Collé à l’écrit, reçu au concours de l’X
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Témoignage d’un X de la 62, grec de nationalité à l’origine, débarqué du Caire un peu à l’improviste, qui n’aurait jamais imaginé entrer à l’École polytechnique et qui a la particularité d’avoir été proclamé collé à l’écrit et finalement reçu.
Ma relation avec le concours de l’École polytechnique a été compliquée : je n’avais aucune intention de le passer et, quand je l’ai finalement passé, j’ai été collé à l’écrit et reçu.
Une enfance insouciante
Je suis né au Caire d’une famille de commerçants grecs : mon père et ses frères avaient des magasins de vêtements pour homme de haut de gamme. Une belle affaire qui prospérait et un métier qui me plaisait. Mon père m’emmenait avec lui quand j’étais tout jeune et j’essayais de vendre des cravates à ses clients, parfois des hauts gradés de l’armée du roi Farouk. Ça les faisait rire, ils achetaient la cravate que je leur proposais et moi j’étais fier.
J’aimais le métier et j’étais le seul de la famille à vouloir prendre la suite. Mon avenir était tout tracé, je n’avais pas besoin de faire des études sophistiquées… ou du latin. Du grec moderne à la maison. En classe, au lycée français du Caire, il n’y avait pas de radiateur mais j’étais toujours au fond. Ma seule ambition était de passer dans la classe supérieure pour ne pas avoir d’ennuis avec mes parents et la vie était insouciante et belle !
Hélas tout a brutalement basculé avec la guerre de Suez, car Nasser s’en est pris à tous les étrangers qui habitaient en Égypte pour les expulser ou les déposséder. Dans notre cas, l’affaire de ma famille a été mise sous séquestre et mon père s’est retrouvé employé dans sa propre affaire, sous la direction d’un officier de l’armée de Nasser qui n’y connaissait rien. Difficile à supporter. Pour moi, la situation avait changé du tout au tout et mon avenir n’était plus en Égypte. Il fallait que j’envisage de faire des études, que j’apprenne un métier. Je me suis mis à travailler sérieusement de la troisième à la terminale et mon classement a régulièrement progressé, j’ai même fini en tête de classe.
Le grand saut d’un adolescent
J’ai quitté l’Égypte, ma famille, mes amis et mes amours avec ma valise en carton en août 1960, à dix-sept ans et demi, pour Paris puis Londres. J’avais en effet décidé de continuer mes études en anglais à Londres, en visant l’Imperial College. Mes premiers jours à Londres ont été catastrophiques : je ne comprenais pas l’accent cockney local et, peu après mon arrivée, il y a eu un gros orage avec des éclairs et des coups de tonnerre. J’ai paniqué car nous n’avions jamais eu en Égypte ce genre de déluge climatique. J’ai décidé de retourner à Paris – j’avais beaucoup apprécié les quelques jours que j’y avais passés avant d’aller à Londres – où, au moins, je comprenais la langue. Nous étions au début du mois de septembre et je n’avais pas d’inscription en classe préparatoire, ce qui était fâcheux.
L’inaccessible Louis-le-Grand
Je me suis présenté au lycée Saint-Louis, je n’ai pas pu avoir un entretien. Au lycée Henri-IV j’ai eu un entretien qui n’a pas été fructueux. Restait le prestigieux lycée Louis-le-Grand ; j’ai été reçu par la secrétaire de direction qui m’a dit : « Mon pauvre ami, les inscriptions sont bouclées depuis le mois de mai. » Penaud, j’ai répondu : « J’arrive du Caire et il faut que je trouve une place dans une classe préparatoire ! » « Vous venez d’Égypte ? Notre censeur a été proviseur à Alexandrie et je suis sûre que ça lui fera plaisir de vous recevoir. »
Et là à nouveau tout a basculé. J’ai été reçu par un censeur sympathique et bienveillant qui m’a parlé de son expérience à Alexandrie et m’a confirmé que tout était bouclé… sauf pour des candidats de dernière minute qui avaient un prix d’excellence. J’ai rebondi : j’avais bien eu un prix d’excellence, mais je n’avais pas de papier l’attestant. Mes parents pouvaient me l’envoyer. « Pas de problème, me dit-il, ma secrétaire va vous inscrire et vous nous apporterez le certificat dès que vous l’aurez reçu. »
Retour chez la secrétaire qui me pose une seule question : « Avez-vous l’intention de passer le concours de l’École polytechnique ? » Cri du cœur : NON ! (Il faut que je m’explique.) Le concours de l’École avait à mes yeux la réputation d’être extrêmement difficile. Arrivant modestement d’Égypte, je ne pensais pas avoir le niveau et n’avais donc pas la prétention ni même l’idée de le présenter. Je me suis donc retrouvé orienté vers une ENSI 1 (École nationale supérieure d’ingénieurs) plutôt qu’une Math sup, une classe d’un niveau inférieur, destinée à préparer les concours… autres que celui de l’X.
Concours ou pas concours ? That is the question…
À ma grande surprise, j’ai fini en tête de classe en ENSI 1 et j’ai intégré en deuxième année le fleuron : Math spé B (XB). Une vraie machine de guerre : une classe qui a fait entrer six élèves à Normale sup et 20 à l’X… et qui bien sûr préparait surtout le concours de Polytechnique. J’ai donc beaucoup souffert compte tenu du niveau et je n’imaginais toujours pas de passer le concours de l’École.
Un événement totalement inattendu m’a cependant fait évoluer. J’habitais dans une chambre dans un bel appartement bourgeois, juste derrière la maison des Mines, louée à une dame âgée, Madame Z. Mon rythme de travail était soutenu : 7 jours sur 7 et du matin au soir. Un après-midi, Madame Z frappe à ma porte et se présente avec à la main un petit plateau portant une tasse de thé et une tranche de cake : « Monsieur Gani, je sais que je vous dérange, je le fais exprès pour que vous arrêtiez quelques minutes. »
« Vous devriez tenter Polytechnique. »
Et elle a commencé à me parler de son Paris et de son monde bien éloigné du mien. Elle voulait me hisser. Ces visites sont graduellement devenues quotidiennes et chaleureuses et le Monsieur Gani s’est transformé dans l’intimité en Jacques. Un nouveau message répétitif a commencé à pointer : « Avec tout le travail que vous fournissez, vous devriez tenter Polytechnique ; je ne vois pas pourquoi vous ne vous inscrivez pas au concours de Polytechnique ; vous avez toutes vos chances à Polytechnique ; tentez votre chance, etc. » Et bien sûr, peu à peu, ce message a commencé à pénétrer mon esprit : et si je tentais quand même ?
En réalité, Madame Z avait une revanche à prendre ; quelqu’un dans sa famille avait passé le concours et avait échoué ; elle voulait à travers moi réparer cet échec. Elle est restée dans mon cœur et son petit-fils est un ami qui m’est cher. Si en statisticien on multipliait les probabilités des précédentes étapes de présenter le concours, le résultat serait proche de zéro. J’ai pourtant fini par me convaincre de le passer. Candidat de nationalité grecque, il m’a bien fallu un peu de sagesse grecque pour affronter ce qui allait suivre.
Le très joli mois de mai
Le lycée français du Caire de la Mission laïque française a été nationalisé en 1957 après la guerre de Suez pour devenir le lycée La Liberté. Comme bac, je n’ai donc obtenu qu’un diplôme de fin d’études secondaires égyptiennes (DFESE). Afin de compléter mon dossier d’inscription au concours de l’X, je suis allé vérifier auprès de la direction des études que mon DFESE était recevable. J’ai été reçu par Y, un monsieur très compétent et fort sympathique – dont je ne me rappelle hélas plus le nom – qui m’a tout de suite rassuré : une circulaire du ministère de l’Éducation nationale avait confirmé l’équivalence du DFESE et du bac français, il n’y avait donc aucune difficulté de ce côté.
L’écrit du concours était comme toujours en mai. Manque de chance, en 1962 à Paris c’était un mois particulier : la RATP était en grève et la température glaciale ce printemps-là. Je logeais près de la station Port-Royal et, fort heureusement, mon ami de taupe (Math spé) Jacques Jouven – que j’ai retrouvé avec plaisir à l’X par la suite – m’a gentiment proposé de me conduire en voiture : sa mère nous a donc déposés au fort de Vincennes où nous passions l’écrit.
“Quand vous commencez un concours, vous allez jusqu’à la fin !”
La première épreuve était celle d’analyse et elle s’est révélée particulièrement difficile : j’ai réussi à répondre péniblement aux trois parties de la seule première question… mais il y avait trois questions. Démoralisé à la sortie de cette première épreuve, j’ai retrouvé un camarade italien F, lui aussi complètement découragé. « On laisse tomber, ce n’est pas la peine de continuer, me dit-il. Allons au jardin du Luxembourg conter fleurette, c’est le printemps. » C’était comme Melina Mercouri dans le film Jamais le dimanche qui, les larmes aux yeux, terminait toutes ses histoires tristes avec un : And they all went to the beach (et ils allèrent tous à la plage). Nous, ce n’était pas la plage, mais le jardin du Luxembourg…
À ce moment délicat, je me suis remémoré l’injonction de M. Magnier, mon professeur de maths de taupe à Louis-le-Grand : « Quand vous commencez un concours, vous allez jusqu’à la fin ! » Le lendemain, nous sommes donc retournés au fort de Vincennes pour continuer l’écrit et il faisait toujours aussi glacial. La veille, nous avions eu du mal à écrire avec nos mains ankylosées ; ce jour-là, certains candidats étaient venus avec une bouillotte, d’autres avec une brique chaude… Et moi j’étais venu les mains dans les poches.
Les résultats de l’écrit
Le jour des résultats de l’écrit, ce sont les noms des recalés qui sont affichés rue de la Montagne Sainte-Geneviève avec leurs notes et le total. Comme je le redoutais, mais sans véritable surprise, mon nom ainsi que celui de F y figuraient. En regardant de près, nos totaux étaient cependant entre les deux « barres », celle des trois demis et celle des cinq demis. Je rappelle : un trois demis est un candidat qui passe le concours pour la première fois, un cinq demis est un candidat qui le passe pour la deuxième fois. La barre (le total minimum à atteindre) des trois demis est légèrement plus basse, un bonus en somme aux candidats qui se présentent pour la première fois. Nous étions trois demis, c’était notre premier concours, nous ne comprenions pas pourquoi nous étions recalés.
« Nous ne comprenions pas pourquoi nous étions recalés. »
F me dit : « Si nous sommes sur la liste, c’est que la barre des candidats étrangers doit être plus élevée que celle des candidats français et c’est fini pour nous… andiamo al jardin du Luxembourg (bis). » J’étais sur le point de consentir, lorsque je me suis souvenu que je connaissais quelqu’un à la direction des études, que nous pouvions interroger pour mieux comprendre. Monsieur Y nous a reçus très gentiment, désolé de nous voir recalés. À la question très directe : « Est-ce que la barre est différente pour nous, candidats étrangers ? », il a immédiatement répondu par la négative. Nous avons alors demandé pourquoi nous étions recalés ? Il nous a répondu : « Mais parce que vous êtes cinq demis. » « MAIS NOUS NE SOMMES PAS CINQ DEMIS, NOUS SOMMES TROIS DEMIS ! », véritable cri du cœur !
Émotion intense, remue-ménage. Il cherche nos dossiers, les ouvre, constate qu’au coin en haut à droite il y avait bien un gros 3 et non pas un 5 : trois demis ! Il pâlit, gêné, s’excuse platement, nous dit que ce genre d’incident n’arrive jamais et nous prépare immédiatement des cartes pour passer les deux planches de maths du Petit Oral, l’étape suivante du concours. Nous étions miraculeusement à nouveau en selle et, dans notre malheur, nous avions un tout petit avantage : contrairement à nos camarades reçus à l’écrit, nous connaissions nos (médiocres) notes…
Le Petit Oral : le couperet
Nous avons donc été ajoutés in extremis en bons derniers sur les listes de passage, à 18 h 30. Quelle histoire improbable ! Lorsqu’on passe en dernier, on se retrouve devant la possibilité de deux cas de figure : un professeur fatigué et donc irritable, ou alors un professeur heureux de finir sa journée et donc plutôt de bonne humeur. J’ai eu droit aux deux cas de figure. Le premier m’a posé un problème difficile, m’a laissé impitoyablement sécher et m’a mis sans état d’âme 8⁄20. Le deuxième était détendu, nous avons aimablement dialogué – y compris sur la Grèce – et j’ai obtenu in fine un 14⁄20. La moyenne des deux notes me permettait de passer à l’étape suivante, le Grand Oral, ce qui n’a hélas pas été le cas pour mon camarade F : le couperet est tombé pour lui.
Le Grand Oral : le portail s’ouvre
Je suis plutôt plus à l’aise à l’oral qu’à l’écrit : j’ai fort heureusement réussi à passer brillamment l’épreuve du Grand Oral et à intégrer l’École, même si mon classement était moyen. Nous attendions à Brindisi avec mon frère le ferry-boat pour aller voir nos parents à Athènes. J’ai acheté Le Monde, il y avait les résultats du concours et mon nom y était : j’étais reçu ! Le regard de mon frère sur moi a changé. J’avais par deux fois failli déclarer forfait et tout arrêter : sauvé par la sagesse grecque ? Mon destin se traçait.
L’X m’a ouvert le monde
Que m’a donc apporté l’École polytechnique ? Tout d’abord deux années de pensionnat de 1962 à 1964, une particularité de l’École : ces années ont été pour moi une extraordinaire immersion dans la vie de la société française. Complétées par ma naturalisation en 1965 et mon service militaire. Ensuite, grâce à mon diplôme de l’X, j’ai continué mes études scientifiques avec aisance, tant en France qu’aux États-Unis : École des mines et Master of Science à Stanford. Et, pour compléter le tout, une réussite à Sciences-Po. Ai-je donc eu raison d’insister autant pour entrer à l’X ? Avec le recul, je réponds sans aucune hésitation oui, malgré un parcours semé d’embûches. Le mot de la fin, un ami d’Athènes me l’a donné : « Collé à l’écrit et reçu, il fallait être grec pour le faire… » Je suis devenu un citoyen du monde.