Chronique d’une minorité, les femmes à l’École et après
« Je me souviens de mes épreuves orales au concours de l’École polytechnique et, plus spécifiquement, de mon attente dans le couloir des petites salles. Cette attente constituait, de fait, la première initiation à la découverte de cette École. De part et d’autre des murs, des tableaux, des noms, des bustes : tout nous invitait à comprendre que nous entrions dans une École historique, dans une École qui avait participé aux événements marquants des derniers siècles, dans une École où l’élite scientifique avait étudié.Arago, Poincaré, Coriolis, Gay-Lussac, Poisson, etc. Des noms qui avaient inondé nos années de prépas. Des prénoms : François, Henri, Gustave, Louis Joseph, Siméon Denis. Des hommes, et non des femmes. Nous entrions, nous polytechniciennes, dans une École d’hommes. »REPÈRES
Le binet dit « Les Missettes » a vu le jour avec la promotion 2007. Il se propose de permettre aux polytechniciennes de se réunir de temps en temps entre elles et ainsi de renforcer les liens interpromos entre femmes.Une surpopulation masculineLes coutumes sont l’une des principales forces de l’ÉcoleLa tradition et les coutumes occupent une place importante de notre formation, et participent à ce sentiment d’appartenance à une communauté. Elles sont l’une des principales forces de notre École. Depuis quarante ans, les femmes font partie de cette tradition, et devraient participer à son évolution.Pourtant, après ces quarante années, à notre arrivée sur le campus, c’est bien une école masculine que nous découvrons. La trace laissée par les femmes dans la tradition polytechnicienne est bien légère. La surpopulation masculine a tendance à inhiber le développement d’une tradition féminine qui est nécessaire à la pleine intégration des femmes dans la communauté polytechnicienne.
Depuis quelques années, la Kès comprend en général trois à quatre kessières, le BôBar accueille une femme sur ses cinq membres.
Certains « grands binets » comme l’ASK (action sociale de la caisse) ont eu des présidentes.
Les sections militaires de l’incorporation regroupent chacune plusieurs femmes.
Des équipes féminines de sport collectif participent aux entraînements.
Lors des défilés, les femmes forment les deux premières rangées.
Même la Khômiss a su modifier ses khôtes, et une candidate de la 2010 se présente au poste de GénéK.
Discuter des carrières fémininesPlusieurs éléments nous semblent importants pour le développement de cette tradition féminine. Les polytechniciennes auxquelles les nouvelles promotions pourraient s’identifier sont peu nombreuses ; c’est pourquoi des rencontres intergénérationnelles (n/n–10) sont régulièrement organisées sur le campus pour discuter de la carrière professionnelle des femmes X.Ces rencontres connaissent un grand succès. D’autre part, il semble indispensable que s’accroisse la visibilité des polytechniciennes sur le campus. Cela améliorerait leur intégration et leur permettrait de tirer profit au maximum des années campus.S’adapter aux habitudesLes polytechniciennes sont en général sous-représentées dans les postes à responsabilité des binets.Classer les nouvelles venues constitue un moment de grand amusementEn mai, à l’arrivée de la nouvelle promotion sur le campus, un site permet aux X de voter en fonction des photographies de l’incorporation pour élaborer le classement des TO7 (prononcer tossettes, féminin de « très obligés successeurs »).Classer les nouvelles venues constitue en général un moment de grand amusement pour la population masculine, et des souvenirs douloureux pour les autres. Les quelques pour cent que nous représentons nous contraignent à être stigmatisées (parfois à notre avantage). C’est souvent à nous de nous adapter aux habitudes et traditions masculines, malgré ces quarante années de présence.Requin n’a pas de féminin
Témoin, l’histoire d’une sharkette *.
Après les petites classes de l’après-midi, elle enfile une robe noire et une paire d’escarpins pour arpenter les amphis binets. Les prez des assocs ne la relancent même plus : deux ans, 47 entreprises, elle a écumé tous les cocktails. Les banques et les cabinets de conseil sont ses univers de prédilection : Morgan Stanley, UBS, Citigroup, le BCG, Mc Kinsey. Les agendas et stylos publicitaires s’amassent dans son casert. Elle n’ira pas dans l’industrie. Areva et EDF ? Pas pour elle. À moins de 50 000 euros annuels, le salaire est celui d’un emploi précaire.
Elle ne se contentera pas du 9 heures – 17 heures. Sortir du boulot pour aller chercher les gamins à la piscine, c’est pas la vie. Elle a une autre définition de l’accomplissement personnel. Cette vision passe par la possession d’un appartement de 300m2 dans un beau quartier de la Capitale, avec une pièce dédiée à ses chaussures.
Comme ses camarades, elle recherche la reconnaissance sociale. Mais elle souhaite la trouver dans la carrière, uniquement la carrière. Pas dans le – très à la mode – « équilibre entre vie professionnelle et personnelle ». Elle est ambitieuse, matérialiste, mais pas égoïste. Et c’est pourquoi elle se sent bien seule à l’X. Pourtant, ses homologues masculins sont nombreux : le binet Shark compte une bonne trentaine de garçons assoiffés de pouvoir ou en quête du salaire à six chiffres. Mais chez les filles, cela ne se fait pas.* Un shark, c’est un bonhomme ambitieux à l’avenir prometteur ; une sharkette, c’est une future vieille fille mal dans sa peau.Des besoins différentsL’intégration complète des femmes sur le campus a encore du chemin à faireLes besoins différents que peuvent avoir les femmes ne sont pas toujours acceptés sur le campus. En témoigne l’incompréhension massive qui a suivi l’initiative des Missettes d’organiser des événements uniquement réservés aux polytechniciennes. Nous pouvions alors lire, dans un numéro de l’IK : « Dites-moi donc, mademoiselle, combien d’occasions, […], permettent aux X mâles de ne se retrouver qu’entre eux ? […] Réponse : aucune. […] Que n’élaborez- vous pas quelque chose d’utile, quelque chose d’altruiste, enfin, au lieu de vous livrer vainement à vos futilités féministes !»L’intégration complète des femmes sur le campus a encore du chemin à faire.How I met your father
Un soir de janvier, deux polytechniciens, un X et une X, se retrouvent dans un bar parisien. Au bout d’un certain temps, ils évoquent avec nostalgie leur passage sur le Plateau :
– Tu sais bien que la présence des filles à l’X n’est due qu’aux coupes du monde *.
– Cette blague, on nous l’a déjà faite plein de fois. Heureusement que nous avons les nerfs solides. Tu sais, ce n’était pas si facile d’être une fille dans cette École.
– Tu plaisantes ! Vous êtes chouchoutées pendant deux ans. Vous êtes le centre d’attention de la promotion.
– Oui mais pas pour les bonnes raisons. Nous sommes connues pour le nombre de garçons avec lesquels on a flirté, pas pour notre conversation ! Pourtant il y en avait des don Juan à l’École, mais est-ce que tu peux m’en citer un ?
– Heu…
– Exactement ce que je disais ! On avait envie des soirées dans lesquelles la proportion féminine serait supérieure à 10% et où nous ne serions pas traquées par de pauvres polytechniciens esseulés.
Se retrouver entre filles nous changeait du machisme ambiant. D’où la création du binet Les Missettes.
– Ah oui ! Je me rappelle ! Vous vous réunissiez pour discuter de la nouvelle recette de tajine au poulet et des nouvelles tendances dans la mode c’est ça ?
– Mais pas du tout ! Et tu le sais très bien. Tu sais, j’aurais bien aimé jouer au foot avec vous. Mais qui voulait d’une fille dans son équipe ? Il y avait trop peu de femmes dans l’École pour ouvrir une équipe féminine. Vous créez des liens d’amitié forts avec ces activités sportives et on voulait faire la même chose dans ce binet.
– Oui, d’accord, vu comme ça.
Le polytechnicien, penaud, changea de sujet. La jeune fille au contraire souriait. Au fond, elle ne s’était jamais autant épanouie et amusée que dans cette École, en partie grâce aux pitreries des garçons.
Ils n’étaient pas si terribles, puisque l’un d’entre eux, celui précisément assis en face d’elle, était son futur mari.* Les mauvais esprits aiment dire que les femmes intègrent en plus grande proportion les années de coupe du monde, les hommes étant déconcentrés par les matchs.
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Endogamie polytechnicienne
En novembre 1993, j’avais publié, dans La Jaune et La rouge, sous le titre « Mesdemoiselles, encore un effort », un billet déplorant l’endogamie des polytechniciennes : 63% des polytechniciennes mariées l’étaient à un polytechnicien, et une sur deux à un camarade de la même promotion.
Je concluais, en rappelant les méfaits des sociétés endogames, fermées sur elles-mêmes et ne sachant plus se renouveler « De grâce, Mesdemoiselles, ouvrez les yeux, regardez le vaste monde, découvrez les charmes des sociologues, des ingénieurs de Marseille, des saltimbanques ou des conservateurs des hypothèques ! »
Je n’ai pas l’impression que la situation ait beaucoup changé…
L’endogamie est généralisée
Une endogamie polytechnicienne ?
Je ne crois pas, non.
Les élèves des autres écoles d’ingénieur ne font pas mieux. Les élèves de médecines sortent (et se marient) entre eux. Les jeunes architectes sortent, puis se marient entre eux. Mon directeur de thèse (docteur en sciences politique) est mariée à une docteur en science politique qui travaille dans le même labo que lui.
Toutes les personnes de ma génération que j’ai croisées et qui faisaient des études supérieures m’ont dit la même chose : ils sortent en majorité avec des camarades de leur promotion.
Les polytechniciennes ne sont, au final, que représentatives de la société française.