Chimie et innovation :

Dossier : La chimie et les hommesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002
Par Nicolas FROLOFF (86)
Par Hervé PLESSIX (86)

La chi­mie ne cesse de chan­ger notre vie et notre quo­ti­dien. Chaque jour des équipes de recherche iden­ti­fient de nou­velles molé­cules aux pro­prié­tés inté­res­santes : des molé­cules qui vont inter­agir avec le vivant et modi­fier son fonc­tion­ne­ment et qui devien­dront des médi­ca­ments, des molé­cules qui vont s’as­sem­bler pour consti­tuer des maté­riaux aux pro­prié­tés nou­velles (verres, céra­miques, fibres de car­bone, etc.), ou encore des molé­cules qui sont capables d’ab­sor­ber la lumière visible ou les UV et qui devien­dront des colo­rants ou des filtres solaires.


Repré­sen­ta­tion en 3D du Mexo­ryl XL, filtre solaire bre­ve­té par L’O­réal, avec le volume occu­pé par la molé­cule et son champ élec­tro­sta­tique. PHOTO L’ORÉAL RECHERCHE

Aujourd’­hui inno­ver avec une vision indus­trielle dans les domaines de la chi­mie c’est l’art de savoir choi­sir les molé­cules utiles pour des appli­ca­tions bien défi­nies. Cela implique, bien sûr, de maî­tri­ser la syn­thèse de ces molé­cules, mais aus­si et sur­tout de savoir iden­ti­fier rapi­de­ment celles qui seront effi­caces et optimales.

Par exemple, dans l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique, un médi­ca­ment est une molé­cule opti­mi­sée satis­fai­sant un cahier des charges com­plexe, com­por­tant de lourdes contraintes tech­niques et régle­men­taires : une bonne effi­ca­ci­té thé­ra­peu­tique (inter­ac­tion pri­vi­lé­giée avec une cible bio­lo­gique), des effets secon­daires mini­mi­sés (pas ou peu d’in­te­rac­tions avec d’autres cibles), une solu­bi­li­té et une bio­dis­po­ni­bi­li­té opti­males (la molé­cule atteint effi­ca­ce­ment sa cible bio­lo­gique dans l’or­ga­nisme), une toxi­ci­té mini­mi­sée (bon rap­port bénéfice/risque), un coût de syn­thèse accep­table, une pro­tec­tion indus­trielle solide (ori­gi­na­li­té et nou­veau­té de la molé­cule), etc.

Pour satis­faire un tel cahier des charges, le délai de déve­lop­pe­ment d’un nou­veau médi­ca­ment depuis la pre­mière syn­thèse en labo­ra­toire jus­qu’à la mise sur le mar­ché est aujourd’­hui de l’ordre de dix ans, et le coût peut atteindre 1 mil­liard d’eu­ros. Pour une molé­cule com­mer­cia­li­sée, des dizaines de mil­liers auront été éva­luées au cours des dif­fé­rentes étapes de recherche et de développement.

Pour trou­ver des molé­cules inno­vantes, la chi­mie a long­temps eu recours au hasard ou à l’a­na­lo­gie avec la nature.

Ain­si, la péni­cil­line (anti­bio­tique) a été iden­ti­fiée par hasard parce qu’elle tuait des colo­nies bac­té­riennes dans une boîte de Pétri. La sac­cha­rine (édul­co­rant de syn­thèse) a été » goû­tée » par le chi­miste qui la syn­thé­ti­sa lors­qu’il por­ta à ses lèvres la ciga­rette qui en était impré­gnée. Ou encore l’as­pi­rine a été iden­ti­fiée à par­tir de l’ex­trait de saule, arbre dont les décoc­tions étaient connues pour lut­ter contre la fièvre.

processus d'innovation en chimie
Le cœur du pro­ces­sus d’in­no­va­tion chi­mique est le cercle ver­tueux qui relie la syn­thèse de molé­cules, les tests expé­ri­men­taux et la modé­li­sa­tion des résul­tats per­met­tant d’af­fi­ner le por­trait-robot des molé­cules can­di­dates au développement.
La ten­dance actuelle est à l’ac­cé­lé­ra­tion : aug­men­ta­tion de la fré­quence des cycles, du débit de molé­cules, de tests, d’in­for­ma­tions et d’utilisation d’ou­tils infor­ma­tiques et de modé­li­sa­tion de plus en plus sophis­ti­qués pour en extraire des connais­sances pertinentes

Mais aujourd’­hui, les enjeux éco­no­miques liés à l’in­no­va­tion ne per­mettent plus de s’en remettre exclu­si­ve­ment au hasard ou à l’in­tui­tion. En effet, » l’es­pace chi­mique » à explo­rer est infi­ni, et la pro­ba­bi­li­té de trou­ver la bonne molé­cule du pre­mier coup dimi­nue au fur et à mesure de l’ac­crois­se­ment des contraintes de mise sur le marché.

Ces enjeux ont conduit l’in­dus­trie chi­mique à ratio­na­li­ser le pro­ces­sus d’in­no­va­tion, tout en tenant compte du fait que les phé­no­mènes chi­miques com­plexes res­tent sou­vent abor­dés de manière empi­rique. Le secret d’un pro­ces­sus effi­cace d’in­no­va­tion en chi­mie réside ain­si dans le bon fonc­tion­ne­ment de la boucle ver­tueuse qui relie les syn­thèses de nou­velles molé­cules, les tests des pro­prié­tés de ces molé­cules et la modélisation.

Cette der­nière per­met, au fur et à mesure de l’ex­pé­ri­men­ta­tion, de déga­ger des rela­tions entre la struc­ture chi­mique des molé­cules et les pro­prié­tés dési­rées. Ces modèles per­mettent alors d’af­fi­ner peu à peu le » por­trait-robot » de la molé­cule opti­male et d’o­rien­ter les nou­velles syn­thèses. Au plan humain, cela néces­site une rela­tion étroite entre équipes plu­ri­dis­ci­pli­naires, dont chaque acteur maî­trise des tech­niques très poin­tues : chi­mistes, phy­si­ciens, bio­lo­gistes, infor­ma­ti­ciens, etc.

La réus­site passe aus­si par une accé­lé­ra­tion de ce pro­ces­sus d’in­no­va­tion. La chi­mie à voca­tion indus­trielle a aujourd’­hui recours à diverses tech­no­lo­gies comme la syn­thèse à haut débit où les molé­cules ne sont plus syn­thé­ti­sées arti­sa­na­le­ment une par une mais 100 par 100 (ou plus) à l’aide de robots, ou comme les tests minia­tu­ri­sés à haut débit (HTS : » high through­put scree­ning »), qui per­mettent d’é­va­luer rapi­de­ment les pro­prié­tés d’un grand nombre de molé­cules. Enfin, c’est l’ex­trac­tion puis l’u­ti­li­sa­tion effi­cace de l’in­for­ma­tion qui dans ce domaine comme dans bien d’autres sont la clé de la réussite.

Ce sont ces tech­niques qui ont connu un grand déve­lop­pe­ment ces der­nières années dans d’autres sec­teurs de l’in­dus­trie chi­mique que nous nous employons à mettre en place au sein de la recherche de L’O­réal pour la mise au point de nou­velles matières pre­mières cosmétiques.

Conception assistée par ordinateur

Comme dans bien d’autres sec­teurs indus­triels, les chi­mistes ont cher­ché à faire » vivre » vir­tuel­le­ment leurs molé­cules afin de tes­ter » in sili­co » (dans l’or­di­na­teur) leurs pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques ou bio­lo­giques avant de pas­ser à la phase longue et coû­teuse de la synthèse.

Ces tech­niques de Modé­li­sa­tion molé­cu­laire ont connu leur plus grande appli­ca­tion dans le domaine de la concep­tion ration­nelle de médi­ca­ments. Aujourd’­hui, la concep­tion d’un médi­ca­ment se fait sur une cible bio­lo­gique bien défi­nie, cette cible étant sou­vent une pro­téine jouant un rôle clé dans la patho­lo­gie à traiter.

Modèle moléculaire 3D de la kératine alpha
Modèle molé­cu­laire 3D de la kéra­tine alpha, une pro­téine consti­tu­tive du che­veu pos­sé­dant une struc­ture en hélice alpha (ici 4 hélices vues du des­sus, reliées par 2 ponts disul­fures sché­ma­ti­sés par les sphères jaunes). PHOTO L’ORÉAL RECHERCHE

Représentation en 3D de la structure de la protéase du virus HIV-1
Repré­sen­ta­tion en 3D de la struc­ture de la pro­téase du virus HIV‑1 avec un inhi­bi­teur. La pro­téine est sché­ma­ti­sée par un ruban pas­sant par sa chaîne prin­ci­pale, per­met­tant de visua­li­ser sa struc­ture symé­trique et les deux domaines mobiles (en haut) qui se referment sur le site cata­ly­tique (au centre) avec une molé­cule d’eau (sphère bleue). La struc­ture de l’in­hi­bi­teur au sein du site est repré­sen­tée sous forme de bâtons, à proxi­mi­té des deux acides aspar­tiques cata­ly­tiques de la pro­téase (en rouge).
Image réa­li­sée par Tere­sa Lar­sen, Ins­ti­tut de Recherche Scripps, La Jol­la, CA, USA.

Le » modé­li­sa­teur » fait de la véri­table concep­tion assis­tée sur ordi­na­teur en visua­li­sant en trois dimen­sions la struc­ture de la pro­téine cible sur son écran dans tous ses détails ato­miques. La pro­téine pos­sède géné­ra­le­ment un » site récep­teur « , c’est-à-dire une poche de forme par­ti­cu­lière dans laquelle il est pos­sible de loger une petite molé­cule qui va alté­rer son fonc­tion­ne­ment (acti­va­tion ou bien inhibition).

Tout le tra­vail du modé­li­sa­teur consiste, avec le chi­miste, à desi­gner des molé­cules de forme opti­male pour ce site récep­teur qui pour­ront ain­si inter­agir de manière spé­ci­fique avec la pro­téine cible. Le chi­miste syn­thé­tise alors une série de molé­cules selon cette pre­mière hypo­thèse, les molé­cules sont tes­tées et les résul­tats des tests per­mettent d’af­fi­ner la concep­tion d’une deuxième géné­ra­tion de molé­cules. Et ain­si de suite jus­qu’aux pre­miers » can­di­dats médi­ca­ments « , qui sont alors sou­mis à des tests bio­lo­giques plus poussés.

Une réus­site exem­plaire dans le domaine de la concep­tion assis­tée par ordi­na­teur a été la mise au point récente de nou­veaux médi­ca­ments pour trai­ter le SIDA, à par­tir de la struc­ture 3D de cer­taines pro­téines cibles du virus HIV‑1. Toute une géné­ra­tion de nou­velles molé­cules a ain­si vu le jour dans les labo­ra­toires aca­dé­miques et indus­triels amé­ri­cains dans les années quatre-vingt-dix, en par­ti­cu­lier chez DuPont Merck qui a tra­vaillé sur la pro­téase du virus HIV‑1.

Contrai­re­ment aux autres médi­ca­ments, les inhi­bi­teurs de cette pro­téase ont été conçus en grande par­tie sur ordi­na­teur, en étu­diant de manière théo­rique les inter­ac­tions per­met­tant à la molé­cule de se loger favo­ra­ble­ment dans le site actif de l’en­zyme pour l’in­hi­ber dura­ble­ment et empê­cher ain­si le virus de se répliquer.

La struc­ture 3D de cette enzyme a été déter­mi­née à la réso­lu­tion ato­mique, grâce à la tech­nique de cris­tal­lo­gra­phie par dif­frac­tion des rayons X. Là aus­si, c’est une boucle d’op­ti­mi­sa­tion ver­tueuse modé­li­sa­tion-expé­ri­men­ta­tion qui a per­mis d’a­bou­tir à de bons médi­ca­ments-can­di­dats : syn­thèse de nou­velles molé­cules, tests minia­tu­ri­sés d’in­hi­bi­tion de l’en­zyme, iden­ti­fi­ca­tion de » hits » (molé­cules répon­dant posi­ti­ve­ment dans les tests), cocris­tal­li­sa­tion de l’en­zyme avec le meilleur des hits et obser­va­tion du com­plexe for­mé par dif­frac­tion des rayons X pour mieux com­prendre com­ment la petite molé­cule se loge dans la cavi­té de l’en­zyme, modé­li­sa­tion de molé­cules plus opti­males sur la base de ces nou­velles infor­ma­tions, etc.

Des tech­niques ana­logues fai­sant appel à la chi­mie quan­tique sont uti­li­sées au sein de la recherche de L’O­réal pour la modé­li­sa­tion des pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques et la concep­tion de nou­veaux colo­rants et filtres solaires.

Bases de données moléculaires

Gérer et exploi­ter toutes ces infor­ma­tions néces­site la construc­tion de bases de don­nées spé­ci­fiques aptes à mani­pu­ler les struc­tures molé­cu­laires des­si­nées en 2D que les chi­mistes uti­lisent pour repré­sen­ter les molé­cules, ain­si que l’en­semble des don­nées et pro­prié­tés associées.

Dans ces bases de don­nées molé­cu­laires, chaque molé­cule est sto­ckée sous la forme d’un graphe en 2D ou 3D (for­mule chi­mique déve­lop­pée), et les recherches se font par struc­ture chi­mique ou par sous-struc­ture (des groupes chi­miques fonc­tion­nels par exemple). Les bases de don­nées ont rem­pla­cé les cata­logues des four­nis­seurs de pro­duits chi­miques. Elles per­mettent aus­si de struc­tu­rer toute l’in­for­ma­tion interne à une entre­prise sur les molé­cules syn­thé­ti­sées et les don­nées recueillies sur leurs acti­vi­tés bio­lo­giques et leurs pro­prié­tés phy­si­co-chi­miques. En per­met­tant un meilleur par­tage de l’in­for­ma­tion pour tous les par­te­naires d’un pro­jet scien­ti­fique, ces bases de don­nées accé­lèrent consi­dé­ra­ble­ment les temps de développement.

Analyse de données

Toutes ces don­nées accu­mu­lées n’ont de sens que si elles sont inlas­sa­ble­ment exploi­tées par les cher­cheurs pour ser­vir de moteur à leur créa­ti­vi­té. Les outils d’a­na­lyse sta­tis­tique ou de » data mining » qui per­mettent de construire des modèles met­tant en rela­tion la struc­ture des molé­cules et leurs pro­prié­tés sont donc stra­té­giques dans ce pro­ces­sus, que ce soit pour opti­mi­ser une molé­cule, pré­dire une acti­vi­té ou aider à la créa­ti­vi­té en per­met­tant des extra­po­la­tions fruc­tueuses. Ce domaine est tout aus­si pas­sion­nant tech­ni­que­ment car il se trouve au croi­se­ment de dif­fé­rentes tech­niques d’a­na­lyse de don­nées : il s’a­git par exemples de trou­ver des rela­tions entre des graphes (les molé­cules) et des don­nées chif­frées ou tex­tuelles mul­ti­va­riées (les propriétés).

Comme d’autres domaines indus­triels, avec peut-être un peu de retard, la chi­mie s’ouvre à de nom­breuses tech­niques de modé­li­sa­tion et d’a­na­lyse de don­nées qui viennent enri­chir et sup­por­ter le pro­ces­sus de syn­thèse. Des champs de com­pé­tence nou­veaux s’ouvrent aux inter­faces entre l’in­for­ma­tique, la chi­mie, les mathé­ma­tiques, la biologie.

Tout reste encore à inven­ter : la métho­do­lo­gie, les outils et les appli­ca­tions. Sans comp­ter les chan­ge­ments de men­ta­li­té à opé­rer pour faire com­prendre que le chi­miste de demain devra maî­tri­ser à la fois les tech­niques de la syn­thèse orga­nique et celles du trai­te­ment de l’information. 

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