Christoph Willibald Gluck : Alceste
Voici une production contemporaine, moderne, inventive, qui renouvelle une œuvre (très importante dans l’histoire de la musique comme on l’explique plus loin) sans la trahir, qui transpose à la période actuelle mais sans enlaidir ce que l’on voit, et qui maintient une esthétique certaine.
Une mise en scène controversée
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski fut copieusement conspuée à Madrid en 2014, comme on l’entend lors des saluts finaux ; les sifflets se transforment en huée lorsqu’apparaît l’équipe scénique (costumes…). Il est vrai que la production s’éloigne largement du mythe initial. Le drame original d’Euripide raconte comment Alceste accepte l’offre d’Apollon de mourir à la place de son époux Admète, roi de Phères en Thessalie.
Admète découvre le sacrifice de son épouse (sacrifice désintéressé comme l’explique Platon, contrairement à celui d’Orphée qui passe un marché avec Hadès mais ne le respecte pas) et convainc les Enfers de lui rendre sa reine. Mais, sur la scène de l’opéra de Madrid, l’histoire est transposée dans une cour royale de la fin du XXe siècle, où les choix et les comportements de l’épouse royale Alceste sont incompris par le reste de la famille royale.
Ainsi, le DVD s’ouvre par la reconstitution de la célèbre interview à scandale de Lady Di à la BBC en 1995, projetée sur le fond de la scène, avant l’ouverture, où Alceste-Diana explique son mal-être (difficultés à être acceptée dans une famille royale, tentation du divorce…). Puis tout l’opéra se voit truffé de références et d’allusions à la vie de Lady Di : l’acte I se déroule principalement dans un hôpital avec Alceste-Diana en visiteuse bienfaitrice ; l’acte II, dans une salle de banquet (où l’accent est mis sur le côté volage de la princesse).
Reconnaissons que nous sommes moins convaincus par le dernier acte, dans une morgue avec morts–vivants et un Hercule ridiculisé.
Une interprétation musicale remarquable
Musicalement, la direction d’Ivor Bolton est précise et vivante et souligne les couleurs chatoyantes de l’orchestration de Gluck. Les chanteurs sont également parfaits : Angela Denoke, bien coiffée comme Lady Di, maîtrise la redoutable partie d’Alceste avec une parfaite justesse d’intonation et une justesse d’expression toujours convaincantes. Le ténor Paul Groves est un Admète héroïque, vaillant et tendre. Sir Willard White (mon Porgy de référence, notamment sous la direction de Rattle) campe avec autorité le rôle du Grand Prêtre. Les chœurs sont également excellents. Et tout est chanté dans un bon français, ce qui dispense de sous-titres.
Une version française réinventée
Car il s’agit de la version française de l’opéra, adaptée pour Paris en 1776 à partir de l’opéra italien écrit pour Vienne dix ans plus tôt. La version de Paris est pratiquement une nouvelle œuvre. Le changement de langue impose d’adapter la musique à la déclamation du français et la musique de certaines scènes subit de profonds remaniements, Gluck ajoutant de nombreux airs et renforçant l’orchestre.
En fait, cette transformation est un tournant de l’histoire de la musique, car Gluck a transformé un opéra italien traditionnel avec une nouvelle approche visant à introduire le naturel et la vérité dramatique (la célèbre querelle des gluckistes et des piccinistes, qui l’opposa aux défenseurs de l’opéra italien). Cette réforme de l’opéra, avec une plus grande fluidité entre l’air et le récitatif pour donner une plus grande continuité au drame, est soutenue à Paris notamment par les philosophes tels que Diderot, Rousseau ou Voltaire.
Gluck et cet opéra en deux versions sont donc le chaînon manquant entre les opéras italiens avant le classicisme (Haendel, Vivaldi) et ceux du jeune Mozart que Gluck a influencé par ses derniers opéras, à partir de l’Alceste de Paris.
Angela Denoke, Paul Groves, Willard White
Orchestre et chœurs du Teatro Real de Madrid, dir. I. Bolton, mise en scène : K. Warlikowski
Un DVD ou Blu-ray EuroArts 307 4978