Cinquante années de politique industrielle d’armement : l’envol de SAFRAN
Toute l’historique du groupe, depuis les moteurs Gnome et Rhône, par son ancien PDG. Le fait le plus marquant est la réussite du partenariat avec GE pour le lancement du CFM56, un contrat à parts égales d’une simplicité étonnante qu’il ne serait plus possible de refaire aujourd’hui.
Dès les années 60, la France est dotée d’une stratégie globale de défense dont les grandes lignes ont peu varié et qui fait aujourd’hui encore l’objet d’un large consensus.
C’est une stratégie de souveraineté sans compromis, qui n’exclut aucunement coopérations et alliances, mais suppose de disposer des moyens propres à conférer l’autonomie de décision et d’engagement, et d’en décliner les conséquences au niveau des capacités industrielles d’armement.
Mon propos n’est pas ici d’analyser les résultats de cette stratégie sur le plan des capacités de force, mais de partager quelques réflexions relatives à nos capacités industrielles, en m’appuyant sur le cas de Safran, non parce qu’il serait en soi un exemple, mais parce que c’est celui dont je peux parler le moins mal après une carrière commencée au sein de la DGA et poursuivie pendant plus de trente ans chez Snecma puis Safran, d’ingénieur de recherche en matériaux jusqu’à sa direction générale.
REPÈRES
L’industrie de défense française générait en 2012 un chiffre d’affaire de plus de 17 Md€, pour 165 000 emplois directs et indirects, dont plus de 40 000 pour l’export, et plus de 600 entreprises de tailles petite et moyenne présentes au GIFAS-CIDEF.
Presque les deux tiers de ces emplois sont de haute qualification, principalement localisés sur le territoire national. Leur spectre s’étend du compagnon au chercheur.
UNE MAÎTRISE D’OUVRAGE FORTE ET AVISÉE
Il est utile d’évoquer d’abord le rôle du chef d’orchestre d’ensemble : la Direction générale de l’armement. Rien n’est parfait, bien sûr : les programmes d’armement, même bien gérés, peuvent comme les autres rencontrer des aléas.
Mais au total, nous n’avons pas à rougir de l’efficacité de notre dispositif. Sans lui, pour un effort aujourd’hui encore inférieur à 2 % du PIB (les USA y consacrent 4 % d’un PIB plusieurs fois supérieur), nous ne disposerions pas des capacités qui sont les nôtres et qui, malgré leurs limites, remplissent les objectifs fixés.
Sans lui, nous ne disposerions pas d’un complexe industriel de souveraineté au 2e ou 3e rang mondial, bien au-delà de notre poids économique et industriel réel. L’importance de cet ensemble dépasse son rôle de contributeur à notre sécurité. Avec des prises de commande à l’exportation de 5,3 milliards d’euros en moyenne depuis dix ans, il constitue la première composante exportatrice de notre balance des paiements.
UN DISPOSITIF SINGULIER ET PERFORMANT
Notre dispositif a fait preuve d’efficacité, et c’est en partie pour deux principes simples et forts qui régissent depuis toujours l’action de notre maîtrise d’ouvrage : son champ d’intervention s’étend du plus en amont, la R & T (Colbert faisant semer les chênes de la forêt de Tronçais…), jusqu’au plus en aval, le maintien en conditions opérationnelles ; les hommes et les femmes en charge de cette maîtrise d’ouvrage, même s’ils spécifient, achètent, surveillent et orientent, mais ne développent, ni ne réalisent, ni ne construisent, ni ne soutiennent plus eux-mêmes, conservent de solides compétences techniques.
“ Première composante exportatrice de notre balance des paiements ”
Parce que les lois de la physique et la technique seront toujours plus « têtues » que toutes les autres ! Et parce que ni les mécanismes de marché, ni les meilleurs référentiels de management ne dispenseront jamais de savoir faire, ici ou là, des carottages en profondeur pour s’assurer que tout se passe bien comme on l’a non seulement spécifié, mais aussi voulu et pensé.
Dans un monde en profonde évolution, ces principes ont, je crois, vocation à demeurer des invariants parmi nos facteurs de succès.
DE GNOME À SAFRAN, LA CONSTRUCTION D’UN LEADER GLOBAL
Au cours de l’histoire de plus de cent années, la stratégie de Safran n’a pas varié et la constance avec laquelle ses équipes dirigeantes successives l’ont mise en œuvre – à un instant près de flottement passager dans les années 90, où les bénéfices du CFM56 semblaient par trop tarder – est remarquable.
À l’origine (sous l’angle industriel car, juridiquement parlant, Safran est l’héritier de Sagem), il y a Gnome, créée en 1905 par les frères Seguin, désireux de diversifier leur activité de forgeron dans le secteur naissant des moteurs d’aviation.
Gnome absorbe très vite son concurrent Le Rhône. « Gnome & Rhône » devient en 1915 le premier constructeur mondial de moteurs d’avions, alors exclusivement à usage militaire.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tout est à refaire. Ce sera sous la forme d’une société nationale, regroupant l’ensemble des motoristes aéronautiques français et s’appuyant sur l’expertise d’ingénieurs allemands, d’origine BMW.
Dès les années 50–60, les moteurs Atar de Snecma apportent au Vautour de la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest, puis à la lignée des avions de combat de Dassault, la propulsion à réaction dont ils ont besoin.
L’ÉPOPÉE TRANSATLANTIQUE
C’est à l’orée des années 70 que se produit l’impulsion stratégique déterminante. La percée dans la propulsion aéronautique civile, recherchée depuis plusieurs années déjà (l’Olympus du Concorde), va se concrétiser avec le CFM56.
René Ravaud et Gerhard Neumann
Cette percée était considérée comme vitale par les dirigeants de l’époque, soucieux de pérenniser l’outil industriel que le succès du couple Mirage / Atar avait permis de créer.
Aucun motoriste dans le monde présent dans le secteur civil à la sortie de la Seconde Guerre mondiale n’avait réussi une telle percée et, à ce jour, Snecma / Safran reste le seul à l’avoir fait. Cela est dû à deux choix structurants : un produit fortement innovant (25 % de consommation et 50 % de bruit en moins), car de fait le marché n’avait pas eu lui-même besoin d’un nouvel acteur ; un partenariat avec un acteur apportant d’emblée une force commerciale et de support client d’envergure mondiale.
La stratégie se matérialisera avec l’alliance, un peu improbable au départ, mais considérée aujourd’hui comme le meilleur exemple de partenariat industriel jamais mis en œuvre, entre l’américain General Electric et Snecma, autour de leur enfant commun, le CFM56 (CF comme Commercial Fan, marque de GE, et M56 désignation de l’avant-projet de Snecma).
La genèse sera longue et complexe, et n’aurait sans doute pas débouché sans la ténacité de René Ravaud pour Snecma et Gerhard Neumann pour GE, et leur confiance mutuelle.
Au plan commercial, le décollage sera tardif et timide, avec des remotorisations de DC8 et KC135. Puis, ce sera l’envol du Boeing 737 motorisé CFM56, puis de l’Airbus A320.
UN SUCCÈS SANS PRÉCÉDENT
Succès sans précédent dans l’histoire : plus de 30 000 moteurs, un décollage toutes les deux secondes.
IMPULSION POLITIQUE
Au plan politique, il faudra un tête-à-tête entre Richard Nixon et Georges Pompidou en 1973 pour surmonter les réticences de l’administration américaine.
Succès du produit qui apporte les gains de performance promis et, en même temps, une fiabilité très supérieure à celle de la génération précédente, avec un avantage notable en coûts de maintenance.
Mais succès aussi de la formule très originale mise en place par les pères fondateurs de l’accord : tout est partagé 50 / 50, les revenus, les décisions, les tâches (commerciales sur une base géographique, de développement et de production sur une base technique), et même les coûts de garantie et rétrofits éventuels (sans perdre un instant à chercher qui est défaillant, parce que, in fine, cela s’équilibre sur la durée), et chacun fait son affaire de ses coûts internes.
“ Un partenariat fondé sur la communauté d’intérêt et la confiance ”
Il n’y a pas de transfert de technologie, chacun s’oblige à l’excellence dans sa partie : c’est le meilleur gage de pérennité du partenariat. Il n’y a pas de maison mère, pas de superstructure coiffant les équipes de GE et Snecma.
Tout est fondé sur la communauté des intérêts et sur la confiance. Et cela marche ! Dommage qu’aujourd’hui le contexte ne se prête pas à des montages d’une telle simplicité et d’une telle efficacité dans le monde de l’industrie de défense européenne…
L’histoire, extraordinaire, continue avec le succès de la « seconde génération », celle du LEAP que l’on retrouve sur le B737 Max, l’A320 Neo et le chinois C919, et dont le succès s’annonce au moins aussi éclatant que celui de son prédécesseur (plus de 13 000 commandes un an après l’entrée en service).
VERS UN GROUPE DE TAILLE MONDIALE
Le Rafale postcombustion allumée
Brique après brique, le groupe consolide ses activités, à la recherche de la taille critique indispensable à une industrie mondialisée. Ce sera l’intégration de Turboméca, pionnier et leader des turbines d’hélicoptères. Celle aussi, dans la propulsion spatiale, des activités de SNPE, puis le rassemblement vertical (car il n’existe pas véritablement de marché ouvert des propulseurs de fusée) avec Airbus.
Le domaine des autres équipements aéronautiques contribuera à construire un ensemble qui se situe aujourd’hui au 3e rang mondial, derrière United Technologies et GE Aviation : trains d’atterrissage et freinage, nacelles, câblages électriques, transmission de puissance, électronique embarquée et, très récemment, Zodiac Aerospace.
LA FUSION AVEC SAGEM
Dans cette construction de Safran est survenu un événement un peu atypique : la fusion avec Sagem, qui s’inscrivait sans doute plus dans un contexte d’ouverture progressive du capital que dans une stricte démarche industrielle.
“ L’État est à la fois client, stratège et actionnaire ”
Une fois les difficultés de départ surmontées, le bilan n’est, avec le recul, pas négatif : pour la Défense, qui a vu ainsi l’innovante Sagem s’adosser à un ensemble solide et à la culture méthodologique rigoureuse ; pour la collectivité nationale et sa sécurité, comme pour les actionnaires de Safran qui ont vu dans le sillage de l’opération se développer, au sein du groupe, une composante « hautes technologies de sécurité » de rang mondial, cédée ensuite avec une forte création de valeur.
Enfin, et ce n’est pas anecdotique, la difficulté qu’il y avait à « vendre l’histoire » aux marchés financiers a conduit Safran à avancer à marche forcée dans la professionnalisation de sa communication et relation aux investisseurs…
LE FINANCEMENT DE LA R & D, FACTEUR ESSENTIEL
De façon tout aussi essentielle, la stratégie de Safran repose sur l’investissement en R & D et l’innovation. On n’accède pas à la cour des grands d’un monde de haute technologie en étant plus petit que les premiers d’entre eux, sans consentir un effort de développement sur fonds propres plus important, en valeur relative au moins.
LES LIMITES DE L’AUTOFINANCEMENT DANS LA DÉFENSE
Dans le domaine de la défense, les perspectives de retour sur autofinancement sont rares, car les volumes sont beaucoup plus faibles, les développements plus complexes et coûteux en proportion des séries, la spécification de besoin très régalienne, difficile à anticiper et rarement générique.
CONTRÔLER LES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS
Il est important que l’État s’assure que les investissements étrangers – par ailleurs bienvenus – ne mettent pas en péril sa security of supply en armement et technologies critiques, car la sécurité globale de notre pays en dépend.
Notre grand allié américain – qu’on ne peut suspecter d’antilibéralisme primaire ! – le fait avec force et efficacité (CFIUS), la France et l’Europe ont tout à gagner à poursuivre leurs efforts en ce sens.
Dans le domaine civil, la barrière d’entrée est très haute et les retours sont parfois lointains dans le temps.
Au global, l’auto-investissement de Safran en R & D évolue autour de 10 % de son chiffre d’affaires. Cela se traduit en des innovations de rupture ou incrémentales, du premier moteur rotatif Gnome au CFM56, puis au LEAP et sa soufflante en composite 3D, les freins carbone, le freinage et le roulage électrique et les innombrables pépites de Sagem.
L’ÉTAT, CLIENT ET ACTIONNAIRE
L’une des particularités de Safran et d’une partie du tissu industriel de souveraineté française est que l’État y est à la fois client pour ses équipements de défense, stratège et actionnaire. Originalité française, ce dispositif, bien ancré dans notre culture, est parfois l’objet de critiques.
En réalité, il peut s’avérer très approprié et efficace, mais à une condition sine qua non, pas toujours facile à respecter : que cela n’entrave en rien la bonne gouvernance de l’entreprise. Le cas de Safran montre que c’est possible. L’appui de Georges Pompidou et de ses équipes a été décisif au moment du lancement du CFM56, et la façon dont l’État, à l’époque actionnaire à 98 %, a soutenu le projet dans ses débuts laborieux, a été remarquable de clairvoyance et de constance.
Il peut y avoir des différences d’appréciation et débats, comme au sein de tout gouvernement d’entreprise ! Mais pour peu que les conflits d’intérêts occasionnels soient gérés de manière appropriée, et ils le furent, l’État n’a jamais obéré la gouvernance de Safran et l’a même parfois énormément aidé à surpasser des difficultés.
Certes, la « recette française » n’est pas applicable à toutes les circonstances ni à toutes les entreprises, et il faut faire preuve de pragmatisme. Quant aux multiples PME souvent ciblées sur des niches technologiques, bien évidemment la recette ne leur est pas adaptée du tout.
DUALITÉ CIVIL-DÉFENSE : FORCES ET LIMITES
La démonstration de l’intérêt pour une société d’armement de dériver toutes les applications civiles possibles de ses technologies de défense n’est pas à faire. C’est même, lorsque le domaine s’y prête, une nécessité absolue. Les retombées pour la Défense et la nation sont nombreuses et importantes.
Le réacteur CFM56.
Ce qu’il ne faut en revanche surtout pas attendre de la dualité, c’est qu’elle permette de relâcher l’effort de financement de R & D de défense, au motif que l’industriel bénéficierait de flux de trésorerie importants grâce à son activité civile.
Pour l’entreprise, détourner des fonds propres au profit d’activités moins créatrices de valeur (car plus risquées, plus contraintes et à moindre potentiel de croissance) que celles qui les ont générés, serait tout simplement une faute de gestion.
Pour la Défense et la nation, ce sont les bienfaits de la dualité qui seraient alors perdus, et ils dépassent de plusieurs ordres les supposées économies budgétaires. Nous avons atteint un seuil minimal de financement public de la R & D de défense.
La France a tout intérêt à y investir si possible plus et mieux. N’oublions pas que certains pays, dont les plus puissants d’entre eux, n’hésitent pas à soutenir – et avec quelle force – leurs technologies duales au travers des budgets de défense et agences associées.
C’est à ce prix que les cinquante années passées seront suivies de nouveaux succès pour l’industrie française d’armement.
Commentaire
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René RAVAUD
J’estime que c’est bien grâce à la très forte détermination du président Ravaud que la SNECMA a ‘’décollé’’ et est devenue un motoriste mondial, en assurant la réussite du CFM56 puis en lançant le développement du moteur du Rafale.