Choc de générations ou choc de civilisations ?
Comment mettre fin à la morosité et remobiliser tous les acteurs de l’économie française ?
Retraites, employabilité, morosité, démotivation des deuxièmes parties de carrière, quelles solutions ?
La multiplication des conflits sociaux ne reflète pas seulement le refus de la perte des avantages acquis mais démontre un malaise plus aigu que la colère : une grande lassitude. Les Français, certes râleurs, ont bien compris l’inéluctable, cette évidence que tous les gouvernements successifs connaissent depuis plus de vingt ans : nous sommes au pied du mur, lesdits seniors devront travailler plus longtemps et travailler avec les deux générations qui leur succèdent.
Tout le monde connaît maintenant les chiffres qui sont parus dans les différents rapports (Charpin, Taddei, Teulade, Quintreau) et leurs conséquences.
They’re Not Employees,
They’re People.
Peter F. Drucker
Le vieillissement de la population européenne
La France va devoir affronter dès 2006 le mouvement de vieillissement de la population active constaté dans l’ensemble des pays industrialisés. Le nombre des salariés âgés de plus de 40 ans s’accroît dans les entreprises. De plus l’espérance de vie augmente. Enfin, en l’an 2000, l’âge moyen auquel une femme a eu un enfant était de 29,4 ans !
Les lois sociales ont entraîné les entreprises à gagner en productivité immédiate, à réduire leurs effectifs en proposant des systèmes qui ont un coût immédiat mais aussi un coût plus difficilement mesurable de perte des compétences en particulier des compétences implicites.
D’autre part, l’opinion communément admise chez les responsables d’entreprise et les salariés eux-mêmes associe l’âge à un préjugé de moindre productivité, donc à un coût accru (baisse de performance/coût salarial élevé) dû à l’ancienneté, à une moindre capacité à se former et à s’adapter aux TIC et aux nouvelles organisations.
Au niveau mondial, les pays les plus touchés par le vieillissement de la population sont les pays en développement. L’objectif de l’ONU, comme le souligne Nitip Desai, c’est de faire que la « vieillesse ne soit pas discriminée comme un handicap, mais vécue comme un progrès et une richesse ». En cinquante ans, le nombre de personnes âgées a triplé, il y a 629 millions de personnes de plus de 60 ans dans le monde. En 2050, elles seront deux milliards, dont 20 % de plus de 80 ans. Ces personnes représentent 20 % de la population des régions développées.
La fracture sociale : le choc des générations
Cependant quel que soit le milieu, le mal-être dépasse la simple question des retraites.
Les métiers se sont transformés et continueront à le faire, certains mourront, d’autres naîtront, de plus en plus vite, puisque le temps est devenu si important que tout le monde court après sans faire la pause nécessaire à la réflexion. Peur de vieillir, peur de la mort, l’homme s’enivre de travail, lorsqu’il en a ; d’actions sociales ou de loisirs quand il le peut.
Il n’existe pas encore de management positif des âges, le jeunisme est à la mode et les transferts de compétences entre les anciens et les plus jeunes ne se font plus.
La douleur dans l’exercice de son métier entraîne une démotivation et une réaction simple : l’attentisme, l’immobilisme, quand ce n’est pas la contagion de la démotivation voire la destruction pernicieuse du capital de connaissances et de compétences de l’entreprise.
Notre pays aura, à la fin de cette décennie, à faire face à ces perspectives difficiles, mais prévisibles et donc gérables. Hier, les 30–45 ans constituaient l’essentiel de la population active ; demain, ce seront majoritairement les plus de 45 ans, actuellement en sous-emploi, qui auront à assurer non seulement la bonne marche économique du pays, mais aussi la solidarité de régimes de retraite de plus en plus coûteux. Sommes-nous prêts, actuellement, à assumer de tels bouleversements ?1
Les conséquences de ce phénomène sont multiples. Ceux qui croyaient avoir tout sacrifié pour leur entreprise (santé, loisir, vie de famille) pensaient ne plus rien devoir à personne, surtout de la façon dont certains sont remerciés. Prête pour une retraite bien méritée, poussée par la génération suivante, la génération sacrifiée aura cru dans l’entreprise (que pour la plupart ils n’auront jamais quittée) et pensait partir, sans gloire, sans remerciements, voire même après une longue et difficile mise au placard. Le départ à la retraite paraissait alors la fin d’un long parcours, très éloigné de leur rêve de jeunesse.
Seulement voilà, les 35–45 ans, la génération désabusée commençait à espérer voir quelques places se dégager. Tous ces cadres ne pouvant grimper dans la hiérarchie car les places étaient prises par les anciens commençaient à voir poindre le jour de leur avènement et de leur reconnaissance. Mais tout n’est pas si simple. La peur qui s’est installée entre leurs aînés et eux, peur de perte de pouvoir, peur de pertes de savoir, peur de communiquer, redevient palpable, même si elle est de plus en plus cachée et sournoise.
Et nos jeunes ? Eux qui étant si peu nombreux ne devraient avoir aucun problème d’emploi ! Et pourtant les voilà touchés par une crise inexplicable : de trop longues études, une faible connaissance du monde de l’entreprise, une difficulté à s’adapter aux systèmes qu’ils soient hiérarchiques ou à structure plate ? Ils n’auraient, s’ils le souhaitaient, aucune difficulté pour intégrer une entreprise. Mais eux aussi font peur ! Génération cynique, ils ont vu les licenciements de leurs parents, leur honte du chômage.
Pour eux, l’entreprise n’est pas une société à laquelle ils sont prêts à donner plus que leur dû. Ils travaillent pour leur salaire, pour leur carrière. Ne vous y trompez pas, ils sont là pour apprendre encore et encore, absorber les compétences et les savoirs de l’entreprise. À force de leur répéter qu’ils devraient changer plusieurs fois de métiers, ils ont parfaitement intégré cette idée et zappent d’une entreprise à l’autre en engrangeant les compétences afin de les digérer et de les proposer au plus offrant.
Quelques exemples
- Les cadres de l’Éducation nationale s’inquiètent du jusqu’auboutisme des jeunes profs, et ajoute un inspecteur général : « Nous devons réfléchir pour savoir comment transmettre l’éthique du métier.« 2
- Beaucoup travaillent en prenant le savoir des sociétés pour l’utiliser ailleurs. Ce phénomène risque de s’amplifier avec la pénurie des travailleurs. Voilà que l’entreprise donne son savoir et ses compétences à ses employés sans assurer leur fidélisation, alors que pour construire de la valeur ajoutée et gagner des parts de marché, il faut, au contraire, que ses acteurs travaillent pour l’entreprise.
- Et le mois d’août paraît devoir être propice aux restructurations, délocalisations, fermetures de sites… et autres plans sociaux. Et ce quel que soit le secteur. Le groupe Peugeot annonce la suppression de 500 postes à Poissy, Solectron se délocalise en Chine et supprimera 750 postes en Gironde, Alstom prévoit la suppression de 915 emplois sur le territoire de Belfort, Altadis en annonce 700.
- Les EPA de l’Éducation nationale entament un regroupement avec une première annonce officielle, la fermeture de leur librairie pour une librairie de l’éducation inaugurée le 19 août.
- TPE-PME reprise et perte de compétences, dépôt de bilan.
Plutôt que de se battre pour augmenter la valeur ajoutée de leur entreprise avant cession, beaucoup de chefs d’entreprise préfèrent tuer leur bébé plutôt que de le donner à un jeune qui ne comprend rien !
Pris sur le vif
Malaise des enseignants, villes prises en otage par les intermittents du spectacle, tous ces maux ne sont que la partie visible de l’iceberg. Car, dans les entreprises visitées, le refrain est toujours le même : J’ai assez donné !
D’un naturel résolument optimiste, nous ne pouvons nous arrêter sur le résultat de plusieurs semaines de rencontres avec les patrons des PME, leur leitmotiv est :
« Il n’y a pas de problèmes chez moi. »
« De toute façon, personne ne m’empêchera de prendre ma retraite, si demain je peux vendre, je le ferai, à n’importe qui, et sans état d’âme. »
Car, il ne faut pas se tromper, ces mouvements ne sont pas signe de vitalité et de volonté de changement comme avaient pu l’être d’autres crises, ici règnent la lassitude, la peur et le désarroi.
Présente dans une entreprise, j’ai dû constater que trois personnes étaient à l’accueil et le seul client a dû attendre près de six minutes avant que l’un d’entre eux cesse le bavardage, et fasse son travail.
Ils avaient un problème important : comment organiser leurs vacances pour ne pas perdre tous les jours acquis (auxquels ils ont forcément droit, et qu’on leur reprendra s’ils ne sont pas pris. Oh ! scandale). Ce prodigieux exercice mathématique durera tout l’après-midi, parsemé d’éclats de rire !
Autre anecdote : j’étais dans le train et les membres d’une organisation syndicale revenaient en fanfare d’une journée de protestation. On aurait pu les croire remontés, coléreux, vindicatifs.
Eh bien non, ils avaient fini leur action, et chacun de compter jusqu’à quel âge il allait travailler, combien il toucherait, et quand serait cette fameuse retraite. Car, finalement, tout le monde l’a bien compris. C’est mathématique, plus de seniors, moins de jeunes, des adultes qui ne meurent plus à 65 mais à 77 ans, des jeunes qui ne commencent plus à travailler à 14 ou 16 ans, mais à 25, 27. Je ne critique pas là une avancée sociale importante (le recul de la pénibilité pour les jeunes adolescents et l’amélioration des savoirs).
Mais cette amélioration existe-t-elle vraiment ? N’a-t-on pas voulu que tous les élèves aient leur bac sans pour cela que cela leur ouvre la possibilité de faire des études supérieures. Et combien se retrouvent frustrés, à 23 ou 25 ans, après avoir accumulé des diplômes que les entreprises ne recherchent pas, qui n’ont pas le sens de l’entreprise et le découvrent sur le tard ?
L’organisation du travail est plaquée sur les hommes avec des critères théoriques et dans une vision de rendement immédiat ; le contrôle des entreprises par les marchés financiers a fini par cacher le véritable rôle de l’entreprise, apporter de la valeur ajoutée à son pays ! Les projets transversaux, le travail d’équipe nécessitent une culture commune qui tend à s’effacer.
Il m’a été donné de pouvoir travailler dans des établissements publics, et je dois dire que bien des idées préconçues sont tombées devant la réalité des faits, des personnels motivés, enthousiastes pour leur travail, qui parlent avec conviction du service public.
La quasi-totalité de ces personnes veut faire avancer les choses, faire un travail de qualité, et ne compte pas ses heures lorsque le projet les motive. Seulement voilà, il y a l’inertie de la machine administrative, le pouvoir de décision se heurtant à une hiérarchie et des « prés carrés ». Alors, les forces s’amenuisent, la volonté de faire bien et même mieux s’efface devant le triste constat de la réalité. Il est interdit de vouloir faire bouger les choses !
On a tant voulu apporter aux Français une culture de loisirs, culture hors de nos moyens, que ceux-ci ne pensent plus au travail que pour la retraite qu’il apportera.
Calcul économique et rentabilité
Une étude qui a été menée par un grand cabinet dans 600 entreprises européennes (21 pays), au cours de l’année 2002, montre l’impact du management sur la valeur du travail effectué par les hommes de l’entreprise.
Selon ce cabinet, un bon management par les compétences augmente la valeur des actions : les Sociétés européennes s’appuyant sur un management mettant l’homme comme priorité multiplieraient par deux la valeur des actions. Les bonnes pratiques de management augmentent la résistance aux crises.
Le graphe ci-dessus représente la valeur de l’action des sociétés étudiées, sur une période de cinq ans (jusqu’en juin 2002)3.
Où se trouve cette valeur ajoutée ?
Dans la mobilisation et la réactivité des personnes (89,6 %), la politique de recrutement basée sur le long terme, une entreprise flexible où il fait bon vivre, une communication interne fiable sur les objectifs et les missions de l’entreprise.
Comment assurer le retour sur investissement ?
- Par l’emploi et la bonne gestion des seniors,
- l’amélioration de l’image de l’entreprise (communication interne et externe),
- l’accompagnement des personnes qui constituent un passif social.
Le retour sur investissement d’une telle démarche est rapide.
Ce que nous avons appris
La perte des compétences et des savoirs de l’entreprise
La cristallisation des compétences et par voie de conséquence l’inemployabilité de personnes étant restées au même poste pendant trop d’années est un problème au moins aussi important que le turn-over rapide qui ne permet pas de dominer et de s’imprégner des savoirs et compétences nécessaires.
Les salariés âgés (l’âge dépendant du travail : grutier, conducteur TGV, maître-chien, ministre, médecin), s’ils sont plus ou moins mis au placard, freinent l’évolution de l’entreprise, leurs conditions de travail découragent les générations montantes, et les prud’hommes sont coûteux dès lors que l’on touche aux avantages acquis.
On peut toujours choisir la façon dont on fait son travail, même si l’on n’a pas eu de choix quant au travail lui-même. Les besoins d’une entreprise sont très proches des besoins de l’être humain : créativité, passion, flexibilité, réactivité, engagement. C’est-à-dire reconnaissance des autres, par la reconnaissance de soi. Car, comment faire un travail, s’il n’est pas reconnu à sa valeur.
Alors que l’écoute et la confiance mutuelle permettent un changement rapide et en douceur.
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* Avec la collaboration de Jean-Louis Richard (73), associé Gershwin sas. www.gershwin.fr
1. Rapport Quintreau.
2. Le Monde du 27 juin 2003.
3. Cabinet Wattson Wyatt.