Christian Dior, l’esprit de création
Sidney Toledano est une des personnalités les plus importantes et estimées du milieu de la mode et du luxe. Centralien de formation (76), il a été pendant plus de dix ans directeur général de Lancel avant d’entrer chez Christian Dior Couture en 1994 et d’en devenir président-directeur général en 1998.
Au cours de ces années, il a été un des principaux artisans de son succès international. Sous sa présidence, le chiffre d’affaires de l’entreprise a triplé en à peine sept ans. De 66 boutiques en 1998, le réseau est passé à 184 fin 2004 et devait atteindre les 200 magasins en fin d’année 2005. Fortement implantée en Asie, et notamment au Japon, l’entreprise se tourne maintenant vers la Chine. Signe de la confiance que lui accorde Bernard Arnault, PDG de LVMH, Sidney Toledano a été nommé administrateur du groupe Christian Dior, holding de contrôle des maisons de luxe LVMH et Christian Dior Couture.
Il est également président-directeur général de John Galliano France et président du conseil d’administration de la société Fendi.
Vous travaillez depuis près de vingt ans dans le domaine du luxe.
Est-ce un domaine auquel vous vous destiniez lorsque vous avez fait vos études d’ingénieur à Centrale ?
Dior ouvre sa seconde boutique à Moscou. M. et Mme Bernard Arnault, Sharon Stone, M. et Mme Sidney Toledano.© DIOR
Si j’ai toujours eu le goût pour la création et les belles choses de façon générale, je dois avouer que ma première passion a été les mathématiques. L’option « mathématiques appliquées » en dernière année m’a conduit vers l’analyse marketing et le conseil, au sein du groupe Nielsen International où j’ai été consultant de 1977 à 1983 ; j’y ai découvert mon goût pour le marketing, les questions de distribution et de merchandising.
C’est ce qui m’a poussé à quitter le conseil pour l’opérationnel en rejoignant le fabricant de chaussures pour enfants Kickers. Je n’y suis resté qu’un peu plus d’un an mais cette expérience a été décisive, car elle m’a permis de découvrir le monde de la mode, d’abord enfantine et celui du cuir. Je me suis immédiatement passionné pour un secteur que j’ai trouvé particulièrement créatif. Kickers est une entreprise française à l’origine qui a su faire preuve d’un immense talent en termes de marketing : en se choisissant un nom extrêmement efficace et en développant des produits alliant une qualité exceptionnelle et une originalité souvent assez ludique.
Nous nous souvenons tous de la fameuse languette de jean portant le nom de la marque dans la couture de la chaussure ou des pastilles sur les semelles qui distinguaient le pied droit du gauche. Je suis arrivé chez Kickers à un moment difficile puisque la société était au bord du dépôt de bilan. L’administrateur judiciaire m’a alors, en quelque sorte, mandaté la gestion opérationnelle de l’affaire ce qui m’a permis d’appréhender la réalité d’une entreprise de taille moyenne sous tous ses aspects à la fois économiques, financiers, sociaux, etc.
C’est alors que vous avez rejoint la maison Lancel ?
J’en ai rencontré les propriétaires à une Semaine du cuir, alors que nous négociions un contrat de licence avec eux. Ils cherchaient un dirigeant pour déployer leur activité à l’international. J’ai rejoint Lancel fin 1983 et suis resté plus de dix ans. Ce fut mon entrée dans le secteur du luxe, que je n’ai ensuite jamais quitté. Mon arrivée a coïncidé avec le boom de la maroquinerie, au début des années quatre-vingt. Ce secteur était alors certes prestigieux, avec des marques comme Vuitton et Hermès, mais extrêmement limité en taille. C’est d’abord l’ouverture du marché japonais qui a marqué l’extraordinaire développement de la maroquinerie auquel la maison a fortement participé en innovant avec de nouveaux produits comme la ligne de bagage rouge ou les sacs multicouleurs. J’ai eu la chance d’être associé étroitement au développement des produits et de pouvoir travailler de façon très proche avec le président de Lancel et les stylistes de la maison. Nous étions les premiers à oser de telles innovations que nous soutenions avec des campagnes de communication elles aussi innovantes. C’est à cette époque que j’ai commencé à collaborer avec des agences de publicité. J’ai notamment eu la chance de travailler avec Philippe Michel, qui fut pour moi un des plus grands publicitaires français d’un point de vue conceptuel. Lancel a alors connu une croissance spectaculaire, particulièrement à l’international. De nouveaux marchés se sont ouverts à Hong-Kong, Taiwan, Singapour puis aux États-Unis au début des années quatre-vingt-dix.
Ce sont ces résultats qui vous ont valu d’être remarqué par Bernard Arnault ?
J’ai en effet été approché par Bernard Arnault fin 1993 et suis arrivé en mars 1994 chez Dior. Dès sa prise de contrôle de l’ancien groupe Boussac1, Bernard Arnault a élaboré une stratégie pour Dior dont il connaissait la puissance de la marque. À une époque où l’entreprise travaillait principalement avec des licences, des franchises et des partenariats, il a souhaité revenir à un contrôle direct de notre production et de notre distribution afin de pouvoir répondre aux critères d’excellence qu’il se fixait pour cette maison.
Il décida donc de rompre avec le principe des licences, inauguré avec succès par Christian Dior dès 1949. Ce système s’était trop répandu, dans les années soixante-dix particulièrement. Il y avait des licences dans le monde entier, de Panama à la Corée en passant par l’Afrique du Sud, et dans toutes les familles de produits. Cette délégation de pouvoir était arrivée à un tel point que notre image devenait incernable. Il fallait donc cesser cette stratégie et améliorer le réseau de distribution en développant un réseau de boutiques en propre comme le faisait alors Vuitton. Cette réorganisation a pris de longues années.
Il n’y a plus aujourd’hui que les lunettes Christian Dior qui font l’objet d’une licence, ainsi que les montres2. Mais, pour accompagner la création de ces boutiques, il était en même temps nécessaire de renforcer nos positions en inventant de nouveaux produits phares, capables d’attirer les clients dans ces magasins. Bernard Arnault était alors convaincu du pouvoir d’attraction de la maroquinerie, d’un point de vue à la fois symbolique et économique. Il me chargea donc de reprendre ce secteur d’activité.
Vous avez donc dirigé la section maroquinerie de Dior de 1994 à 1998, faisant de cette activité une famille produit stratégique. Comment êtes-vous arrivé à un tel résultat ?
En même temps qu’il fallait repenser notre organisation en termes de distribution, il était donc primordial de réfléchir au développement de nouveaux produits en maroquinerie qui soient haut de gamme avec une forte identité. Quelques mois après mon arrivée, en juillet 1994, j’ai donc présenté un nouveau modèle de sac à Bernard Arnault, le fameux Lady Dior. Nous avons beaucoup travaillé ensemble à piloter la naissance de ce produit car Bernard Arnault possède un sens aigu du produit.
Nos formations d’ingénieurs nous permettaient d’avoir un regard très technique sur les qualités de ce sac, en même temps que notre goût commun pour les formes et le design nous rendait très sensibles à sa forme. La réalisation du sac dans sa version cuir en 1995 a marqué le véritable lancement du Lady Dior. J’ai moi-même veillé dans les boutiques à sa présentation, « briefé » les vendeuses sur ses qualités, et je suis parti en Asie le présenter à nos clients. Sa campagne de publicité a été particulièrement soignée.
Et pour couronner le tout, le sac a été adopté par Lady Diana après que Madame Chirac lui a offert un premier modèle : elle acheta toute une gamme de couleurs différentes qu’elle portait alternativement lors de ses déplacements officiels. Les photographies des paparazzi, montrant Lady Diana portant au poignet le Lady Dior, ont beaucoup fait pour son succès.
Le lancement de ce sac joua-t-il le rôle moteur que l’on attendait ?
Ce fut un succès commercial spectaculaire. Dans les douze premiers mois suivant le lancement, nous en avons vendu plus de 100 000 exemplaires. À cette époque, toutes lignes confondues, on ne vendait que quelques milliers de sacs. Heureusement, nous avions anticipé ce succès en nous organisant au niveau de la production. Nous avons monté une usine en Toscane, installée ex nihilo dans une usine qui fabriquait de la maille, recruté des mécaniciens, des ouvrières, des coupeurs. Cette usine nous a permis de faire face à la demande, évitant des listes d’attente trop longues.
Forts des expériences des années soixante-dix, nous avons ensuite géré ce produit pour le faire durer en le déclinant de saison en saison. Il doit en être aujourd’hui à plus de 300 versions, dans toutes les matières possibles. Grâce à ce produit devenu une véritable icône, nous avons pu développer nos boutiques en comptant sur son pouvoir attractif ; et nous avons adopté la même stratégie sur d’autres accessoires, comme les souliers.
Mes responsabilités au sein de Dior ont alors été élargies à l’ensemble des accessoires, notamment aux bijoux fantaisie. Puis, au printemps 1998, Bernard Arnault m’a nommé à la présidence de la maison Dior Couture.
Vous avez alors étendu les mêmes méthodes de management à l’ensemble des activités de Dior Couture ?
Boutique Dior à Prague.© DIOR |
J’ai en effet tenu à harmoniser l’ensemble des produits de la maison, notamment du point de vue créatif. John Galliano venait pratiquement d’y arriver, puisqu’il a fait son premier défilé en octobre 1996. J’ai rapidement décidé de rendre globale toute l’approche sur la femme et de lui confier également la direction artistique de la maroquinerie et des accessoires. C’est à ce moment que je lui ai proposé de faire un sac, répondant à un fort désir de sa part. Cinq ans après le Lady Dior, il a inventé le non moins fameux sac Selle : une innovation, ou du moins une nouveauté, absolue dans le domaine du sac, qui a rencontré un succès colossal auprès des clientes. Sa forme, lorsqu’une femme le porte, invente une nouvelle allure, un style extraordinaire. Nous avons, par ailleurs, mis en avant un branding assez fort et lancé une campagne de publicité provocante, shootée par Nick Knight, un des plus grands photographes contemporains.
Le marketing développé autour de ces produits joue-t-il un rôle important dans leur succès ?
Le créateur, en l’occurrence John Galliano, intervient-il dans cette stratégie ?
Totalement ! D’ailleurs, parler de marketing n’est pas tout à fait juste puisque le « produit » ne naît pas d’une telle stratégie.
C’est bien le résultat d’un geste créateur. Un produit doit naître comme un enfant. C’est le résultat d’une vision et d’une intuition très forte. Je veille à ce qu’il y ait ce respect très fort de la création. Le marketing n’intervient qu’ensuite, pour faire grandir l’enfant le plus vite possible. Il y a alors un véritable dialogue entre les créateurs, les modélistes, les techniciens, les responsables du marketing et du merchandising, etc., lors de comités de produits que je préside avec John. C’est à ce moment-là que l’on précise les besoins en termes de communication, par exemple. Mais c’est John ensuite qui imagine la campagne de communication.
La recherche, la création et l’innovation constituent donc le cœur même de l’activité de Dior, à tous les niveaux ?
Boutique Dior Landmark, Hong-Kong.© DIOR |
Oui, au sens propre comme au figuré d’ailleurs. Le studio de John Galliano a été installé au cœur même des immeubles que nous occupons avenue Montaigne, dans la cour qui se trouve derrière l’hôtel particulier de Christian Dior.
Au moment des défilés Haute Couture, toute la recherche se fait là, faisant vibrer l’ensemble de la maison. C’est une forme de recherche fondamentale qui nourrit la recherche appliquée développée dans les autres secteurs de la maison.
La Haute Couture est le laboratoire de recherche de la maison dans lequel travaille une centaine de couturières. C’est notre direction R & D, dont les retombées rejaillissent sur les produits mais aussi sur l’image de Dior. C’est là que réside notre puissance, dans son esprit permanent de création.
Les défilés Haute Couture réunissent entre 500 et 600 journalistes, une centaine de chaînes de télévision, et sont vus par des centaines de millions de téléspectateurs.
Qu’en est-il de l’homme où il n’existe pas de secteur Haute Couture ?
Hedi Slimane, directeur artistique de Dior Homme depuis 2000, travaille dans un esprit totalement couture. Dans ses ateliers de la rue François Ier, il réalise d’abord des toiles des vêtements qu’il dessine, comme cela se fait en Haute Couture, ce qui lui permet de travailler sur de nouvelles lignes. C’est une chose assez rare dans le prêt-à-porter masculin où, en général, les dessins sont directement envoyés aux usines de fabrication. Hedi est un génie de la mode et son arrivée dans la maison a marqué une date importante.
Il appartient, par ailleurs, à une génération de créateurs qui n’a pas seulement le génie des formes mais comprend aussi, naturellement, les objectifs économiques et financiers de l’entreprise. Cela lui permet de développer des intuitions remarquablement complexes sur le développement de nouvelles lignes.
Comment cet esprit de création et d’innovation dialogue-t-il avec le respect des traditions et du savoir-faire ?
Boutique Dior Osaka, Japon.© DIOR |
Vous avez raison de souligner l’importance du savoir-faire, transmis de génération en génération dans nos métiers du luxe. Sans faire de chauvinisme, il faut reconnaître l’excellence du savoir-faire français dans tous les domaines du luxe, depuis la couture, la maroquinerie, la joaillerie, la gastronomie ou l’hôtellerie. C’est un patrimoine qu’il faut impérativement entretenir et transmettre, ce qui exige de privilégier de façon permanente la formation. C’est un investissement essentiel et coûteux en même temps, qui impose une santé économique et financière robuste pour ce secteur s’il veut garder le même niveau d’excellence.
En fin de compte, c’est l’innovation et la création qui permettent de financer et de faire vivre ces savoir-faire ancestraux. Et j’y suis très attentif. Il est important de dire, à ce propos, que le luxe est un fort créateur d’emplois en France et à l’international. C’est la raison pour laquelle je m’occupe notamment de la formation à la chambre syndicale de Haute Couture. Je suis également administrateur de l’Institut français de la mode, qui propose un troisième cycle à de jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs ou de commerce.
Quelle place existe-t-il, justement, pour des ingénieurs dans le secteur du luxe ?
Il y a de nombreux métiers d’ingénieurs dans ce secteur d’activité. Plusieurs travaillent d’ailleurs chez Dior que ce soit au développement et à la production, à la logistique ou au marketing. C’est un centralien qui a développé, avec un polytechnicien, le site de vente Internet de Dior. Vous savez, la force des grandes écoles est d’offrir une ouverture d’esprit importante et de cultiver un esprit d’humilité chez nos ingénieurs. Je crois que c’est notamment grâce à cette formation que je n’ai jamais craint de changer de métier, mû par la curiosité, le sens du travail, l’esprit de découverte et d’entreprise.
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* Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue Centraliens et de son auteur, Jérôme Poggi.
1. Marcel Boussac fut le financier de Christian Dior à la création de la maison de couture en 1947. En 1978, les actifs du groupe Marcel Boussac sont achetés par le groupe Willot dont un groupe d’investisseurs, animé par Bernard Arnault, prend le contrôle en 1984. L’année suivante, M. Arnault devenait le président-directeur général de la société Christian Dior.
2. Il convient de préciser que la société Christian Dior Parfums est, quant à elle, totalement indépendante de Christian Dior Couture. Il ne s’agit pas d’une licence, la société étant propriétaire de sa marque. Elle fait cependant partie du groupe LVMH et coordonne étroitement son activité avec celle de Christian Dior Couture.