Comme une musique de film
On a dit que Tchaïkovski avait « composé de la musique de film avant la naissance du cinéma », pour signifier – avec ironie dans l’esprit de l’auteur de cette saillie – que sa musique cherchait à susciter l’émotion au premier degré.
Saint-Saëns, on le sait, a écrit en 1908 la musique d’accompagnement de L’Assassinat du duc de Guise. Innombrables sont, depuis, les compositeurs de musique dite « classique » – parmi lesquels Prokofiev, Chostakovitch, Gershwin – à s’être essayés à la musique de film, jusqu’à s’y consacrer, comme Georges Auric.
Mais aucun, à notre connaissance, de l’École de Vienne ni de ses suiveurs. Car c’est bien en effet d’émotion qu’il s’agit.
KORNGOLD et BRITTEN, concertos pour violon
Erich Wolfgang Korngold, compositeur précoce et particulièrement doué de musique de chambre, de Lieder et d’opéras dans la lignée de Richard Strauss, fuit l’Autriche nazie pour les États-Unis.
Il écrit des musiques de films pour gagner sa vie, et il y réussit au-delà de toute espérance (une vingtaine de films, dont les célèbres Captain Blood, Les Aventures de Robin des Bois et L’Aigle des mers avec Errol Flynn).
Frustré en quelque sorte par ces succès, qui le condamnent à un genre qui n’était pour lui qu’un gagne-pain temporaire, il achève en 1947 un Concerto pour violon esquissé en 1937 et qu’il enrichit par la suite de thèmes de ses musiques de films, concerto que vient d’enregistrer, à côté du Concerto de Benjamin Britten, Vilde Frang avec l’orchestre radio-symphonique de Francfort dirigé par James Gaffigan1.
C’est une oeuvre résolument postromantique dédiée à Alma Mahler, au lyrisme exacerbé, superbement orchestrée et qui ne peut que susciter l’émotion, en effet – sauf celle des esprits chagrins, dont certains critiques de la côte est qui, en réaction contre son succès public lors de sa création par Jascha Heifetz, l’avaient surnommée « Hollywood Concerto ».
Le Concerto de Britten, tout aussi tonal et presque aussi lyrique, est plus exigeant sur le plan de la forme, comme toute la musique de Britten.
La jeune – et belle – violoniste Vilde Frang se joue merveilleusement des difficultés techniques de ces deux oeuvres diaboliques, parfaitement « en situation » avec son jeu à la fois chaud, sensuel, virtuose et d’une extrême précision.
Au total, deux des concertos de violon majeurs du XXe siècle, avec ceux de Prokofiev et Chostakovitch.
L’Aiglon – HONEGGER et IBERT
Voués aux oubliettes de l’histoire par les ayatollahs des musiques sérielles et autres, Arthur Honegger et Jacques Ibert font partie de ces compositeurs français du XXe siècle qu’il est urgent de redécouvrir.
Auteurs l’un et l’autre de nombreuses musiques de films, ce qui témoigne de l’accessibilité de leur style, ils se sont associés en 1937 pour écrire un opéra d’après la pièce d’Edmond Rostand, L’Aiglon, dont le livret reprend une grande partie du texte.
Il s’agissait pour eux, déclarèrent-ils à la presse lors de la création, « d’écrire une oeuvre d’un caractère populaire et direct » qui puisse « toucher et émouvoir tous les publics, sans cesser d’être une oeuvre d’art » (qui oserait aujourd’hui, parmi les compositeurs contemporains, faire sien un tel objectif ?).
Eh bien, disons-le tout de go, voilà un opéra de première grandeur, qui n’a rien à envier à ceux de Richard Strauss, qui était étrangement absent de la discographie jusqu’ici et dont il faut saluer l’enregistrement par l’orchestre symphonique de Montréal dirigé par Kent Nagano avec une pléiade de solistes dont l’excellente soprano belge Anne-Catherine Gillet dans le rôle du duc de Reichstadt, « l’Aiglon »2.
Des thèmes et des harmonies superbes mis en valeur par une orchestration qui vaut bien celle de Strauss (Richard), un lyrisme et un caractère dramatique qui ne recherchent pas la facilité et qui cependant provoquent et soutiennent l’émotion, voilà un opéra français qui mérite – il avait été interdit sous l’Occupation et peu repris depuis, notamment il y a peu à l’opéra de Marseille – d’être inscrit au répertoire des principales scènes nationales.
Hommage à Henri DUTILLEUX
Sous ce titre, un disque récent présente un ensemble de pièces de compositeurs contemporains dont Dutilleux, Philippe Hersant, Nicolas Bacri, et d’autres moins connus. Il s’agit de pièces pour violoncelle seul ou pour violoncelle et accordéon, par Fabrice Bihan, violoncelle, et Philippe Bourlois3.
Il faut saluer le courage d’une maison d’édition qui s’ouvre à des compositeurs jeunes avec des oeuvres audibles, évocatrices et poétiques.
Celles de Dutilleux, trois Strophes pour violoncelle seul, très fortes, dominent l’ensemble.
Rappelons que Dutilleux a lui aussi écrit des musiques de films : pour le célèbre Café du Cadran d’Henri Decoin, par exemple, et aussi pour un film de propagande du gouvernement de Vichy, Forces sur le stade, ce qu’il vaut mieux oublier.
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1. 1 CD Warner.
2. 2 CD Decca.
3. 1 CD Triton.