Chine, une puissance qui s’affirme au plan régional
Les crises japonaise et asiatique de 1997–1998 ont bouleversé les rapports de force au sein de la région au profit de la Chine dont la montée en puissance économique dans l’économie mondiale est spectaculaire depuis sa réouverture sur le monde extérieur en 1978.
Confortée par cette évolution des rapports de force économiques, la Chine prend de plus en plus d’initiatives régionales notamment dans le cadre de l’enceinte de dialogue ASEAN + 3 (Japon, Corée, Chine) qui apparaît comme une réponse adaptée aux préoccupations du moment de la plupart des pays asiatiques.
Les implications économiques et géopolitiques d’un approfondissement de ce dialogue au sein de la région et de la volonté chinoise de s’imposer comme une superpuissance régionale sont potentiellement colossales.
Toutefois, les objectifs à long terme des pays de la région ne sont pas forcément compatibles et l’avenir de cette enceinte de dialogue qui offre la possibilité de multilatéraliser d’éventuelles tensions bilatérales entre pays voisins demeure encore incertain.
Le Japon s’enlisant dans une crise structurelle, la Chine est sortie au plan régional grande gagnante de la crise asiatique au détriment notamment des pays membres de l’ASEAN
L’économie nippone s’enlise depuis l’éclatement d’une bulle spéculative massive au début des années quatre-vingt-dix dans le couple récession – déflation en dépit d’un policy-mix très accommodant : la croissance du Japon ne s’est établie qu’à 1 % en moyenne lors des dix dernières années alors qu’elle dépassait 4 % lors des deux décennies précédentes. Du fait de ces difficultés internes, le Japon n’a pas été en mesure de saisir les opportunités créées par la crise asiatique et sa très forte influence économique dans la région s’est érodée.
Les principaux pays membres de l’ASEAN ayant été déstabilisés économiquement voire politiquement et socialement par la crise asiatique de 1997–1998, le potentiel de croissance de l’Asie du Sud-Est s’avère désormais significativement plus faible que celui de l’Asie du Nord-Est. L’attrait pour les investisseurs étrangers de l’ASEAN en a été profondément affecté : sa part dans le stock mondial d’investissements directs étrangers qui avait progressé de 3,8 % à 6,1 % entre 1980 et 1996 ne s’inscrivait plus qu’à 4,1 % fin 2001 (source : CNUCED). Tant que la situation en Indonésie, colonne vertébrale de l’ASEAN, ne sera pas stabilisée, ce groupe de pays ne retrouvera vraisemblablement pas massivement la faveur des nouveaux investisseurs ce qui pénalisera son potentiel de croissance.
La Corée du Sud qui a fait preuve d’une capacité de rebond exceptionnelle suite à la crise qu’elle a subie en 1998 doit poursuivre le douloureux assainissement de ses fondements microéconomiques en s’ouvrant progressivement aux capitaux et méthodes de gestion étrangers. Hong-Kong qui gravite d’ores et déjà dans l’orbite de la Chine et Taiwan dont l’économie est déjà bien intégrée avec celle de la RPC bénéficient de la montée en puissance économique de la Chine.
Du fait de la résistance de son économie au choc de la crise asiatique et de l’attitude responsable des autorités durant la crise (pas de dévaluation du renminbi qui aurait entraîné la région dans une spirale incontrôlée de dépréciations monétaires, aides financières conséquentes accordées aux pays en difficulté), la RPC est sortie renforcée de cette crise au plan régional.
Avant la crise asiatique, la montée en puissance fulgurante de la Chine dans l’économie mondiale – la part de la Chine dans le stock mondial d’investissements directs étrangers qui était inférieure à 1 % en 1980 s’est établie à 5,8 % fin 2001 – ne s’était pas traduite par un bouleversement des poids relatifs au sein de la région car la quasi-totalité des pays asiatiques enregistrait des taux de croissance du même ordre. À la faveur de la crise, le centre de gravité de l’Asie émergente s’est brusquement déplacé vers le nord et ce mouvement se poursuivra sur un rythme rapide tant que les différentiels de croissance ne se réduiront pas. Ainsi, alors que la part de l’ASEAN (hors réexportations transitant par Singapour) dans le total des exportations mondiales s’est stabilisée entre 1996 et 2001 autour de 5,5 % (3,2 % en 1980), la part de la Chine a, durant la même période, continué à progresser rapidement de 2,8 % à 4,3 % (0,9 % en 1980)1.
Dans un contexte de rapprochement institutionnel entre les pays asiatiques, la Chine s’affirme en tant que superpuissance dans les différentes enceintes régionales en s’appuyant sur la convergence temporaire des objectifs des différents pays de la zone
Le dialogue institutionnel au sein de la région prend forme et s’approfondit de jour en jour. En particulier, des rencontres régulières ont été instaurées dans le cadre de l’enceinte de dialogue ASEAN + 3 au niveau des chefs d’État et des ministres dans des domaines très divers. Dans le domaine économique, ce dialogue a conduit à des initiatives spectaculaires de certains pays, notamment de la Chine qui a proposé en novembre 2001 à l’occasion d’un sommet ASEAN + 3 à Brunei l’établissement d’ici 2010 d’une zone de libre-échange ASEAN-Chine (ASEAN-China Free Trade Area, ACFTA), proposition acceptée dans les grandes lignes2 lors de l’édition suivante du sommet en novembre 2002 à Phnom Penh. Pour l’heure, les accords commerciaux bilatéraux entre les pays de la région qui constituent autant de « petits bonds en avant » vers une intégration plus complète fleurissent. Singapour qui, en tant que plate-forme régionale, a tout à gagner à ces accords joue le rôle d’éclaireur en négociant des accords avec de nombreux pays au sein mais aussi en dehors de la région.
La Chine continue donc de s’affirmer non seulement dans les différentes institutions multilatérales – son accession à l’OMC constituant le point d’orgue le plus récent de cette politique – mais aussi régionales en particulier au sein de cette nouvelle enceinte de dialogue dont le contour géographique est adapté aux préoccupations externes du moment de la plupart des pays asiatiques.
Quant aux pays d’Asie du Sud-Est, l’intérêt de l’enceinte ASEAN + 3 est de « ne pas apparaître comme un canard boiteux sur une photo d’une famille plus large ». En effet, la construction de l’ASEAN est lente et ses résultats sont mitigés : d’une part, l’accueil rapide pour des raisons géopolitiques du Viêtnam, de la Birmanie, du Cambodge et du Laos dont les structures économiques, politiques et sociales sont très éloignées de celles des autres pays membres a déstabilisé l’ensemble ; d’autre part, les principaux pays membres de cette organisation étant plutôt préoccupés par leurs problèmes économiques, politiques et sociaux internes, les considérations de politique commerciale passent souvent au second plan – la part des échanges intrarégionaux n’a pas significativement évolué lors des dix dernières années. En tout état de cause, les pays de l’ASEAN dont les préoccupations sont aussi sécuritaires souhaitent dès à présent une participation active du Japon et de la Corée, afin de contrebalancer la puissance chinoise.
Concernant la Corée du Sud, les enjeux sont plus de nature géopolitique même si les enjeux économiques sont eux-mêmes importants : l’appui de ses puissants voisins notamment de la Chine est une condition du succès de la réunification avec la Corée du Nord. Or, l’enceinte ASEAN + 3 offre une plate-forme de dialogue tout à fait adaptée notamment lors des rencontres des chefs d’État.
Enfin, le Japon, jusqu’à présent adepte déterminé du multilatéralisme, s’engage lui aussi dans la voie du régionalisme. Les raisons de cette évolution sont multiples : le Japon assiste au surcroît de croissance et d’emploi occasionné par la constitution de blocs régionaux (UE, ALENA) ; il est à la recherche d’un » pouvoir de marché » susceptible d’accroître son poids au sein des enceintes internationales ; les résultats du nouveau cycle de négociations multilatérales restent incertains ; il est sous la pression des milieux d’affaires ; en dernier lieu, il ne peut rester inactif face aux différentes initiatives chinoises vis-à-vis des pays de la région et se doit donc d’être présent dans cette nouvelle enceinte régionale de dialogue pour consolider son pouvoir d’influence dans la région.
Les prémices de la construction économique d’un vaste bloc panasiatique posent de nombreuses questions
Les enjeux économiques de la construction panasiatique sont colossaux.
En termes de produit national brut (PNB) en dollars courants (source Banque Mondiale), l’ensemble Chine + Hong-Kong + Taiwan + Japon + Corée du Sud + ASEAN à 10 membres pesait 7 030 milliards d’USD en 2000 (dont 4 520 pour le Japon et 1 060 pour la Chine). Notons que le PNB en dollars courants est une notion appropriée pour les exportateurs qui doivent faire face à une demande solvable selon les niveaux de prix occidentaux.
Selon les données de la Banque Mondiale, le PNB PPA de l’ASEAN + 4 se serait inscrit à 11 660 milliards d’USD à PPA en 2000 dont 4 950 milliards pour la seule Chine. La notion de produit national brut à parité de pouvoir d’achat (PNB PPA) s’avère particulièrement pertinente pour un investisseur visant le marché intérieur qui est confronté à la structure des prix et des coûts en vigueur dans le pays d’accueil.
Selon toute vraisemblance, la part de l’Asie émergente dans l’économie mondiale continuera à croître à moyen terme essentiellement du fait de la Chine.
Compte tenu de l’importance de ces enjeux économiques, il importe de se poser quelques questions auxquelles il serait bien présomptueux de tenter de répondre dans l’immédiat.
L’ASEAN aura-t-elle la volonté et le temps de progresser significativement dans son programme de libéralisation interne afin d’être en mesure de résister au choc économique de la mise en place d’une zone de libre-échange avec la Chine ?
Quel sera l’équilibre des forces qui s’instaurera entre les deux acteurs majeurs que sont le Japon et la Chine ? Le Japon ne laissera pas facilement son pouvoir d’influence économique dans la région s’éroder notamment en Asie du Sud-Est (la partie est déjà perdue dans le monde chinois du fait de la dépendance croissante de Taiwan vis-à-vis de la RPC). D’ailleurs, le Premier ministre japonais a proposé début 2002, suite à la proposition chinoise d’accord de libre-échange avec l’ASEAN, un projet de « Japan – ASEAN Comprehensive Economic Partnership » (JACEP) et des accords bilatéraux de libre-échange entre le Japon et ses principaux partenaires commerciaux asiatiques hors monde chinois sont à l’étude. Question subsidiaire d’importance : les autorités japonaises mettront-elles fin au dogme de la non-internationalisation du yen pour contrecarrer la montée en puissance du yuan comme monnaie de référence régionale ?
Quelle sera la stratégie des États-Unis ? Pour l’instant, plutôt que de prendre des initiatives pour relancer l’APEC qui a perdu de sa superbe lors des dernières années, les autorités américaines se sont, elles aussi, engagées dans la voie de la négociation d’accords de libre-échange avec certains pays de la région. Ainsi, après deux ans de négociations, les États-Unis et Singapour ont finalement trouvé le 15 janvier 2003 un terrain d’entente concernant un accord bilatéral de libre-échange qui entrera vraisemblablement en vigueur en 2004.
Enfin, quelle sera l’attitude de l’Union européenne qui sera mise devant la nécessité incontournable d’établir avec cette région d’importance grandissante des accords afin d’équilibrer le dialogue transatlantique et d’éviter de se retrouver marginalisée dans la région ?
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1. Source : Organisation mondiale du Commerce.
2. Période de transition plus longue accordée aux pays les moins développés de l’ASEAN (Birmanie, Cambodge, Laos, Viêtnam).
(photographie : vue du nouveau quartier de Pudong à Shanghai prise depuis l’historique promenade du Bund)