confine au blasphème, est-il prêt à faire fi de ses préjugés pour découvrir une contralto de qualité.
Stéphanie Blythe est jeune et elle n’a pas encore acquis la célébrité des grandes sopranos contemporaines, mais son premier disque vaut plus qu’un détour.
L’écoute de ce disque relève de la magie : vous attaquez l’écoute du premier air d’une oreille distraite, en lisant votre journal du soir, mais vous ne parvenez plus à suivre ce que vous lisez, le journal vous tombe des mains, et vous ne perdrez plus une mesure de ce récital jusqu’à la fin. Richesse du timbre, infinie subtilité des inflexions, Stéphanie Blythe, qu’accompagne l’Ensemble Orchestral de Paris dirigé par John Nelson2 remplace merveilleusement les castrats auxquels étaient dévolus, pour la plupart, les rôles de ces opéras – Serse, Hercules, Sémélé, Giulio Cesare – et les falsettistes auxquels Bach faisait appel (en l’absence de castrats) pour ses cantates, ici les deux Passions et la Messe en si.
Vous connaissez par cœur, bien sûr, les arias de Bach, mais il faut découvrir l’air de Serse Ombra mai fu et redécouvrir Priva son d’ogni conforte de Giulio Cesare.
Satie et le camarade Koechlin
Charles Koechlin est plus connu comme théoricien et pédagogue de la musique que comme compositeur, alors qu’il a composé une oeuvre considérable dans pratiquement tous les domaines de la musique, y compris la musique de film. Mais il faut dire que sa musique est toujours difficile et souvent ennuyeuse : il ne cherche rien moins qu’à séduire son auditoire.
Poursuivant son exploration courageuse de la musique de chambre de Koechlin, Skarbo (la maison d’édition du camarade Jean-Pierre Ferey) publie un ensemble de pièces pour piano : Sonatines, Pastorales, Esquisses, et une œuvre singulière, les Chants de Kervéléan, par Mireille Guillaume3. Ces pièces se caractérisent, en gros, par un appel systématique à la forme modale, un dépouillement qui confine à l’austérité, et, en même temps, une fraîcheur mélodique qui rappelle le style de Poulenc, sans avoir son charme un peu racoleur.
Plus que Poulenc, il y a dans Koechlin du Satie, celui des Gymnopédies et des Morceaux en forme de poire. À l’époque où le minimalisme fait florès, la musique de Koechlin mérite de sortir de l’oubli.
Erik Satie, lui, n’a jamais été oublié. Il avait pourtant joué le rôle ingrat de précurseur, ouvrant la voie non seulement au groupe des Six mais au mouvement surréaliste et au dadaïsme. Ses Gymnopédies sont aujourd’hui connues du monde entier, sa valse Je te veux chantée dans maint récital, y compris par Jessye Norman, et son ballet Parade, sur un argument de Cocteau, est devenu une œuvre populaire.
Les Anglais et les Japonais ont adopté cette musique qui se veut incolore et que l’on pourrait dire zen. Yutaka Sado vient d’enregistrer une série de pièces pour orchestre, avec l’Orchestre des Concerts Lamoureux4 : deux Gymnopédies orchestrées par Debussy, Parade, deux Préludes et une Gnossienne orchestrés par Poulenc, plusieurs pièces écrites pour orchestre de brasserie (non par plaisanterie mais pour gagner sa vie), des pièces qualifiées par Satie de “ musique d’ameublement ”, faite pour servir de musique de fond pour un salon, un bistrot, etc., Trois Petites Pièces montées, et quelques autres.
Cette musique pudique, subtile, faussement décontractée et rien moins que datée, au charme indéfinissable, est étrangement tout à fait proche du goût contemporain, non comme les meubles 1930 qui sont à la mode, mais parce qu’elle est en réalité intemporelle.
Romantiques :
Brahms, Schumann, Puccini
Zino Francescatti et Robert Casadesus ont constitué, avec Thibaud – Cortot et Ferras – Barbizet, un des trois duos auxquels leur sens très français de la mesure et la recherche de la perfection dans la simplicité ont valu une renommée mondiale. Il a été question dans cette rubrique, il y a quelques mois, de leur enregistrement des Sonates de Beethoven.
Aujourd’hui est publié pour la première fois l’enregistrement des trois Sonates de Brahms pour violon et piano, réalisé en public aux États-Unis en 1947 et 19525.
La qualité technique de l’enregistrement est loin d’être parfaite, et l’interprétation ne fera pas date dans l’histoire de la musique enregistrée, mais les inconditionnels de ce duo mythique retrouveront dans ce disque ce qu’ils aiment chez nos deux musiciens : la clarté, la rigueur, et l’impression que l’on est dans un salon, où deux amis jouent pour d’autres amis.
Pollini est l’un des interprètes majeurs contemporains, et il partage avec quelques autres, dont Brendel, Perahia et Richter, le souci de l’absolu, absolue perfection de la technique, ce qui est bien le moins, mais aussi honnêteté absolue qui consiste à ne livrer au public, en concert ou au disque, qu’une interprétation dont il a l’assurance qu’il ne pourra pas faire mieux, qu’elle est, en quelque sorte, pour lui, définitive.
Pollini vient d’enregistrer pour DGG un disque de Schumann : les Davidsbündlertänze et le Concert sans orchestre (première version de la Sonate pour piano n° 3)6.
Il faut, pour jouer Schumann, deux qualités presque contradictoires : être capable d’un romantisme échevelé, fou au sens propre, en étant parfaitement précis et presque froid. Il s’ensuit que peu de pianistes sont capables de bien jouer Schumann. Horowitz avait atteint cette dualité inespérée. Pollini, qui a mûri et interprété aussi bien Beethoven que la musique contemporaine, peut aujourd’hui nous livrer un Schumann presque irréel de perfection.
Puccini aura été un des derniers romantiques, non un romantique attardé ou un néoromantique, mais un romantique pur. Ses opéras font florès aujourd’hui encore au même titre que ceux de Verdi, mais sa musique de concert est moins connue. La Missa di Gloria est une œuvre de jeunesse légère et exquise – pourquoi une musique d’église devrait-elle être sérieuse et profonde ? – qui annonce ses opéras à venir, et que l’on ne saurait trop recommander à ses aficionados dans l’interprétation de Roberto Alagna et du baryton Thomas Hampson avec le London Symphony (chœur et orchestre) dirigé par Antonio Pappano7.
Sur le même disque figurent deux œuvres symphoniques, Preludio Sinfonico (dont on retrouvera un thème dans La Bohème) et Crisantemi, petite pièce merveilleusement lyrique, à mi-chemin, par son climat et sa construction, de la Symphonie Manfred de Tchaïkovski et de Metamorphosen de Strauss, dont on préférera la version d’origine pour quatuor à cordes que le Quatuor Keller donna en bis, il y a quelques saisons, et qui émut l’auditoire aux larmes.
Bartok, Gubaidulina
Zoltan Kocsis vient d’enregistrer un ensemble de pièces pour piano de Bartok : la Sonate, En plein air, Deux Danses roumaines, Trois Danses hongroises, des Chants de Noël roumains, les Bagatelles et la Sonatine8. Bartok aura décidément renouvelé la musique de piano en donnant la prééminence à la fonction percutante de l’instrument, mais il s’est aussi livré à des recherches de timbres que Debussy et Ravel n’auraient pas désavouées (particulièrement évidentes dans la suite En plein air).
Ce disque est une parfaite anthologie de la manière de Bartok, qui s’appuie sur la musique traditionnelle de la Hongrie et de la Roumanie pour les thèmes, et qui innove totalement (plus encore que Prokofiev) dans l’utilisation du piano.
Zoltan Kocsis est l’interprète idéal de Bartok, dont il a si bien épousé le style qu’il donne l’impression de s’ennuyer lorsqu’il joue du Beethoven (nous l’avons entendu jouer, à Budapest, la Pathétique, qu’il a littéralement expédiée en en doublant le tempo, comme le bourreau, autrefois, expédiait le condamné).
Sofia Gubaidulina est l’un des plus attachants des compositeurs contemporains. Elle fonde son univers musical sur la recherche des couleurs et la rigueur de la forme, et ne s’éloigne que modérément de la tradition tonale, restant ainsi accessible à tous ceux dont la formation classique a façonné l’écoute à jamais. Surtout, elle se réclame de la double culture occidentale et orientale, ce à quoi l’autorisent ses origines russe et tatare. Son Cantique du Soleil pour violoncelle, percussions, célesta et chœurs, que jouent sur un disque tout récent Rostropovitch, divers solistes britanniques et le choeur London Voices9, est un modèle du genre, un peu l’équivalent musical d’un pastel onirique d’Odilon Redon. Sur le même disque, la Musique pour flûte, cordes et percussion, par le London Symphony dirigé par Rostropovitch, musique très belle, à la forte capacité d’envoûtement. Au total, un disque plus qu’intéressant, parfaitement accessible, qui ravira ceux qui aiment sortir des sentiers battus.
Milhaud le magnifique
La musique de Darius Milhaud est aussi colorée et séduisante que les paysages de sa Provence natale, et cela sans verser dans la facilité. Un disque récent reprend une série d’enregistrements réalisés en 1971 et 1983 par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Georges Prêtre et quatre pianistes, Christian Ivaldi, Noël Lee, Michel Béroff, Jean-Philippe Collard10.
Les œuvres vont de Scaramouche (pour deux pianos) à la Suite provençale (pour orchestre) en passant par le Bal martiniquais, bien sûr, le Carnaval d’Aix pour piano et orchestre, la Suite française, et une œuvre moins connue, Paris, suite pour quatre pianos.
Milhaud a composé tonal, et la complexité des harmonies qu’il utilise, les recherches formelles auxquelles il se livre – Milhaud a eu pour élèves Stockhausen et… Dave Brubeck – ne nuisent jamais à l’accessibilité de sa musique, très proche de ce que représente, dans l’art du XXe siècle, la peinture de Matisse.
C’est parfaitement dessiné et construit, extrêmement sensuel, et cela parle aussi bien au monde académique qu’au petit peuple de Carpentras – nous en avons fait l’expérience. Au fond, n’est-ce pas là l’objectif idéal – et inespéré – de l’art ?
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1. 2 CD ERATO 85738 57742.
2. 1 CD VIRGIN 24354 54752.
3. 2 CD SKARBO DSK 10556.
4. 1 CD ERATO 85738 58272.
5. 1 CD SONY CB 471.
6. 1 CD DGG 28947 13692.
7. 1 CD EMI 5 57159 2.
8. 1 CD Philips 28946 46762.
9. 1 CD EMI 24355 71352.
10. 1 CD EMI 5 74625 2.