Cinq ans en Ukraine
Le mur de Berlin est tombé en 1989 alors que j’étais membre du gouvernement de Michel Rocard et je lui avais immédiatement suggéré d’établir une coopération économique avec les pays d’Europe de l’Est, dont l’attitude était plus que naïve sur la transition à l’économie de marché.
C’est ce qui fut fait sous ma direction et qui, après de nombreux voyages dans chacun de ces pays, déboucha sur la réunion internationale “ Plan-Marché ” à Paris regroupant les décideurs occidentaux et ceux de l’Europe de l’Est en 1990.
Aussi fus-je sollicité après mon départ du gouvernement en 1991 pour continuer ce travail : conseiller économique de Petr Roman, Premier ministre de Roumanie, je fus ensuite appelé à être conseiller économique du président d’Ukraine, lorsque celle-ci accéda à son tour à l’indépendance en 1992, fonction que j’exerçai jusqu’en 1997.
Le problème ukrainien était simple pour trois raisons :
- en 1992, les pays de l’ex-URSS disposaient de trois ans d’expérience des pays d’Europe centrale sur la transition au marché, et sur les bêtises à ne pas faire ;
- l’Ukraine n’avait aucun problème structurel majeur : pas de minorités ethniques, pas de querelles de territoire (sauf sur la Crimée), et une économie équilibrée de la taille de la France avec une agriculture riche et sans pétrole.
- l’Ukraine était pour ainsi dire le seul pays d’Europe de l’Est à avoir une main-d’œuvre de haute technologie : l’URSS y avait en effet installé son industrie d’armement, la seule qui savait travailler sur ordinateur moderne avec les techniques de pointe.
C’est ce que j’exposai d’emblée au président Kravtchouk en lui décrivant les quatre piliers à édifier pour l’économie de marché :
- une structure d’entreprise responsable axée sur une loi sur les faillites,
– une monnaie et un système bancaire,
– un programme de privatisation,
– une convertibilité de la monnaie pour les échanges extérieurs,
et en lui proposant de préparer un partenariat avec l’Union européenne.
Au fur et à mesure que les mois passèrent, force fut de constater que tout cela n’avançait guère. Le gouvernement, avec qui je travaillai en étroite collaboration, approuva ce programme mais fut très inefficace par suite du nombre excessif de ses membres (un Premier ministre, quatre vice-Premiers ministres, une foule de ministres, etc), et par suite des remaniements perpétuels de ce gouvernement.
Plus grave était l’attitude du Parlement, totalement dominé par les apparatchiks de l’ancien régime, c’est-à-dire les représentants du complexe militaro-industriel et les représentants des kholkozes agricoles. Or, en Ukraine, comme en Russie, c’est le Parlement qui contrôle la Banque centrale et nomme le gouverneur. Il était illusoire de penser que la Banque centrale régulerait le crédit aux entreprises et les crédits agricoles : le robinet était grand ouvert.
Dès lors, ce qui devait arriver arriva :
- les entreprises, n’ayant aucune contrainte légale ni financière, ne remboursaient personne, ni en Ukraine ni en Russie, pour payer leur pétrole. La dette nationale envers la Russie enfla sans cesse ;
- les mêmes causes produisaient les mêmes effets, l’Ukraine connut l’hyperinflation qu’avaient connue la Pologne, la Hongrie, etc.
Dans le même temps, la privatisation fut dévoyée par le Parlement qui, sous couvert de favoriser les salariés, donna l’autocontrôle des entreprises aux dirigeants de l’appareil soviétique. On passa du Gosplan à l’autogestion, ce qui ne fit qu’aggraver les problèmes.
Pourtant, l’Union européenne avait dès le début montré beaucoup d’attention pour l’Ukraine. Le traité de coopération que je préparai avec le président Kravtchouk fut très facilement accepté par Jacques Delors. Ce fut le premier à être signé entre l’Union européenne et une république de l’ex-URSS. L’aide du programme Tacis fut mise en place très rapidement, de manière très efficace.
Parallèlement, le président Kravtchouk m’avait demandé d’intéresser les entreprises françaises à l’Ukraine. Je me fis donc le poisson pilote des groupes français pouvant trouver des coopérations utiles en Ukraine : ce n’est donc pas un hasard si la première banque étrangère à obtenir la licence bancaire en Ukraine fut le Crédit Lyonnais, si la filière sucrière ukrainienne fut restructurée par Sucres et Denrées, si la concession d’une partie du réseau téléphonique alla à Alcatel, etc.
J’eus l’occasion de vérifier dans ce domaine que les entreprises françaises avaient bien pris la mesure de l’Europe de l’Est, et de la persévérance et de l’opiniâtreté sans lesquelles aucun succès n’y est possible.
L’élection du président Koutchma pour succéder à M. Kravtchouk eut des effets très favorables : une équipe plus moderne, plus ouverte et plus énergique à lutter contre la corruption, permit de remettre un peu d’ordre et de créer la nouvelle monnaie, la gryvna, après le verrouillage du crédit et de l’inflation.
Mais les freins parlementaires restèrent les mêmes. Je proposai au président du Parlement un programme d’échanges parlementaires avec l’Occident que Tacis accepta de financer. En dix-huit mois, par groupe de dix, Commission après Commission, les députés ukrainiens vinrent passer une semaine auprès des députés français, allemands, anglais et belges, avec une journée au Parlement européen.
Le changement culturel en une semaine fut, dans la plupart des cas, saisissant : qui, mieux qu’un député communiste français, peut expliquer à un député communiste ukrainien que l’on vit en économie de marché ?
Il y aurait bien d’autres choses à dire mais ce serait trop long et je préfère conclure sur une idée simple.
Cette idée simple est que l’Ukraine fait partie de l’Europe. Cela saute aux yeux quand on se promène à Kiev, mais cela se confirme lorsque l’on analyse les structures socioculturelles. Dans la période actuelle, l’Europe négocie son élargissement à onze pays essentiellement d’Europe centrale, dont aucun ne fait partie de l’ex-URSS. J’entends dire que les frontières naturelles de l’Europe s’arrêtent à la Turquie et à l’Ukraine. Je me garderai de parler de la Turquie mais je suis convaincu pour ce qui concerne l’Ukraine qu’elle aura sa place dans l’Union européenne le jour où ses dirigeants auront surmonté les inerties du passé pour mettre en place les vraies structures de l’économie de marché.