Cinq ans en Ukraine

Dossier : UkraineMagazine N°547 Septembre 1999
Par Lionel STOLÉRU (56)

Le mur de Ber­lin est tom­bé en 1989 alors que j’étais membre du gou­ver­ne­ment de Michel Rocard et je lui avais immé­dia­te­ment sug­gé­ré d’établir une coopé­ra­tion éco­no­mique avec les pays d’Europe de l’Est, dont l’attitude était plus que naïve sur la tran­si­tion à l’économie de marché.
C’est ce qui fut fait sous ma direc­tion et qui, après de nom­breux voyages dans cha­cun de ces pays, débou­cha sur la réunion inter­na­tio­nale “ Plan-Mar­ché ” à Paris regrou­pant les déci­deurs occi­den­taux et ceux de l’Europe de l’Est en 1990.
Aus­si fus-je sol­li­ci­té après mon départ du gou­ver­ne­ment en 1991 pour conti­nuer ce tra­vail : conseiller éco­no­mique de Petr Roman, Pre­mier ministre de Rou­ma­nie, je fus ensuite appe­lé à être conseiller éco­no­mique du pré­sident d’Ukraine, lorsque celle-ci accé­da à son tour à l’indépendance en 1992, fonc­tion que j’exerçai jusqu’en 1997.

Carte de l'Ukraine

Le pro­blème ukrai­nien était simple pour trois raisons :

  • en 1992, les pays de l’ex-URSS dis­po­saient de trois ans d’ex­pé­rience des pays d’Eu­rope cen­trale sur la tran­si­tion au mar­ché, et sur les bêtises à ne pas faire ;
  • l’U­kraine n’a­vait aucun pro­blème struc­tu­rel majeur : pas de mino­ri­tés eth­niques, pas de que­relles de ter­ri­toire (sauf sur la Cri­mée), et une éco­no­mie équi­li­brée de la taille de la France avec une agri­cul­ture riche et sans pétrole.
  • l’U­kraine était pour ain­si dire le seul pays d’Eu­rope de l’Est à avoir une main-d’œuvre de haute tech­no­lo­gie : l’URSS y avait en effet ins­tal­lé son indus­trie d’ar­me­ment, la seule qui savait tra­vailler sur ordi­na­teur moderne avec les tech­niques de pointe.

C’est ce que j’ex­po­sai d’emblée au pré­sident Kravt­chouk en lui décri­vant les quatre piliers à édi­fier pour l’é­co­no­mie de marché :

- une struc­ture d’en­tre­prise res­pon­sable axée sur une loi sur les faillites,
– une mon­naie et un sys­tème bancaire,
– un pro­gramme de privatisation,
– une conver­ti­bi­li­té de la mon­naie pour les échanges extérieurs,
et en lui pro­po­sant de pré­pa­rer un par­te­na­riat avec l’U­nion européenne.

Au fur et à mesure que les mois pas­sèrent, force fut de consta­ter que tout cela n’a­van­çait guère. Le gou­ver­ne­ment, avec qui je tra­vaillai en étroite col­la­bo­ra­tion, approu­va ce pro­gramme mais fut très inef­fi­cace par suite du nombre exces­sif de ses membres (un Pre­mier ministre, quatre vice-Pre­miers ministres, une foule de ministres, etc), et par suite des rema­nie­ments per­pé­tuels de ce gouvernement.

Plus grave était l’at­ti­tude du Par­le­ment, tota­le­ment domi­né par les appa­rat­chiks de l’an­cien régime, c’est-à-dire les repré­sen­tants du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel et les repré­sen­tants des khol­kozes agri­coles. Or, en Ukraine, comme en Rus­sie, c’est le Par­le­ment qui contrôle la Banque cen­trale et nomme le gou­ver­neur. Il était illu­soire de pen­ser que la Banque cen­trale régu­le­rait le cré­dit aux entre­prises et les cré­dits agri­coles : le robi­net était grand ouvert.

Dès lors, ce qui devait arri­ver arriva :

  • les entre­prises, n’ayant aucune contrainte légale ni finan­cière, ne rem­bour­saient per­sonne, ni en Ukraine ni en Rus­sie, pour payer leur pétrole. La dette natio­nale envers la Rus­sie enfla sans cesse ;
  • les mêmes causes pro­dui­saient les mêmes effets, l’U­kraine connut l’hy­per­in­fla­tion qu’a­vaient connue la Pologne, la Hon­grie, etc.

Dans le même temps, la pri­va­ti­sa­tion fut dévoyée par le Par­le­ment qui, sous cou­vert de favo­ri­ser les sala­riés, don­na l’au­to­con­trôle des entre­prises aux diri­geants de l’ap­pa­reil sovié­tique. On pas­sa du Gos­plan à l’au­to­ges­tion, ce qui ne fit qu’ag­gra­ver les problèmes.

Pour­tant, l’U­nion euro­péenne avait dès le début mon­tré beau­coup d’at­ten­tion pour l’U­kraine. Le trai­té de coopé­ra­tion que je pré­pa­rai avec le pré­sident Kravt­chouk fut très faci­le­ment accep­té par Jacques Delors. Ce fut le pre­mier à être signé entre l’U­nion euro­péenne et une répu­blique de l’ex-URSS. L’aide du pro­gramme Tacis fut mise en place très rapi­de­ment, de manière très efficace.

Paral­lè­le­ment, le pré­sident Kravt­chouk m’a­vait deman­dé d’in­té­res­ser les entre­prises fran­çaises à l’U­kraine. Je me fis donc le pois­son pilote des groupes fran­çais pou­vant trou­ver des coopé­ra­tions utiles en Ukraine : ce n’est donc pas un hasard si la pre­mière banque étran­gère à obte­nir la licence ban­caire en Ukraine fut le Cré­dit Lyon­nais, si la filière sucrière ukrai­nienne fut restruc­tu­rée par Sucres et Den­rées, si la conces­sion d’une par­tie du réseau télé­pho­nique alla à Alca­tel, etc.

J’eus l’oc­ca­sion de véri­fier dans ce domaine que les entre­prises fran­çaises avaient bien pris la mesure de l’Eu­rope de l’Est, et de la per­sé­vé­rance et de l’o­pi­niâ­tre­té sans les­quelles aucun suc­cès n’y est possible.

L’é­lec­tion du pré­sident Koutch­ma pour suc­cé­der à M. Kravt­chouk eut des effets très favo­rables : une équipe plus moderne, plus ouverte et plus éner­gique à lut­ter contre la cor­rup­tion, per­mit de remettre un peu d’ordre et de créer la nou­velle mon­naie, la gryv­na, après le ver­rouillage du cré­dit et de l’inflation.

Mais les freins par­le­men­taires res­tèrent les mêmes. Je pro­po­sai au pré­sident du Par­le­ment un pro­gramme d’é­changes par­le­men­taires avec l’Oc­ci­dent que Tacis accep­ta de finan­cer. En dix-huit mois, par groupe de dix, Com­mis­sion après Com­mis­sion, les dépu­tés ukrai­niens vinrent pas­ser une semaine auprès des dépu­tés fran­çais, alle­mands, anglais et belges, avec une jour­née au Par­le­ment européen.

Le chan­ge­ment cultu­rel en une semaine fut, dans la plu­part des cas, sai­sis­sant : qui, mieux qu’un dépu­té com­mu­niste fran­çais, peut expli­quer à un dépu­té com­mu­niste ukrai­nien que l’on vit en éco­no­mie de marché ?

Il y aurait bien d’autres choses à dire mais ce serait trop long et je pré­fère conclure sur une idée simple.

Cette idée simple est que l’U­kraine fait par­tie de l’Eu­rope. Cela saute aux yeux quand on se pro­mène à Kiev, mais cela se confirme lorsque l’on ana­lyse les struc­tures socio­cul­tu­relles. Dans la période actuelle, l’Eu­rope négo­cie son élar­gis­se­ment à onze pays essen­tiel­le­ment d’Eu­rope cen­trale, dont aucun ne fait par­tie de l’ex-URSS. J’en­tends dire que les fron­tières natu­relles de l’Eu­rope s’ar­rêtent à la Tur­quie et à l’U­kraine. Je me gar­de­rai de par­ler de la Tur­quie mais je suis convain­cu pour ce qui concerne l’U­kraine qu’elle aura sa place dans l’U­nion euro­péenne le jour où ses diri­geants auront sur­mon­té les iner­ties du pas­sé pour mettre en place les vraies struc­tures de l’é­co­no­mie de marché.

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