Chrétien et moderne
Nous faisons encore semblant d’y croire, mais la modernité est en crise. Peut-on encore croire aux vertus de la mondialisation libérale, avec ce qu’elle charrie d’inégalités, de naufrages financiers, de fraudes étendues, ou de mouvements migratoires ?
Comment surmonter l’impuissance du discours politique face à la montée de la xénophobie et des populismes ? Notre consensus compassionnel ne réussit plus à cacher le mépris concret des pauvres et des personnes dépendantes.
Et à chaque débat – sur l’école, le chômage, l’immigration, le mariage, la fin de vie, le terrorisme islamique, etc. –, nous ne savons plus à quels dogmes nous vouer, qui n’en sont que plus intransigeants.
Quant aux religions, elles n’ont plus de voix, étant priées de se fondre dans un humanisme universel aseptisé et de se cantonner à l’espace privé.
Le nouveau livre de Philippe d’Iribarne éclaire l’impasse dans laquelle nous amène la modernité, mettant au jour la faille interne de son discours.
L’auteur ne poursuit pas ici simplement l’examen des cultures auquel il nous a habitués. Ce livre est l’aboutissement de plusieurs années de réflexion. L’ensemble de sa démonstration mérite d’être lu. Nous ne pouvons en donner qu’un aperçu.
Le livre explore les relations successives d’influence (ou de rejet) entre la modernité et le christianisme.
Celui-ci a entretenu, dès ses origines, un rapport singulier avec la recherche de la vérité et le doute. L’Église naissante n’a pas craint de raconter, sans rien dissimuler, les errements des disciples de Jésus, leurs enthousiasmes faciles, leurs incompréhensions, leurs doutes, et leurs reniements. Celui-ci ne leur propose pas d’adhérer à des vérités définitives, mais les invite à cheminer à sa suite.
Quelques siècles plus tard, l’acceptation du questionnement personnel se retrouve en bonne place dans les fondations de la modernité : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières » (Kant). La raison est au centre du projet d’émancipation des Lumières.
Elle doit libérer l’humanité des préjugés qui fondaient le monde ancien, leurs rapports d’inégalités et de dominations. L’impératif de lucidité a aussi eu un rôle clé dans l’acceptation du pluralisme (à en maîtriser les vertiges), et dans la construction des démocraties.
L’Église elle-même n’a pas toujours été fidèle à son principe de lucidité, sombrant dans les réponses rassurantes et les doctrines rigides. C’est un mérite de la modernité d’avoir tenu le flambeau de la raison critique.
Philippe d’Iribarne montre alors comment les Lumières ont mis leur foi dans la transcendance du politique, rêvant d’une société hors-sol, où les humains seraient affranchis de tout attachement, culturel ou religieux. Mais ce projet d’émancipation subit la loi des mythes. Comme eux, il a sa part aveugle.
Refusant les fragilités humaines, il pousse à avoir un regard de gêne et de mépris sur ceux qui, dans la vie concrète, ne sont pas conformes au modèle de l’être émancipé.
Comme pour les mythes, le récit s’use, imposant sans cesse d’en réécrire des variantes. La version postmoderne proclame une égalité déjà accomplie, quels que soient les choix de vie et les idées de chacun.
Les religions, autrefois suspectées, sont respectables, à la condition qu’elles se cantonnent dans l’ordre privé. Cependant la raison critique a perdu sa force : le dogme de la tolérance et du dialogue s’impose, intransigeant… Il n’est plus guère permis d’évoquer des réalités dérangeantes telles que l’inégalité des capacités ou les liens entre l’Islam et les djihadismes. Ceux qui parlent ainsi sont anathèmes.
Ainsi la diffusion du développement et de la démocratie dans le monde bute sur des réalités culturelles, mais l’on préfère s’en tenir à une vue déréalisée des sociétés. Pourquoi ne pas voir, en Afrique subsaharienne, les logiques de personnalisation et de méfiance qui minent le fonctionnement des services publics ?
Dès lors, l’auteur invite à s’intéresser aux hommes réels qui composent la cité, à leur univers mental, et à la manière dont, peu à peu, il est possible de faire advenir la modernité à l’intérieur de leurs mondes.
L’auteur montre comment, de son côté, le christianisme pétrit lentement les cultures dans lesquelles il s’implante (réduisant le crime d’honneur dans les sociétés méditerranéennes, ou bien luttant contre la peur de la sorcellerie en Afrique).
La modernité peut agir de même, alliant ce qui est positif dans son projet aux différentes manières d’habiter la condition humaine. C’est une illusion de croire que la religion n’a pas d’influence sur la vie de la cité.
L’auteur ne cache pas son attachement chrétien. Parcourant les Évangiles, il montre le regard de Jésus, clairvoyant sur l’âme humaine, plein de compassion et aussi d’exigence. Celui-ci invite ses disciples à un cheminement intérieur, imparfait, toujours à recommencer (c’est la loi d’airain de la condition humaine).
Philippe d’Iribarne montre que le christianisme peut inspirer une manière de vivre en société pour notre temps, à laquelle la modernité aspire sans vraiment y parvenir, qu’il s’agisse de la liberté de pensée face à la pression du groupe, de l’acceptation du pluralisme, de la capacité des chefs à servir, du respect de la dignité des pauvres, ou d’un regard fraternel sur les personnes fragiles.
EN SAVOIR PLUS
Ce livre intéressera ceux qui s’interrogent sur les nuages qui s’amoncellent au-dessus de nous. Donnant à notre vue une netteté nouvelle, l’auteur ouvre la voie à de nombreux chantiers intellectuels, sociaux et politiques.
Une identité chrétienne est à reconstruire, attentive à une quête de vérité. Une identité de moderne est aussi à reconstruire, renouant avec la lucidité de ses origines, acceptant la finitude humaine, et soucieuse de fraternité.