Claviers d’hier et d’aujourd’hui
Tous les hommes devraient être pianistes
Gérard Zwang, La fonction érotique
De tous les instruments de musique, le piano – et ses avatars – est sans doute celui qui requiert la plus large palette de touchers. Aussi, avant même d’apprendre à « jouer » du piano, les futurs pianistes devraient s’entraîner à maîtriser l’usage de leurs doigts, de leurs mains, de leurs poignets et même de leurs avant-bras. Sans cette maîtrise, si difficile à acquérir, le pianiste ne serait qu’une mécanique dépourvue de sensibilité.
András Schiff – Bach au clavicorde
Le clavicorde est le plus ancien des instruments à clavier pratiqués en Occident et il possède une caractéristique unique, que n’ont ni le clavecin ni le piano : la touche se prolonge par un levier muni d’une petite plaque de métal qui reste en contact avec la corde aussi longtemps que la touche est enfoncée. Aussi, le musicien peut continuer à exercer une influence sur la corde après avoir enfoncé la touche, ce qui, combiné avec la vitesse de l’attaque, lui offre une large possibilité de nuances.
Les musicologues affirment que Bach préférait le clavicorde et tout permet de penser que le Wohltemperierte Clavier visait non le clavecin mais le clavicorde. András Schiff, qui est sans doute le plus qualifié des interprètes contemporains de Bach, a enregistré au clavicorde un ensemble de pièces : les 15 Inventions, les 15 Sinfonias, le Ricercare à trois voix de L’Offrande musicale, la Fantaisie chromatique et fugue, et le merveilleux Caprice sur le départ d’un frère bien-aimé. Le son s’apparente plus à celui du luth qu’à celui du clavecin. Surtout, on découvre des nuances, des couleurs, que ne permettait pas le clavecin. Au total, une véritable recréation.
2 CD ECM
Konstantin Emelyanov, la Sonate de Samuel Barber
Deux découvertes : un pianiste d’exception, une œuvre inouïe. Konstantin Emelyanov rapproche d’abord les 12 Préludes du 1er Livre de Debussy des 20 Visions fugitives de Prokofiev. Les Visions fugitives sont des pièces brèves – entre 20 secondes et une minute et demie – rarement entendues dans leur intégralité. Les Préludes de Debussy sont joués comme les aurait joués, peut-être, Prokofiev : avec vigueur, précision, à l’opposé des interprétations impressionnistes ou « distanciées » comme celle de Gieseking (décrite dans une chronique récente). Écoutez La Sérénade interrompue et vous découvrirez un Debussy que vous n’avez jamais entendu. Mais la véritable révélation est la Sonate de Samuel Barber, que vous allez découvrir car on ne la joue pratiquement jamais. On s’épuiserait à rechercher des influences – de Beethoven à Prokofiev en passant par Berg, Scriabine, etc. – mais ce serait sans intérêt : une œuvre forte, jaillissante, explosive même. La Fugue qui en constitue le dernier mouvement est certainement une des pièces les plus extraordinaires qu’il vous aura été donné d’entendre. Courez l’écouter, enregistrée par un pianiste d’exception qui allie la subtilité du toucher à une virtuosité implacable. À elle seule, elle vaut le déplacement.
1 CD FUGA LIBERA
Shani Diluka – Pulse
Sous ce titre, la pianiste, qui nous avait séduits par son disque proustien, s’attaque à la musique minimaliste. Ce n’est pas, en général, notre tasse de thé. Mais il faut reconnaître que les musiques de Philip Glass, John Cage et leurs émules ont de plus en plus d’aficionados, surtout chez les jeunes, essentiellement en raison de leur pouvoir hypnotique. Parmi la vingtaine de pièces minimalistes – non sans charme, avouons-le – on notera la présence de transcriptions d’improvisations de Keith Jarrett (sur Be My Love) et de l’ineffable Danny Boy par Bill Evans. Alors laissez-vous aller, en attendant que ChatGPT fabrique des pièces minimalistes en série pour les claviers… de demain.
1 CD WARNER