Coformation, croisement des savoirs, changement des pratiques sociales
Ce que l’on place généralement derrière le mot » savoir » renvoie essentiellement au savoir » savant » : celui des universitaires, des chercheurs, des professeurs, savoir théorique, construit, fait de recherche et d’analyse. Il existe pourtant d’autres types de savoirs pleinement complémentaires : le savoir de l’expérience de la vie et le savoir de l’action. Ces trois types de savoirs, ces trois vues partielles d’une même réalité, ne devaient-ils pas se rencontrer pour inspirer d’autres façons de connaître la réalité et induire des changements de pratiques, puisque l’action est en lien direct avec la connaissance ? C’est la question que s’est posée ATD Quart-Monde il y a quelques années.
Croiser les savoirs, c’est provoquer la possibilité d’une fécondation réciproque, chacun des partenaires de l’échange apportant à l’autre les éléments d’une production et d’une transformation de son propre savoir. Il ne s’agit pas de plaider pour un savoir unique et uniforme, sorte de synthèse des différents types de savoirs. La démarche de croisement des savoirs et des pratiques repose sur un double a priori éthique et épistémologique : toute personne, même la plus démunie, détient potentiellement les moyens de comprendre et d’interpréter sa propre situation ainsi que celle du monde qui l’entoure. Chacun existe comme acteur et auteur à part entière de sa propre pensée et de son action, comme détenteur d’un savoir qui mérite d’être reconnu par les autres acteurs.
Deux expériences positives de croisement des savoirs
Quart-Monde-Université : la première pierre
Quart-Monde-Université, programme expérimental franco-belge de formation, action, recherche, a mis en dialogue des savoirs et des types d’acteurs différents (chercheurs, militants ATD) pour produire une connaissance plus complète, et donc plus juste, de la misère et de la lutte pour l’éliminer.
Pendant deux ans, les acteurs de ce programme ont donc travaillé sur des thèmes considérés par eux comme fondamentaux pour tous : Histoire (l’histoire du passage de la honte à la fierté) ; Famille (le projet familial et le temps) ; Savoirs (libérer les savoirs) ; Travail (travail, activité humaine, talents cachés) ; et enfin Citoyenneté (citoyenneté, représentation, grande pauvreté).
Tous les textes finaux contenus dans le livre Le croisement des savoirs – Quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble1 sont le résultat d’une coécriture de tous les acteurs.
Quart-Monde-Partenaires : la percée dans le monde des professionnels
Les familles qui vivent la grande pauvreté rencontrent fréquemment dans leur vie quotidienne des professionnels de l’action sociale avec lesquels les relations sont souvent insatisfaisantes. Les représentations réciproques, les expériences passées conditionnent un certain nombre de comportements, de peurs, de méfiances, d’incompréhensions.
Le programme Quart-Monde-Partenaire, dont l’objectif était de dégager les moyens qui peuvent permettre d’améliorer les relations, a donné lieu à un livre Le croisement des pratiques – Quand le Quart-Monde et les professionnels se forment ensemble2.
Les acteurs de ce programme étaient d’une part des militants du refus de la misère (militants Quart-Monde, alliés et volontaires permanents d’ATD), et d’autre part des professionnels, formateurs de professionnels. Les uns venaient porteurs de pratiques exercées dans le cadre institutionnel (enseignement, justice, santé, police, logement, petite enfance, travail social, formation professionnelle, culture, administration…), les autres étaient détenteurs de l’expérience d’une vie dure en butte à l’injustice et de l’expérience d’une pratique associative.
Chacun a écrit un exemple de relation heureuse ou malheureuse entre eux-mêmes et un professionnel ou eux-mêmes et une personne en situation de grande pauvreté. Ces récits ont été la base de tout le travail qui a suivi. De ces récits ont été dégagés les cinq thèmes des groupes de travail : logiques institutionnelles et logiques de la personne ; connaissance, représentations ; nature de la relation ; participation, être acteurs ensemble ; initiatives et prises de risque.
Comment croiser les savoirs ?
Ces deux expériences ont permis d’affiner les méthodes de croisement des savoirs et de coformation des partenaires de la relation dans la lutte contre les pauvretés.
Dans un premier temps, il faut bien identifier les obstacles à la compréhension réciproque des uns par les autres, base de tout travail en commun. Si on se réfère en particulier à la seconde expérience, on voit que les affrontements ont été nombreux et salutaires, quoique d’une autre nature que ceux qui se sont produits avec les universitaires. Les professionnels connaissent d’une certaine façon les familles en situation de grande précarité, ainsi que les réponses à mettre en œuvre.
La première chose qu’auront apprise les acteurs de ce programme, c’est que pour réfléchir ensemble, il faut d’abord se comprendre, et pour se comprendre, il faut être capable de s’écouter. Et pour s’écouter, il faut résister à nombre de tentations, comme, par exemple, la tentation – derrière le fallacieux prétexte d’aider l’autre à formuler sa pensée – de l’interrompre pour terminer ses phrases, comme s’il en était lui-même incapable. Tentation de vouloir se mettre à la place de…, d’interpréter ce qu’il dit suivant ses propres cadres de référence, sans se demander si ce que l’on met derrière les mêmes mots n’est pas en réalité aux antipodes de sa pensée. Tentation de ne pas dire que l’on n’a pas compris ce que l’autre disait, parce que l’on ne tient pas à passer pour plus lent que d’autres, ou tentation de croire que l’on comprend aisément.
Un des enseignements de ce croisement a été de mettre en évidence l’importance du rôle associatif. En effet, des personnes en situation de grande pauvreté reprennent confiance en elles et dans les autres, construisent leur propre savoir pour qu’il soit communicable, quand des personnes solidaires vont à leur rencontre, sur leurs lieux de vie, en toute liberté, sans mandat. L’appartenance à un groupe, à une association ouverte à tous citoyens regroupés autour d’un intérêt commun, celui de détruire la misère, est une étape.
La coformation, piste d’avenir
Un vrai croisement des savoirs et des pratiques engendre nécessairement et heureusement un croisement des pouvoirs et des modifications profondes dans l’exercice de ces pouvoirs : d’un côté le pouvoir dont disposent a priori et inévitablement les acteurs politiques, institutionnels, professionnels et les scientifiques et de l’autre côté, le pouvoir, à renforcer voire à créer, dont disposent les personnes en difficulté associées à d’autres pour la défense des responsabilités et des droits fondamentaux de tous. Il s’agit de déconstruire pour reconstruire, de se laisser interpeller et d’accepter le déplacement de son point de vue. Non seulement cette démarche crée la communication entre des milieux qui ne se connaissent pas, mais elle provoque chez chacun des participants des prises de conscience transformatrices et donc un changement des pratiques.
Dans le prolongement de l’expérimentation de ces deux programmes, une équipe répond aux demandes d’information sur la démarche et les résultats au sein d’universités, et des demandes de coformation d’organismes de formation initiales ou continues de professionnels et de collectivités locales.
À moyen ou long terme, il s’agit de créer un espace permanent de coformation ouvert à tout citoyen, garantissant la place et l’apport des personnes vivant en situation de grande précarité. Par le croisement des savoirs et des pratiques, il s’agit d’associer l’effort de construction par chacun de son propre savoir et la coconstruction d’un projet commun, celui de vivre ensemble.
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1. Le croisement des savoirs. Groupe de recherche Quart-Monde-Université. Éditions de l’Atelier, Éditions Quart-Monde (1999), 550 p.
2. Le croisement des pratiques. Groupe de recherche action-formation Quart-Monde-Partenaire. Éditions Quart-Monde (2002), 220 p.