Chômage ou inégalités : est-ce la seule alternative ?

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997
Par Pierre-Noël GIRAUD (67)

Cet article reprend, dans une ver­sion légè­re­ment aug­men­tée et modi­fiée, un article publié dans Les Échos, le 22 mars 1997, sous le titre : “ Emplois com­pé­ti­tifs et emplois protégés ”.

Der­nier ouvrage paru : Giraud P.-N., L’inégalité du monde, Gal­li­mard, Col­lec­tion Folio actuel, Paris, 1996.

N’a­vons-nous vrai­ment pas d’autre choix que de per­sis­ter dans le modèle social-démo­crate d’Eu­rope conti­nen­tale, appa­rem­ment inca­pable de réduire le chô­mage de masse, ou d’a­dop­ter la voie anglo-saxonne, amé­ri­caine ou bri­tan­nique, qui réduit le chô­mage, mais au prix d’une inéga­li­té rapi­de­ment crois­sante des revenus ?

Cet article pro­pose quelques élé­ments d’a­na­lyse de cette ques­tion. Pour le faire, il nous semble indis­pen­sable de rompre avec les sché­mas macro-éco­no­miques issus du key­né­sia­nisme, qui, mal­gré les déjà anciennes pro­cla­ma­tions de la mort de Keynes, conti­nuent à influen­cer notre pen­sée, ne serait-ce que parce qu’ils ont fon­dé les comp­ta­bi­li­tés natio­nales, seuls ins­tru­ments avec les­quels nous pou­vons mesu­rer les phé­no­mènes actuels. Ces sché­mas étaient adé­quats aux types de crois­sance prin­ci­pa­le­ment auto­cen­trés qu’ont connus les pays indus­tria­li­sés riches après la Seconde Guerre mon­diale. Ils ne le sont plus. Ces sché­mas sup­posent que les dif­fé­rentes com­po­santes d’une éco­no­mie natio­nale forment un tout inter­dé­pen­dant. Qu’une par­tie se porte mal et le tout s’en res­sent. D’où la néces­si­té d’une forte cohé­sion éco­no­mique, mais aus­si sociale, au sein d’un territoire.

Nous ten­te­rons ici d’es­quis­ser les grandes lignes d’une autre macro-éco­no­mie des ter­ri­toires sou­mis à la mon­dia­li­sa­tion et d’en tirer quelques consé­quences quant à la poli­tique éco­no­mique aujourd’hui.

Compétitifs et protégés

Par­tons d’une dis­tinc­tion clas­sique entre les biens et ser­vices échan­geables inter­na­tio­na­le­ment et ceux qui ne le sont pas, que ce soit pour des rai­sons tech­ni­co-éco­no­miques ou en rai­son d’obs­tacles éta­tiques mis à leur cir­cu­la­tion à tra­vers les frontières.

À par­tir de là, dis­tin­guons, au sein de la popu­la­tion active d’un ter­ri­toire, deux caté­go­ries de per­sonnes actives : les « com­pé­ti­tifs » et les « pro­té­gés ». Il ne s’a­git en aucune façon d’un juge­ment de valeur. Cette dis­tinc­tion ne fait que défi­nir la posi­tion de cha­cun dans le sys­tème pro­duc­tif de biens et services.

Les com­pé­ti­tifs sont ceux qui contri­buent à la pro­duc­tion des biens et ser­vices échan­geables inter­na­tio­na­le­ment. Ils sont direc­te­ment en com­pé­ti­tion avec les com­pé­ti­tifs d’autres ter­ri­toires. S’ils conservent leur emploi, c’est donc qu’ils sont, vis-à-vis de ceux-ci, com­pé­ti­tifs au sens ordi­naire du mot. Inver­se­ment, tout com­pé­ti­tif qui cesse de l’être vis-à-vis d’un com­pé­ti­tif situé dans un autre ter­ri­toire perd inévi­ta­ble­ment son emploi au pro­fit de ce der­nier. Les com­pé­ti­tifs sont les employés, du mana­ge­ment au simple opé­ra­teur, des entre­prises ou des divi­sions d’en­tre­prises situées sur le ter­ri­toire et inter­na­tio­na­le­ment com­pé­ti­tives. En font aus­si par­tie les pres­ta­taires de ser­vices et les sous-trai­tants de ces entre­prises, du moins tant que celles-ci ont inté­rêt à les conser­ver sur le même ter­ri­toire qu’elles.

Les pro­té­gés sont ceux qui contri­buent à la pro­duc­tion de biens et ser­vices non échan­geables inter­na­tio­na­le­ment. Ils sont bien évi­dem­ment aus­si en com­pé­ti­tion, mais entre eux, au sein d’un seul ter­ri­toire, voire même très loca­le­ment. Un pro­té­gé qui perd sa com­pé­ti­ti­vi­té vis-à-vis d’un autre pro­té­gé de son ter­ri­toire peut évi­dem­ment perdre son emploi. Mais, si la struc­ture de la demande ne change pas (i. e. si les parts rela­tives de la demande adres­sées aux com­pé­ti­tifs et aux pro­té­gés res­tent stables), cela se tra­dui­ra par la créa­tion immé­diate d’un autre emploi de pro­té­gé sur le territoire.

La com­pé­ti­tion entre pro­té­gés se déroule donc dans des condi­tions d’u­ni­té moné­taire, fis­cale, de coût sala­rial et de règles de jeux et pour le par­tage d’une demande qui est une part don­née des reve­nus dis­tri­bués sur leur ter­ri­toire. Per­sonne d’autre ne vient par défi­ni­tion contes­ter leurs mar­chés de l’ex­té­rieur. La com­pé­ti­tion entre com­pé­ti­tifs, elle, se déroule dans des condi­tions où fluc­tua­tions moné­taires et dif­fé­rences impor­tantes entre ter­ri­toires de coûts sala­riaux et de règles du jeu sont la norme, et pour le par­tage d’une demande qui est une part don­née des reve­nus mondiaux.

Les dynamiques économiques actuelles

Exa­mi­nons l’ef­fet de la mon­dia­li­sa­tion sur l’emploi et les inéga­li­tés entre ces deux groupes d’ac­tifs dans les pays indus­tria­li­sés riches.

La part rela­tive des biens et ser­vices inter­na­tio­na­le­ment échan­geables s’ac­croît. D’a­bord sous l’ef­fet des pro­grès tech­niques dans le trans­port des mar­chan­dises et des don­nées numé­ri­sées. Ensuite parce que l’en­semble des États s’ac­corde à réduire les obs­tacles pure­ment éta­tiques à la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises, des infor­ma­tions et des capi­taux. De ce fait, un nombre crois­sant de pro­té­gés bas­culent dans le groupe des com­pé­ti­tifs et sont donc requis de deve­nir inter­na­tio­na­le­ment com­pé­ti­tifs s’ils veulent conser­ver leur emploi.

C’est le cas, par exemple en Europe, de cer­tains ser­vices aux entre­prises qui étaient jus­qu’i­ci pro­té­gés par des mono­poles publics et que le main­tien de la com­pé­ti­ti­vi­té des com­pé­ti­tifs situés sur le ter­ri­toire exige de réfor­mer. Ain­si, le pos­tier qui assure le ser­vice public mini­mal de la poste reste un pro­té­gé, celui qui tra­vaille dans une mes­sa­ge­rie rapide inter­na­tio­nale est requis de deve­nir un com­pé­ti­tif. Ten­dan­ciel­le­ment, les pro­té­gés vont donc se concen­trer dans la pro­duc­tion des ser­vices – et de cer­tains biens, par exemple le bâti­ment – finaux aux ménages ain­si que dans des biens et ser­vices inter­mé­diaires, mais pour les entre­prises du sec­teur protégé.

La com­pé­ti­tion entre com­pé­ti­tifs s’in­ten­si­fie. En rai­son de l’ac­crois­se­ment des mobi­li­tés des mar­chan­dises, des infor­ma­tions et des capi­taux, les firmes dites glo­bales sont en mesure de mettre en com­pé­ti­tion, de manière crois­sante, les com­pé­ti­tifs des dif­fé­rents ter­ri­toires. En consé­quence, même si la conquête de parts des mar­chés mon­diaux est aujourd’­hui plus que jamais le résul­tat de l’in­no­va­tion et de la dif­fé­ren­cia­tion des pro­duits, la com­pé­ti­tion par les prix s’est cepen­dant consi­dé­ra­ble­ment aggra­vée à par­tir des années 80, ampli­fiée par les fluc­tua­tions erra­tiques des grandes monnaies.

Résul­tat, dans de nom­breuses branches com­pé­ti­tives, la pro­duc­ti­vi­té appa­rente du tra­vail croît plus vite que le chiffre d’af­faires, contrai­gnant à des réduc­tions conti­nues d’emplois. Un mou­ve­ment natu­rel­le­ment très béné­fique aux consom­ma­teurs, mais qui exige, si l’on veut évi­ter la crois­sance du chô­mage, un rythme sou­te­nu de créa­tion de nou­veaux emplois com­pé­ti­tifs, nous allons y revenir.

Long­temps res­treinte aux pays riches, la com­pé­ti­tion entre com­pé­ti­tifs s’é­lar­git main­te­nant aux « Pays à bas salaires et à capa­ci­tés tech­no­lo­giques » (PBSCT). Ces pays : la Chine, l’Inde, le Bré­sil, l’Eu­rope de l’Est sont non seule­ment infi­ni­ment plus peu­plés que les pre­miers « Nou­veaux pays indus­tria­li­sés » (NPI : Corée, Tai­wan, Sin­ga­pour), mais ils ont aus­si des capa­ci­tés tech­no­lo­giques sans com­mune mesure avec celles qu’a­vaient les NPI quand ils ont com­men­cé leur rat­tra­page dans les années 60.

Grâce à des trans­ferts mas­sifs de tech­no­lo­gies par les firmes glo­bales des pays riches qui, en géné­ral, visent d’a­bord le mar­ché inté­rieur des PBSCT, les com­pé­ti­tifs de ces pays acquièrent éga­le­ment rapi­de­ment une com­pé­ti­ti­vi­té à l’ex­por­ta­tion, y com­pris, et c’est une grande dif­fé­rence avec les pre­miers NPI, dans des indus­tries de haute tech­no­lo­gie. C’est ain­si, par exemple, que les pro­chaines usines cryo­gé­niques ins­tal­lées par la firme Air Liquide en Asie du Sud-Est seront construites par la récente filiale chi­noise du groupe.

Pour­tant, les niveaux de salaires dans les sec­teurs com­pé­ti­tifs des PBSCT res­te­ront dura­ble­ment bas, bien que signi­fi­ca­ti­ve­ment supé­rieurs à ceux de la grande majo­ri­té des pro­té­gés locaux, en rai­son de l’é­norme poids des masses rurales et du sec­teur infor­mel qui pèsent sur leurs mar­chés internes du tra­vail. Résul­tat, la Chine engendre déjà le second défi­cit com­mer­cial bila­té­ral de la France (après les États-Unis) et est en passe d’en­gen­drer le pre­mier des États-Unis, dépas­sant le Japon. Cela ne fait que com­men­cer, car l’ou­ver­ture de ces PBSCT à l’é­co­no­mie mon­diale est récente et va s’amplifier.

Les dyna­miques actuelles de l’emploi et des inégalités

Les dynamiques actuelles de l'emploi et des inégalités

(1) PBSCT : Pays à bas salaires et à capa­ci­tés tech­no­lo­giques : Chine, Inde, Europe de l’Est, etc.
(2) Emplois com­pé­ti­tifs : emplois sou­mis à une com­pé­ti­tion internationale.
(3) Emplois pro­té­gés : emplois sou­mis uni­que­ment à une com­pé­ti­tion interne à un ter­ri­toire donné.

Consé­quences de ce qui pré­cède, dans les der­nières années, le taux de « mor­ta­li­té » des emplois com­pé­ti­tifs s’est éle­vé, par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays indus­tria­li­sés anciens sou­mis à la nou­velle com­pé­ti­tion de PBSCT. De plus, le bas­cu­le­ment d’ac­ti­vi­tés de la caté­go­rie de pro­té­gés vers celle de com­pé­ti­tifs s’ac­com­pagne tou­jours d’une des­truc­tion nette d’emplois. À par­tir de là, deux cas de figure se présentent.

  • Soit, sur un ter­ri­toire don­né, la créa­tion de nou­veaux emplois com­pé­ti­tifs se fait à un rythme suf­fi­sant pour au moins com­pen­ser en per­ma­nence les des­truc­tions d’emplois com­pé­ti­tifs : ni le chô­mage, ni les inéga­li­tés de reve­nus n’aug­mentent et la crois­sance est maximale.
  • Soit ce n’est pas le cas. Alors, il y a dimi­nu­tion régu­lière du nombre d’emplois com­pé­ti­tifs. Par consé­quent, pour que le chô­mage n’aug­mente pas, il faut une crois­sance régu­lière du nombre d’emplois pro­té­gés. Mais ceux-ci satis­font une demande qui n’est qu’une part des reve­nus dis­tri­bués sur le ter­ri­toire. On conçoit donc que si, pour évi­ter le chô­mage, la crois­sance des emplois pro­té­gés doive être rapide, la seule crois­sance éco­no­mique moyenne du ter­ri­toire puisse ne pas y suf­fire. Il faut alors une crois­sance rela­tive de la demande adres­sée aux pro­té­gés, un dépla­ce­ment des pré­fé­rences des consom­ma­teurs du ter­ri­toire vers des biens et ser­vices pro­duits par les pro­té­gés. De nou­veau, il n’y a dans ce cas que deux possibilités.
  • Soit des pro­té­gés créa­tifs inventent en per­ma­nence de nou­veaux biens et ser­vices, non sou­mis à la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale, à ce point sédui­sants que les consom­ma­teurs du ter­ri­toire veulent les acqué­rir en prio­ri­té dès que leurs reve­nus aug­mentent. Dans ce cas, l’offre des ces nou­veaux biens et ser­vices pro­té­gés crée sa propre demande. On a une crois­sance « endo­gène ? du sec­teur pro­té­gé, et si elle est suf­fi­sante, ni le chô­mage ni les inéga­li­tés ne s’accroissent.
  • Soit cette acti­vi­té créa­trice de nou­veaux biens et ser­vices pro­té­gés n’est pas assez vigou­reuse, alors le seul moyen pour que la demande adres­sée aux pro­té­gés aug­mente est que les prix de ce qu’ils pro­duisent déjà baissent par rap­port aux prix de ce qui est pro­duit par les com­pé­ti­tifs. Consé­quence, les écarts de reve­nus pri­maires moyens entre com­pé­ti­tifs et pro­té­gés doivent s’ac­croître. Bref, dans ce second cas, il ne reste que le choix entre deux formes d’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés : un chô­mage struc­tu­rel crois­sant (c’est ce qui se pro­duit dans de nom­breux pays euro­péens) ou un accrois­se­ment des inéga­li­tés de reve­nus pri­maires (c’est ce qu’on a obser­vé aux États-Unis et en Grande-Bre­tagne). On assiste donc, de toute façon, à une pola­ri­sa­tion de la socié­té en deux groupes : des com­pé­ti­tifs aux reve­nus crois­sants et des pro­té­gés deve­nant ten­dan­ciel­le­ment les « clients », au sens romain du terme, des pre­miers. À l’ho­ri­zon de ce type d’é­vo­lu­tion : le lami­nage des classes moyennes.

Cette dyna­mique du chô­mage et des inéga­li­tés est résu­mée par le gra­phique ci-des­sous. On a com­pris que l’al­ter­na­tive chô­mage ou inéga­li­tés n’est en théo­rie pas fatale. On y échappe en effet dans deux cas de figure : créa­tion per­ma­nente de nou­veaux emplois com­pé­ti­tifs en nombre suf­fi­sant ou vigou­reuse crois­sance endo­gène « qua­li­ta­tive », fon­dée sur l’in­no­va­tion et la créa­ti­vi­té, du sec­teur pro­té­gé (ou toute com­bi­nai­son des deux).

Il semble que l’é­vo­lu­tion la plus récente des États-Unis soit de ce type. Cette réus­site n’est cer­tai­ne­ment pas sans effet sur la pro­pen­sion à don­ner des leçons au monde entier que mani­festent assez net­te­ment les éco­no­mistes et les hommes poli­tiques amé­ri­cains aujourd’­hui. Cela ne sau­rait faire oublier que ce pays a connu aupa­ra­vant une longue période de très fort accrois­se­ment des inéga­li­tés. L’a­ve­nir dira si ce mou­ve­ment est ain­si stop­pé dura­ble­ment ou pas.

Les politiques économiques aujourd’hui

Il est clair que la prio­ri­té abso­lue des poli­tiques éco­no­miques devrait, dans ces condi­tions, être de faire en sorte qu’un ter­ri­toire se trouve dans l’un des deux cas de figure favo­rables ou une com­bi­nai­son des deux.

Les poli­tiques éco­no­miques devraient donc d’a­bord tendre à maxi­mi­ser le rythme de créa­tion de nou­veaux emplois com­pé­ti­tifs. Le pro­blème, c’est que les poli­tiques de sti­mu­la­tion de la demande sur le ter­ri­toire natio­nal sont pour cela inopé­rantes : cette demande peut être cap­tée par les com­pé­ti­tifs d’autres ter­ri­toires, et la demande qui s’a­dresse aux com­pé­ti­tifs du ter­ri­toire natio­nal vient de manière crois­sante de l’ex­té­rieur. Le seul moyen est donc d’a­mé­lio­rer l’offre de biens et ser­vices com­pé­ti­tifs issus du ter­ri­toire. Mais ici encore, deux voies se présentent.

  • Soit cher­cher à créer des emplois com­pé­ti­tifs par l’in­no­va­tion, la dif­fé­ren­cia­tion pro­duit, bref en échap­pant autant que pos­sible à la com­pé­ti­tion par les prix. Il y faut un inves­tis­se­ment consi­dé­rable en for­ma­tion, en inno­va­tion, dans cer­tains ser­vices ou infra­struc­tures cru­ciaux pour ce type de com­pé­ti­ti­vi­té. Cette voie est étroite. Par défi­ni­tion, puis­qu’il s’a­git d’a­mé­lio­rer la com­pé­ti­ti­vi­té rela­tive d’un ter­ri­toire, tous les pays aujourd’­hui riches ne par­vien­dront pas à s’y engager.
  • Soit ten­ter d’a­mé­lio­rer sa com­pé­ti­ti­vi­té prix. Outre qu’il s’a­git, pour les pays riches, d’une voie très ris­quée compte tenu de l’a­van­tage en la matière des PBSCT comme la Chine, cela entraîne néces­sai­re­ment, cette fois au sein même des com­pé­ti­tifs, un accrois­se­ment des écarts de reve­nus pri­maires, car cela exige de réduire le coût du tra­vail de ceux des com­pé­ti­tifs qui sont direc­te­ment en concur­rence avec les com­pé­ti­tifs des pays à bas salaires. Or ceux-ci ne se limitent plus aujourd’­hui aux tra­vailleurs non qua­li­fiés, puisque les com­pé­ti­tifs de pays comme la Chine ou l’Inde sont de plus en plus qua­li­fiés, tout en conser­vant de très bas salaires. C’est une voie que cer­tains qua­li­fient de « brésilianisation ».

La seconde prio­ri­té serait de ten­ter de dépla­cer la demande interne au ter­ri­toire vers des biens et ser­vices pro­té­gés, sans que cela passe par une baisse de leur prix. Là encore, il s’a­git avant tout de dif­fi­ciles poli­tiques de sti­mu­la­tion d’une offre innovante.

Cette ana­lyse per­met aus­si de mettre en pers­pec­tive les poli­tiques de réduc­tion mas­sive de la durée du tra­vail dans les pays riches à fort taux de chô­mage. Qua­li­fiées de mal­thu­siennes par les uns, consi­dé­rées comme la der­nière chance par les autres, ces poli­tiques sont donc très controversées.

On voit qu’il serait en effet mal­thu­sien de contraindre des com­pé­ti­tifs à tra­vailler moins (s’ils le sou­haitent eux-mêmes, c’est autre chose). Dans un ter­ri­toire, plus les com­pé­ti­tifs tra­vaillent et s’en­ri­chissent, mieux c’est pour l’en­semble. En revanche ces poli­tiques sont envi­sa­geables pour les pro­té­gés. Mais à moins que la demande des biens et ser­vices pro­té­gés soit insen­sible à leurs prix, ce dont on peut dou­ter, elles n’au­to­ri­se­raient pas que la réduc­tion du temps de tra­vail se fasse à reve­nu constant : il s’a­gi­rait bien alors de « par­ta­ger » une masse limi­tée d’emplois protégés.

Mais la ques­tion la plus sen­sible, en matière de poli­tique éco­no­mique, est aujourd’­hui en Europe de savoir s’il est éco­no­mi­que­ment jus­ti­fié de s’op­po­ser aux ten­dances à la crois­sance des inéga­li­tés dans les pays – la plu­part – où elles se mani­festent. Pour cer­tains1 une soli­da­ri­té accrue entre les com­pé­ti­tifs à reve­nus crois­sants et les autres est un impé­ra­tif éco­no­mique. À leurs yeux en effet, les mul­tiples formes des inéga­li­tés crois­santes : chô­mage, pau­vre­té de masse, ban­lieues à l’a­ban­don, réduc­tion de la sphère des ser­vices publics, inéga­li­tés régio­nales etc., fini­ront, soit direc­te­ment soit par la perte de cohé­sion sociale et poli­tique qu’elles engen­dre­ront inévi­ta­ble­ment, par peser sur la com­pé­ti­ti­vi­té des compétitifs.

Lais­ser se déve­lop­per ces inéga­li­tés serait donc, du point de vue même de l’é­co­no­mie, un fort mau­vais cal­cul. Des trans­ferts sociaux accrus et sur­tout mieux uti­li­sés, des inves­tis­se­ments publics main­te­nus à un niveau éle­vé seraient des condi­tions essen­tielles au main­tien de la com­pé­ti­ti­vi­té à long terme d’un ter­ri­toire, c’est-à-dire de sa capa­ci­té à créer en per­ma­nence des emplois com­pé­ti­tifs soit au sein des entre­prises en place, soit en en atti­rant sans arrêt de nouvelles.

À ces jus­ti­fi­ca­tions pure­ment éco­no­miques de l’im­pé­ra­tif de soli­da­ri­té, on peut oppo­ser deux niveaux d’arguments :

  • Cela n’a rien d’é­vident. Au sein d’un ter­ri­toire peuvent par­fai­te­ment coexis­ter pen­dant fort long­temps d’une part des groupes d’ul­tra-com­pé­ti­tifs, vivant et tra­vaillant dans des ghet­tos pro­té­gés, ayant leurs propres écoles, hôpi­taux, espaces de loi­sirs etc., et par­fai­te­ment connec­tés entre eux par des infra­struc­tures de com­mu­ni­ca­tion adap­tées à leurs besoins, et d’autre part une masse de gens pau­pé­ri­sés tenus en res­pect par de puis­sants appa­reils répres­sifs. Il n’est qu’à se tour­ner vers le pas­sé : Venise et quelques autres villes dans l’Eu­rope du xve siècle, ou à obser­ver aujourd’­hui le Bré­sil, ou ce qui est en train de se pro­duire dans cer­taines pro­vinces chi­noises, ou encore tout sim­ple­ment les États-Unis.
  • Même si cela était vrai, il est pro­bable qu’une réduc­tion volon­taire des inéga­li­tés se paie­rait d’a­bord, par rap­port aux pays qui ne l’ap­pli­que­raient pas, d’une moindre crois­sance moyenne. Autre­ment dit, ce serait un véri­table pari sur le long terme. Il y fau­drait donc, puis­qu’on ne peut dans un pays démo­cra­tique gou­ver­ner contre l’o­pi­nion, un très puis­sant et majo­ri­taire mou­ve­ment d’o­pi­nion, convain­cu de l’in­tel­li­gence à long terme d’une telle stratégie.

Le nécessaire retour de la politique

À mon sens, il est vain de ten­ter de jus­ti­fier éco­no­mi­que­ment un tel type de poli­tique éco­no­mique. S’y effor­cer n’est qu’un ava­tar du key­né­sia­nisme dont j’ai par­lé en intro­duc­tion. Keynes lui-même ne nous a‑t-il pas aver­tis que nous étions domi­nés, sans le savoir, par la pen­sée d’é­co­no­mistes morts ? Dans les capi­ta­lismes que nous connais­sons aujourd’­hui, crois­sance éco­no­mique et réduc­tion des inéga­li­tés ne vont plus néces­sai­re­ment de pair, ne se ren­forcent plus néces­sai­re­ment l’une l’autre, comme ce fut le cas pen­dant les trente glorieuses.

S’il n’existe pas de jus­ti­fi­ca­tions pure­ment éco­no­miques à la réduc­tion des inéga­li­tés aujourd’­hui crois­santes, reste que cela peut résul­ter d’un choix poli­tique. Un choix conscient de ce que cette réduc­tion des inéga­li­tés pour­rait bien se payer d’une moindre crois­sance de la richesse moyenne. Bref, un véri­table choix, puis­qu’on n’y gagne­rait pas « sur tous les tableaux ». Or les poli­tiques éco­no­miques aux­quelles nous avaient habi­tués les capi­ta­lismes dont nous sommes sor­tis se pré­sen­taient toutes comme des poli­tiques à somme posi­tive : tout le monde ou presque, à la fin, en bénéficiait.

Il faut désor­mais reprendre conscience de ce qu’une poli­tique éco­no­mique n’est jamais qu’un moyen au ser­vice d’une fin, que cette fin doit être préa­la­ble­ment défi­nie et qu’elle implique très géné­ra­le­ment des choix pure­ment politiques.

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1. Par­mi les auteurs défen­dant « l’im­pé­ra­tif de soli­da­ri­té », on pour­ra consul­ter en par­ti­cu­lier Bren­der A. : L’Im­pé­ra­tif de Soli­da­ri­té, La Décou­verte, Paris, 1996. Lipietz A. : La Socié­té en Sablier, La Décou­verte, Paris, 1996.

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