Chômage ou inégalités : est-ce la seule alternative ?
Cet article reprend, dans une version légèrement augmentée et modifiée, un article publié dans Les Échos, le 22 mars 1997, sous le titre : “ Emplois compétitifs et emplois protégés ”.
N’avons-nous vraiment pas d’autre choix que de persister dans le modèle social-démocrate d’Europe continentale, apparemment incapable de réduire le chômage de masse, ou d’adopter la voie anglo-saxonne, américaine ou britannique, qui réduit le chômage, mais au prix d’une inégalité rapidement croissante des revenus ?
Cet article propose quelques éléments d’analyse de cette question. Pour le faire, il nous semble indispensable de rompre avec les schémas macro-économiques issus du keynésianisme, qui, malgré les déjà anciennes proclamations de la mort de Keynes, continuent à influencer notre pensée, ne serait-ce que parce qu’ils ont fondé les comptabilités nationales, seuls instruments avec lesquels nous pouvons mesurer les phénomènes actuels. Ces schémas étaient adéquats aux types de croissance principalement autocentrés qu’ont connus les pays industrialisés riches après la Seconde Guerre mondiale. Ils ne le sont plus. Ces schémas supposent que les différentes composantes d’une économie nationale forment un tout interdépendant. Qu’une partie se porte mal et le tout s’en ressent. D’où la nécessité d’une forte cohésion économique, mais aussi sociale, au sein d’un territoire.
Nous tenterons ici d’esquisser les grandes lignes d’une autre macro-économie des territoires soumis à la mondialisation et d’en tirer quelques conséquences quant à la politique économique aujourd’hui.
Compétitifs et protégés
Partons d’une distinction classique entre les biens et services échangeables internationalement et ceux qui ne le sont pas, que ce soit pour des raisons technico-économiques ou en raison d’obstacles étatiques mis à leur circulation à travers les frontières.
À partir de là, distinguons, au sein de la population active d’un territoire, deux catégories de personnes actives : les « compétitifs » et les « protégés ». Il ne s’agit en aucune façon d’un jugement de valeur. Cette distinction ne fait que définir la position de chacun dans le système productif de biens et services.
Les compétitifs sont ceux qui contribuent à la production des biens et services échangeables internationalement. Ils sont directement en compétition avec les compétitifs d’autres territoires. S’ils conservent leur emploi, c’est donc qu’ils sont, vis-à-vis de ceux-ci, compétitifs au sens ordinaire du mot. Inversement, tout compétitif qui cesse de l’être vis-à-vis d’un compétitif situé dans un autre territoire perd inévitablement son emploi au profit de ce dernier. Les compétitifs sont les employés, du management au simple opérateur, des entreprises ou des divisions d’entreprises situées sur le territoire et internationalement compétitives. En font aussi partie les prestataires de services et les sous-traitants de ces entreprises, du moins tant que celles-ci ont intérêt à les conserver sur le même territoire qu’elles.
Les protégés sont ceux qui contribuent à la production de biens et services non échangeables internationalement. Ils sont bien évidemment aussi en compétition, mais entre eux, au sein d’un seul territoire, voire même très localement. Un protégé qui perd sa compétitivité vis-à-vis d’un autre protégé de son territoire peut évidemment perdre son emploi. Mais, si la structure de la demande ne change pas (i. e. si les parts relatives de la demande adressées aux compétitifs et aux protégés restent stables), cela se traduira par la création immédiate d’un autre emploi de protégé sur le territoire.
La compétition entre protégés se déroule donc dans des conditions d’unité monétaire, fiscale, de coût salarial et de règles de jeux et pour le partage d’une demande qui est une part donnée des revenus distribués sur leur territoire. Personne d’autre ne vient par définition contester leurs marchés de l’extérieur. La compétition entre compétitifs, elle, se déroule dans des conditions où fluctuations monétaires et différences importantes entre territoires de coûts salariaux et de règles du jeu sont la norme, et pour le partage d’une demande qui est une part donnée des revenus mondiaux.
Les dynamiques économiques actuelles
Examinons l’effet de la mondialisation sur l’emploi et les inégalités entre ces deux groupes d’actifs dans les pays industrialisés riches.
La part relative des biens et services internationalement échangeables s’accroît. D’abord sous l’effet des progrès techniques dans le transport des marchandises et des données numérisées. Ensuite parce que l’ensemble des États s’accorde à réduire les obstacles purement étatiques à la circulation des marchandises, des informations et des capitaux. De ce fait, un nombre croissant de protégés basculent dans le groupe des compétitifs et sont donc requis de devenir internationalement compétitifs s’ils veulent conserver leur emploi.
C’est le cas, par exemple en Europe, de certains services aux entreprises qui étaient jusqu’ici protégés par des monopoles publics et que le maintien de la compétitivité des compétitifs situés sur le territoire exige de réformer. Ainsi, le postier qui assure le service public minimal de la poste reste un protégé, celui qui travaille dans une messagerie rapide internationale est requis de devenir un compétitif. Tendanciellement, les protégés vont donc se concentrer dans la production des services – et de certains biens, par exemple le bâtiment – finaux aux ménages ainsi que dans des biens et services intermédiaires, mais pour les entreprises du secteur protégé.
La compétition entre compétitifs s’intensifie. En raison de l’accroissement des mobilités des marchandises, des informations et des capitaux, les firmes dites globales sont en mesure de mettre en compétition, de manière croissante, les compétitifs des différents territoires. En conséquence, même si la conquête de parts des marchés mondiaux est aujourd’hui plus que jamais le résultat de l’innovation et de la différenciation des produits, la compétition par les prix s’est cependant considérablement aggravée à partir des années 80, amplifiée par les fluctuations erratiques des grandes monnaies.
Résultat, dans de nombreuses branches compétitives, la productivité apparente du travail croît plus vite que le chiffre d’affaires, contraignant à des réductions continues d’emplois. Un mouvement naturellement très bénéfique aux consommateurs, mais qui exige, si l’on veut éviter la croissance du chômage, un rythme soutenu de création de nouveaux emplois compétitifs, nous allons y revenir.
Longtemps restreinte aux pays riches, la compétition entre compétitifs s’élargit maintenant aux « Pays à bas salaires et à capacités technologiques » (PBSCT). Ces pays : la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Europe de l’Est sont non seulement infiniment plus peuplés que les premiers « Nouveaux pays industrialisés » (NPI : Corée, Taiwan, Singapour), mais ils ont aussi des capacités technologiques sans commune mesure avec celles qu’avaient les NPI quand ils ont commencé leur rattrapage dans les années 60.
Grâce à des transferts massifs de technologies par les firmes globales des pays riches qui, en général, visent d’abord le marché intérieur des PBSCT, les compétitifs de ces pays acquièrent également rapidement une compétitivité à l’exportation, y compris, et c’est une grande différence avec les premiers NPI, dans des industries de haute technologie. C’est ainsi, par exemple, que les prochaines usines cryogéniques installées par la firme Air Liquide en Asie du Sud-Est seront construites par la récente filiale chinoise du groupe.
Pourtant, les niveaux de salaires dans les secteurs compétitifs des PBSCT resteront durablement bas, bien que significativement supérieurs à ceux de la grande majorité des protégés locaux, en raison de l’énorme poids des masses rurales et du secteur informel qui pèsent sur leurs marchés internes du travail. Résultat, la Chine engendre déjà le second déficit commercial bilatéral de la France (après les États-Unis) et est en passe d’engendrer le premier des États-Unis, dépassant le Japon. Cela ne fait que commencer, car l’ouverture de ces PBSCT à l’économie mondiale est récente et va s’amplifier.
Les dynamiques actuelles de l’emploi et des inégalités
(1) PBSCT : Pays à bas salaires et à capacités technologiques : Chine, Inde, Europe de l’Est, etc.
(2) Emplois compétitifs : emplois soumis à une compétition internationale.
(3) Emplois protégés : emplois soumis uniquement à une compétition interne à un territoire donné.
Conséquences de ce qui précède, dans les dernières années, le taux de « mortalité » des emplois compétitifs s’est élevé, particulièrement dans les pays industrialisés anciens soumis à la nouvelle compétition de PBSCT. De plus, le basculement d’activités de la catégorie de protégés vers celle de compétitifs s’accompagne toujours d’une destruction nette d’emplois. À partir de là, deux cas de figure se présentent.
- Soit, sur un territoire donné, la création de nouveaux emplois compétitifs se fait à un rythme suffisant pour au moins compenser en permanence les destructions d’emplois compétitifs : ni le chômage, ni les inégalités de revenus n’augmentent et la croissance est maximale.
- Soit ce n’est pas le cas. Alors, il y a diminution régulière du nombre d’emplois compétitifs. Par conséquent, pour que le chômage n’augmente pas, il faut une croissance régulière du nombre d’emplois protégés. Mais ceux-ci satisfont une demande qui n’est qu’une part des revenus distribués sur le territoire. On conçoit donc que si, pour éviter le chômage, la croissance des emplois protégés doive être rapide, la seule croissance économique moyenne du territoire puisse ne pas y suffire. Il faut alors une croissance relative de la demande adressée aux protégés, un déplacement des préférences des consommateurs du territoire vers des biens et services produits par les protégés. De nouveau, il n’y a dans ce cas que deux possibilités.
- Soit des protégés créatifs inventent en permanence de nouveaux biens et services, non soumis à la compétition internationale, à ce point séduisants que les consommateurs du territoire veulent les acquérir en priorité dès que leurs revenus augmentent. Dans ce cas, l’offre des ces nouveaux biens et services protégés crée sa propre demande. On a une croissance « endogène ? du secteur protégé, et si elle est suffisante, ni le chômage ni les inégalités ne s’accroissent.
- Soit cette activité créatrice de nouveaux biens et services protégés n’est pas assez vigoureuse, alors le seul moyen pour que la demande adressée aux protégés augmente est que les prix de ce qu’ils produisent déjà baissent par rapport aux prix de ce qui est produit par les compétitifs. Conséquence, les écarts de revenus primaires moyens entre compétitifs et protégés doivent s’accroître. Bref, dans ce second cas, il ne reste que le choix entre deux formes d’accroissement des inégalités : un chômage structurel croissant (c’est ce qui se produit dans de nombreux pays européens) ou un accroissement des inégalités de revenus primaires (c’est ce qu’on a observé aux États-Unis et en Grande-Bretagne). On assiste donc, de toute façon, à une polarisation de la société en deux groupes : des compétitifs aux revenus croissants et des protégés devenant tendanciellement les « clients », au sens romain du terme, des premiers. À l’horizon de ce type d’évolution : le laminage des classes moyennes.
Cette dynamique du chômage et des inégalités est résumée par le graphique ci-dessous. On a compris que l’alternative chômage ou inégalités n’est en théorie pas fatale. On y échappe en effet dans deux cas de figure : création permanente de nouveaux emplois compétitifs en nombre suffisant ou vigoureuse croissance endogène « qualitative », fondée sur l’innovation et la créativité, du secteur protégé (ou toute combinaison des deux).
Il semble que l’évolution la plus récente des États-Unis soit de ce type. Cette réussite n’est certainement pas sans effet sur la propension à donner des leçons au monde entier que manifestent assez nettement les économistes et les hommes politiques américains aujourd’hui. Cela ne saurait faire oublier que ce pays a connu auparavant une longue période de très fort accroissement des inégalités. L’avenir dira si ce mouvement est ainsi stoppé durablement ou pas.
Les politiques économiques aujourd’hui
Il est clair que la priorité absolue des politiques économiques devrait, dans ces conditions, être de faire en sorte qu’un territoire se trouve dans l’un des deux cas de figure favorables ou une combinaison des deux.
Les politiques économiques devraient donc d’abord tendre à maximiser le rythme de création de nouveaux emplois compétitifs. Le problème, c’est que les politiques de stimulation de la demande sur le territoire national sont pour cela inopérantes : cette demande peut être captée par les compétitifs d’autres territoires, et la demande qui s’adresse aux compétitifs du territoire national vient de manière croissante de l’extérieur. Le seul moyen est donc d’améliorer l’offre de biens et services compétitifs issus du territoire. Mais ici encore, deux voies se présentent.
- Soit chercher à créer des emplois compétitifs par l’innovation, la différenciation produit, bref en échappant autant que possible à la compétition par les prix. Il y faut un investissement considérable en formation, en innovation, dans certains services ou infrastructures cruciaux pour ce type de compétitivité. Cette voie est étroite. Par définition, puisqu’il s’agit d’améliorer la compétitivité relative d’un territoire, tous les pays aujourd’hui riches ne parviendront pas à s’y engager.
- Soit tenter d’améliorer sa compétitivité prix. Outre qu’il s’agit, pour les pays riches, d’une voie très risquée compte tenu de l’avantage en la matière des PBSCT comme la Chine, cela entraîne nécessairement, cette fois au sein même des compétitifs, un accroissement des écarts de revenus primaires, car cela exige de réduire le coût du travail de ceux des compétitifs qui sont directement en concurrence avec les compétitifs des pays à bas salaires. Or ceux-ci ne se limitent plus aujourd’hui aux travailleurs non qualifiés, puisque les compétitifs de pays comme la Chine ou l’Inde sont de plus en plus qualifiés, tout en conservant de très bas salaires. C’est une voie que certains qualifient de « brésilianisation ».
La seconde priorité serait de tenter de déplacer la demande interne au territoire vers des biens et services protégés, sans que cela passe par une baisse de leur prix. Là encore, il s’agit avant tout de difficiles politiques de stimulation d’une offre innovante.
Cette analyse permet aussi de mettre en perspective les politiques de réduction massive de la durée du travail dans les pays riches à fort taux de chômage. Qualifiées de malthusiennes par les uns, considérées comme la dernière chance par les autres, ces politiques sont donc très controversées.
On voit qu’il serait en effet malthusien de contraindre des compétitifs à travailler moins (s’ils le souhaitent eux-mêmes, c’est autre chose). Dans un territoire, plus les compétitifs travaillent et s’enrichissent, mieux c’est pour l’ensemble. En revanche ces politiques sont envisageables pour les protégés. Mais à moins que la demande des biens et services protégés soit insensible à leurs prix, ce dont on peut douter, elles n’autoriseraient pas que la réduction du temps de travail se fasse à revenu constant : il s’agirait bien alors de « partager » une masse limitée d’emplois protégés.
Mais la question la plus sensible, en matière de politique économique, est aujourd’hui en Europe de savoir s’il est économiquement justifié de s’opposer aux tendances à la croissance des inégalités dans les pays – la plupart – où elles se manifestent. Pour certains1 une solidarité accrue entre les compétitifs à revenus croissants et les autres est un impératif économique. À leurs yeux en effet, les multiples formes des inégalités croissantes : chômage, pauvreté de masse, banlieues à l’abandon, réduction de la sphère des services publics, inégalités régionales etc., finiront, soit directement soit par la perte de cohésion sociale et politique qu’elles engendreront inévitablement, par peser sur la compétitivité des compétitifs.
Laisser se développer ces inégalités serait donc, du point de vue même de l’économie, un fort mauvais calcul. Des transferts sociaux accrus et surtout mieux utilisés, des investissements publics maintenus à un niveau élevé seraient des conditions essentielles au maintien de la compétitivité à long terme d’un territoire, c’est-à-dire de sa capacité à créer en permanence des emplois compétitifs soit au sein des entreprises en place, soit en en attirant sans arrêt de nouvelles.
À ces justifications purement économiques de l’impératif de solidarité, on peut opposer deux niveaux d’arguments :
- Cela n’a rien d’évident. Au sein d’un territoire peuvent parfaitement coexister pendant fort longtemps d’une part des groupes d’ultra-compétitifs, vivant et travaillant dans des ghettos protégés, ayant leurs propres écoles, hôpitaux, espaces de loisirs etc., et parfaitement connectés entre eux par des infrastructures de communication adaptées à leurs besoins, et d’autre part une masse de gens paupérisés tenus en respect par de puissants appareils répressifs. Il n’est qu’à se tourner vers le passé : Venise et quelques autres villes dans l’Europe du xve siècle, ou à observer aujourd’hui le Brésil, ou ce qui est en train de se produire dans certaines provinces chinoises, ou encore tout simplement les États-Unis.
- Même si cela était vrai, il est probable qu’une réduction volontaire des inégalités se paierait d’abord, par rapport aux pays qui ne l’appliqueraient pas, d’une moindre croissance moyenne. Autrement dit, ce serait un véritable pari sur le long terme. Il y faudrait donc, puisqu’on ne peut dans un pays démocratique gouverner contre l’opinion, un très puissant et majoritaire mouvement d’opinion, convaincu de l’intelligence à long terme d’une telle stratégie.
Le nécessaire retour de la politique
À mon sens, il est vain de tenter de justifier économiquement un tel type de politique économique. S’y efforcer n’est qu’un avatar du keynésianisme dont j’ai parlé en introduction. Keynes lui-même ne nous a‑t-il pas avertis que nous étions dominés, sans le savoir, par la pensée d’économistes morts ? Dans les capitalismes que nous connaissons aujourd’hui, croissance économique et réduction des inégalités ne vont plus nécessairement de pair, ne se renforcent plus nécessairement l’une l’autre, comme ce fut le cas pendant les trente glorieuses.
S’il n’existe pas de justifications purement économiques à la réduction des inégalités aujourd’hui croissantes, reste que cela peut résulter d’un choix politique. Un choix conscient de ce que cette réduction des inégalités pourrait bien se payer d’une moindre croissance de la richesse moyenne. Bref, un véritable choix, puisqu’on n’y gagnerait pas « sur tous les tableaux ». Or les politiques économiques auxquelles nous avaient habitués les capitalismes dont nous sommes sortis se présentaient toutes comme des politiques à somme positive : tout le monde ou presque, à la fin, en bénéficiait.
Il faut désormais reprendre conscience de ce qu’une politique économique n’est jamais qu’un moyen au service d’une fin, que cette fin doit être préalablement définie et qu’elle implique très généralement des choix purement politiques.
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1. Parmi les auteurs défendant « l’impératif de solidarité », on pourra consulter en particulier Brender A. : L’Impératif de Solidarité, La Découverte, Paris, 1996. Lipietz A. : La Société en Sablier, La Découverte, Paris, 1996.