Comment évaluer l’impact sanitaire des faibles doses de rayonnements ionisants
REPÈRES
Les rayonnements ionisants sont émis lors de la désintégration d’atomes radioactifs, qui peuvent être d’origine naturelle ou artificielle. Ils ont pour propriété de pénétrer, plus ou moins profondément selon leur nature (alpha, bêta, gamma, X) dans la matière soumise à leur exposition, et d’y déposer de l’énergie le long de leur parcours.
REPÈRES
Les rayonnements ionisants sont émis lors de la désintégration d’atomes radioactifs, qui peuvent être d’origine naturelle ou artificielle. Ils ont pour propriété de pénétrer, plus ou moins profondément selon leur nature (alpha, bêta, gamma, X) dans la matière soumise à leur exposition, et d’y déposer de l’énergie le long de leur parcours.
On mesure en grays la quantité d’énergie ainsi déposée dans une quantité donnée de matière (par exemple le corps humain), qui est fonction des caractéristiques de la séquence d’exposition à une source de rayonnements et des caractéristiques propres de cette source.
Les risques de cancer associés à une forte exposition aux rayonnements ionisants ont été identifiés quelques décennies après la découverte de la radioactivité. Les premières données à caractère épidémiologique ont notamment concerné les ouvrières qui utilisaient de la peinture au radium, et avaient l’habitude d’affiner les pinceaux avec les lèvres.
Puis ont été observés des cancers fréquents chez les médecins qui avaient commencé à pratiquer des actes de radiologie. De là est née, en 1928, la Commission internationale de protection radiologique, ou CIPR, société savante non gouvernementale destinée à définir des normes de protection vis-à-vis de l’usage des rayonnements ionisants. Aujourd’hui, c’est la société tout entière qui s’inquiète de ce type de sujet, comme le montre très bien Georges Mercadal (voir encadré en fin d’article).
Les effets démontrés
Mort rapide, brûlures graves et effets discrets en fonction de l’exposition
Une exposition massive du corps entier à une source puissante de rayonnements ionisants entraîne très rapidement la mort, par défaillance des organes les plus radiosensibles (leucocytes et moelle osseuse, système digestif). Une exposition locale à une source puissante peut entraîner des brûlures graves dont le traitement est souvent très difficile. Au fur et à mesure que l’exposition diminue, les effets dits « déterministes » se font plus discrets.
Les connaissances scientifiques disponibles sur ces effets à faibles doses sont encore parcellaires. Par exemple, on ne connaît pas de manière précise les éventuels effets sur le système cardiovasculaire des expositions chroniques subies par les enfants des régions touchées par l’accident de Tchernobyl, en raison d’une alimentation encore aujourd’hui contaminée par du césium. L’IRSN a entrepris, en collaboration avec des équipes russes, une vaste étude épidémiologique sur ce sujet, dont les résultats seront disponibles vers 2015.
Tout aussi complexe est la question de la relation entre l’exposition et la probabilité d’apparition d’un cancer. Les premières études épidémiologiques de grande ampleur destinées à déterminer cette relation ont été mises en place à partir des années 1950, au sein de populations ayant reçu des expositions généralement importantes : survivants des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, expositions médicales (irradiations thérapeutiques), expositions professionnelles (radiologues, mineurs) et expositions environnementales dues à des accidents ou à des essais nucléaires. Ces études ont débouché sur des données épidémiologiques établissant de manière nette l’existence de cancers radio-induits, de fréquence croissante avec le niveau d’exposition pour des doses au-dessus d’une certaine valeur.
La relation « dose-effet »
Concevoir un système de protection à vocation universelle
Sur la base des connaissances acquises en radiobiologie et en épidémiologie, la CIPR a progressivement conçu un système de radioprotection à vocation universelle. En particulier, les résultats acquis sur les survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki ont joué un rôle majeur dans la construction de la relation entre la dose de rayonnements ionisants et les effets (relation dose-effet).
Ce système de radioprotection, complet et complexe, permet de comparer entre elles les doses dues à des rayonnements de différents types, émis à des débits différents, et concernant des organes différents. Ainsi est apparue, en 1977, la grandeur de mesure de la dose appelée sievert, dont l’effet biologique est par définition équivalent à celui d’un gray de rayons X dans les conditions de référence.
La cohorte témoin des survivants d’Hiroshima et Nagasaki
Une des études épidémiologiques majeures dans le domaine des rayonnements ionisants est celle des survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Les conséquences immédiates des deux explosions ont entraîné quelque 200000 décès, sur une population des deux villes de 630 000 habitants.
Une étude de cohorte menée par les États- Unis et le Japon se poursuit depuis 1950. Cette cohorte, dénommée la « Life Span Study », est caractérisée par un effectif important (près de 86600 personnes) représentatif de la population générale (hommes, femmes, enfants), un suivi complet de la mortalité de cette population sur une durée de plus de cinquante ans, et des données de morbidité (incidence) depuis 1958, et surtout la disponibilité d’une estimation de la dose reçue lors du bombardement pour chacun des individus de la cohorte, fonction de son éloignement de l’épicentre de la déflagration (entre 0 et 4 Sv, avec une moyenne de 200 mSv). Cette dose est due exclusivement à l’exposition externe, et se caractérise par un débit de dose très élevé pendant un temps très court.
Cette cohorte, à laquelle des moyens d’analyse pluridisciplinaires importants ont été consacrés, fournit une base importante pour quantifier les effets à long terme des rayonnements ionisants, qu’il s’agisse de cancers ou d’autres maladies. En 2000, plus de 55% des individus de cette cohorte étaient décédés, dont 10 085 par cancer et 296 par leucémie. Comparativement à une population non exposée, il a été estimé que le nombre de ces décès attribuables à l’exposition aux rayonnements ionisants était de 477 (4,7 %) pour les cancers solides et de 93 (33 %) pour les leucémies.
Le risque et la dose
Cinquante ans après Hiroshima et Nagasaki
Une augmentation de la dose compatible avec une relation linéaire de la mortalité par cancer solide a été mise en évidence pour un grand nombre de sites de cancer : poumons, estomac, colon, œsophage, thyroïde, vessie, seins et ovaires chez la femme. Les cancers solides radio-induits apparaissent avec une latence de quelques années à plusieurs dizaines d’années après l’exposition, et le nombre de cas en excès continue à augmenter encore aujourd’hui. L’excès de risque de décès par leucémie est apparu deux ans après l’exposition, a atteint un maximum huit ans après l’exposition puis a diminué avec le temps. Un excès de risque, faible mais significatif, persiste encore cinquante ans après l’exposition.
À partir de quelle dose observe-t-on une augmentation du risque de cancer ? Sur l’ensemble de la cohorte (de 0 à 4 Sv), l’excès de risque relatif (ERR) estimé est de 0.47 par Sv (c’est-à-dire que le risque relatif de cancer augmente de 47% à chaque augmentation d’un Sv) et l’écart type (reflétant l’incertitude associée à l’estimation de l’ERR) est de 0,05 par Sv. Cela montre une augmentation statistiquement significative du risque relatif de cancer avec la dose ; en effet, comme l’indique le degré de significativité associé, la probabilité de se tromper lorsque l’on conclut que cet ERR est différent de zéro est inférieure à 1 pour 1000 et reste inférieure à 5 % jusqu’à une étendue de dose restreinte à 125 mSv.
En dessous de cette valeur, l’incertitude associée à l’estimation de l’ERR devient trop importante pour que l’on puisse affirmer la validité de cette relation dose-effet.
Un système international de radioprotection
Fondé sur le principe d’une relation dose-effet linéaire et sans seuil, ce système a pour objectif d’organiser la protection radiologique des individus en réduisant autant que possible leur exposition aux rayonnements ionisants. La mise en place d’un tel système de radioprotection « universel » à partir de résultats scientifiques acquis dans des circonstances particulières (principalement la cohorte évoquée plus haut) exige d’accepter des hypothèses qui ont vocation à être confortées (ou modifiées) au fur et à mesure des progrès scientifiques.
En effet, il s’agit de protéger l’ensemble de la population, qui présente des caractéristiques et des conditions d’exposition le plus souvent différentes des populations sur lesquelles des résultats épidémiologiques sont disponibles.
Trois hypothèses en question pour les faibles doses
Une base importante pour quantifier les effets à long terme
Les trois grandes hypothèses, dont la validité n’est pas démontrée dans le domaine des « faibles doses », sont les suivantes :
– extrapolation d’une relation dose-effet linéaire, depuis les domaines où les données sont validées (grosso modo au-dessus de 150 mSv) jusqu’à une dose nulle : il n’y aurait donc pas de dose sans effet, statistiquement parlant ;
– analogie des effets entre des expositions de durée très courte à forte intensité et des expositions chroniques à très faible débit de dose (moyennant des coefficients de réduction des effets par rapport aux expositions à fort débit de dose) ;
– non-prise en compte de facteurs de différenciation présents au sein des populations exposées (âge, sexe, cofacteurs d’exposition, état de santé, variation « naturelle » des taux de fréquence des cancers, etc.).
L’épidémiologie pour mieux connaître les risques aux faibles doses
Depuis les années 1970, des études épidémiologiques ont été mises en place au sein de populations durablement exposées à des doses faibles délivrées à faible débit (expositions professionnelles ou environnementales). Dans ces études, les doses cumulées sont souvent inférieures à quelques dizaines ou centaines de mSv, et la mise en évidence d’un excès de risque nécessairement limité est rendue difficile par plusieurs éléments :
Des hypothèses dont la validité reste à démontrer
– l’existence d’autres facteurs de risque des cancers étudiés (facteurs de confusion) qui, s’ils ne sont pas contrôlés, peuvent entraîner des variations de risque supérieures à celles qui sont recherchées ;
– le bruit de fond constitué par l’exposition à la radioactivité naturelle, variable selon les régions, qui peut représenter une exposition d’un ordre de grandeur similaire à celui de l’exposition étudiée ;
– la variabilité naturelle des taux de cancer selon les populations et les pays ;
– les biais inhérents aux études épidémiologiques, qui peuvent masquer ou exagérer l’excès de risque observé par rapport à celui qui existe réellement ;
– la faible capacité des études aux faibles doses à démontrer de très faibles effets. Cette limitation exige de considérer des populations de très grande taille.
Prérequis à remplir
Tchernobyl
L’IRSN considère qu’il n’est pas possible de mener une étude épidémiologique crédible des éventuels effets sur la population française liés aux retombées de l’accident de Tchernobyl, alors même qu’il est établi que l’est du pays a été plus exposé que l’ouest. En effet, les doses reçues, davantage fonction de l’alimentation que du positionnement géographique d’un individu donné, ne sont pas reconstituables.
Dans le domaine des faibles doses, pour fournir des résultats pertinents en termes d’évaluation du risque, les études épidémiologiques doivent donc remplir plusieurs prérequis :
– veiller à la qualité du protocole et de sa mise en oeuvre : seules des études analytiques de type cohorte ou cas témoins doivent être envisagées, et un effort particulier doit être fait pour limiter les biais potentiels (par exemple le nombre de perdus de vue dans une étude de cohorte, ou le taux de non-réponse dans une étude cas témoins) ;
– ne pas négliger la durée de suivi : on sait que le délai entre l’exposition aux rayonnements ionisants et la survenue de cancers radio-induits peut atteindre plusieurs dizaines d’années. La durée de suivi doit donc s’étendre sur plusieurs décennies, et inclure l’âge de survenue des cancers « naturels » (en particulier, pour les études en milieu professionnel, le suivi doit s’étendre au-delà de la période d’activité) ;
– reconstituer les expositions et les doses de manière fiable. Si des méthodes mathématiques sophistiquées permettent de prendre en compte les incertitudes et les erreurs de mesures, elles ne peuvent se substituer à des données crédibles d’exposition.
Autres paramètres
Il est également important de contrôler les principaux facteurs de confusion : les cancers peuvent être causés par de nombreux facteurs environnementaux ou comportementaux. La collecte d’informations la plus complète possible sur les facteurs de confusion connus permet d’éclairer l’analyse de la relation dose-effet (par exemple, le comportement tabagique associé à l’exposition au radon pour le risque de cancer du poumon). Si cette collecte est souvent difficile sur de très grands effectifs, elle peut être envisagée dans le cadre d’études cas témoins nichées au sein de larges cohortes.
Autre exemple, il a été établi que la non-prise en compte de la catégorie socioprofessionnelle dans l’analyse de la cohorte de travailleurs français du nucléaire constituée des salariés Areva et CEA entraînait une surestimation importante de l’excès de risque de survenue d’un cancer. Enfin, une étude doit disposer a priori d’une puissance statistique suffisante au regard de son objectif.
L’interprétation de résultats d’une étude ne doit pas être faite sans connaître la capacité de cette étude à détecter l’effet attendu. Dans le domaine des faibles doses, l’obtention d’une puissance suffisante passe souvent par la réalisation d’études internationales, menées de manière coordonnée, avec des protocoles exigeants. C’est ainsi qu’a été mis en évidence le risque de cancer du poumon associé à l’exposition domestique au radon.
Radon
Sur la base du principe de linéarité du risque, il pourrait être jugé préférable, d’un point de vue de santé publique, de chercher à réduire l’exposition au radon dans les logements en priorité dans les régions très urbanisées, même si la concentration attendue en radon est faible, car le nombre de « cancers évités » apparaîtra statistiquement plus grand que celui relatif à des zones à forte exposition, mais peu peuplées. Pourtant, il est aujourd’hui suspecté que les mécanismes biologiques mis en jeu par les organismes vivants en réponse à une faible exposition aux rayonnements ionisants soient différents (stimulation des systèmes de réparation de l’ADN, seuil d’effet, effet de proximité cellulaire…) de ceux mis en jeu à plus fort débit de dose. Si tel est le cas, il faudrait concentrer l’effort sur les habitations des zones très exposées au risque radon.
Faire avancer la radiobiologie
L’enjeu sociétal de ces questions est particulièrement considérable
L’utilisation sans précaution des paradigmes du système de radioprotection peut conduire à des affirmations ou des choix sanitaires mal fondés. C’est ce qui explique les chiffres très différents publiés ici ou là sur le nombre de décès liés à l’accident de Tchernobyl. L’enjeu sociétal de ces questions est particulièrement considérable dans un pays comme la France, dépendant de l’industrie nucléaire pour son énergie électrique. C’est pourquoi il paraît indispensable de développer un effort de recherche multidisciplinaire, alliant expérimentation sur modèle animal, travaux fondamentaux sur les mécanismes de réponse des composants cellulaires au stress radioactif, et études épidémiologiques de validation sur l’homme des résultats de ces recherches. Tel est l’objet de l’association européenne Melodi, qui vise à fédérer les principaux organismes de recherche compétents dans ces disciplines.