Comment fonctionne la communication financière aux Etats-Unis
La lecture des principaux quotidiens économiques français ainsi que du Financial Times britannique, par comparaison avec la lecture du leader américain en la matière, le Wall Street Journal, permet de dresser un constat étonnant sur les profondes différences des méthodes pratiquées, en dépit de la mondialisation boursière, de part et d’autre de l’Atlantique.
Ce qui n’étonnera personne c’est de constater au long des années écoulées depuis l’importation européenne des méthodes de management américain qui a commencé il y a cinquante ans peu après la Libération, que l’influence est à sens unique ainsi que la créativité et l’innovation, en ce qui concerne la communication financière des sociétés cotées en Bourse qui n’ont qu’assez récemment adopté le vocable de » Reporting » et l’appellation » Warning » comme termes de langage financier courant.
La dernière controverse en date, celle de l’opportunité de résultats trimestriels est encore loin d’être achevée, la résistance européenne étant d’autant plus vive que les méthodes utilisées en Europe pour établir les comptes demandent des délais de un à plusieurs mois avec lesquels la publication trimestrielle perd son intérêt.
Mais la forte présence des investisseurs institutionnels américains sur les marchés financiers européens fait que, qu’on le veuille ou non, l’adoption progressive des méthodes d’outre-Atlantique est inéluctable, et ne saurait être bloquée longtemps par les déclarations intellectuelles des protagonistes partisans de la vision stratégique au point de condamner le court-termisme américain.
Voyons donc ce que réserve la lecture de la presse quotidienne. Tout d’abord une différence saute aux yeux : le Wall Street Journal publie chaque jour un tableau condensant les résumés des communiqués diffusés par les sociétés du monde entier. En période de pointes trimestrielles, c’est-à-dire en janvier, avril, juillet, octobre cela peut aller jusqu’à plus de 500 communiqués classés par ordre alphabétique dans la même journée, contre des creux de moins de 50 entre les pointes. Jusqu’à juillet 2000, la mise en page comportait environ 130 communiqués par page. Une nouvelle présentation apparue en octobre 2000 comporte 300 communiqués par page.
S’inspirant de ces pages de Earnings digest du Wall Street Journal, le Financial Times publie lui presque chaque jour un tableau Results de quelques centimètres de hauteur sur quatre colonnes qui se limite aux sociétés britanniques et dépasse rarement une vingtaine de lignes. Quant aux quotidiens économiques français, aucun n’a pris l’initiative d’institutionnaliser une telle pagination quotidienne.
Par contre, ce qui est frappant, c’est que la presse française abonde en période de pointe d’insertions publicitaires encadrées qu’on serait bien en peine d’entrevoir dans le Wall Street Journal qui comporte un abondant volume d’insertions publicitaires, pour beaucoup à page entière, mais uniquement consacrées à la publicité institutionnelle des annonceurs. Par contre on note l’absence dans le Wall Street Journal de l’équivalent français d’insertions multiples des notes COB émises à l’occasion d’opérations boursières.
Les uns comme l’autre consacrent des articles rédactionnels aux résultats et aux warnings annoncés par les sociétés les plus importantes ayant organisé des réunions de presse ou des téléconférences pour commenter leurs résultats.
Depuis peu, le Financial Times de Londres ajoute chaque semaine, dans son numéro du week-end, des tableaux récapitulatifs des comptes intercalaires (intérim) et des résultats préliminaires publiés dans la semaine et des annonces de dividendes attendues pour la semaine suivante.
La seconde différence fondamentale, après celle de la publication des tableaux d’Earnings et de Results, c’est dans le vocabulaire qu’il faut la chercher, l’incapacité de publier plus rapidement les bénéfices ayant entraîné une tendance à faire connaître en attendant des » résultats » qui ne sont en fait que des chiffres sur l’activité (en tonnage, en nombre de produits ou en chiffre d’affaires), qui mettent d’ailleurs plus longtemps à sortir que les bénéfices comptables des confrères américains.
On en vient donc à la troisième différence fondamentale, ce fossé que représente l’océan Atlantique en matière de communication financière, à savoir la rapidité exprimée par les délais de diffusion des bénéfices. En Europe cela va de quatre semaines pour quelques rares champions à quatre mois pour les plus lents, sans parler des Lloyds de Londres qui ont longtemps attendu le règlement final des sinistres pour publier leurs comptes annuels avec environ trois ans de délai, comme c’est encore le cas pour l’État français, avec la parution en forme de loi des résultats définitifs du budget de 1998 qui a été faite au Journal Officiel du 10 juillet 2001 après promulgation la veille, ce qui représente un délai de deux ans et demi.
Toujours est-il que, selon la COB, le délai moyen de diffusion des sociétés françaises cotées est de soixante-seize jours soit deux mois et demi. Du côté des champions récemment convertis à la rapidité, il ne se passe pratiquement rien avant quatre semaines, de rares groupes comme Rhône Poulenc ayant longtemps été les meilleurs avec environ trente jours.
Il faut toutefois signaler que, pendant ce temps-là, il n’est pas une filiale française de multinationale américaine qui ne respecte pas les consignes de sa maison mère qui sont de faxer les comptes mensuels détaillés à consolider et ce dès le cinquième jour ouvrable après la clôture mensuelle.
Du côté des États-Unis, le ballet des communiqués boursiers trimestriels, avec ses vedettes habituelles comme Alcoa, Motorola, Yahoo, General Electric et General Motors, commence entre le sixième et le neuvième jour selon la position du week-end sur le calendrier et bat son plein aux alentours du 15, la grande majorité des diffusions étant soldée avant le 25.
Il est vrai que l’actualité financière américaine ne tombe pas dans l’inaction entre deux » ballets » trimestriels pour la bonne raison qu’un nombre non négligeable de groupes et de sociétés ont adopté un calendrier fiscal décalé par rapport au calendrier grégorien. Les entreprises de distribution, par exemple, compte tenu de la période de pointe des ventes de fin d’année débordant sur le début de janvier, ont pour la plupart adopté une clôture d’exercice à fin janvier.
D’autres, touchés par les problèmes saisonniers de la période estivale, ont remplacé fin juin par fin juillet comme clôture du 1er semestre. C’est également le cas de bon nombre de firmes de la nouvelle économie et des industries liées à l’informatique pour lesquelles la parution de comptes trimestriels à la rentrée de septembre ne doit pas être considérée comme un long délai après le 30 juin, leur clôture fiscale étant au 31 juillet.
Il faut signaler, en matière de délais, ce qui a été fait par quelques groupes français de distribution, comme Carrefour, en publiant dans les cinq jours leurs chiffres d’affaires, ce qui n’a nécessité que l’addition consolidée rapide des tiroirs-caisses (mais le délai des résultats est resté de deux mois). Et cela conduit à se poser la question de savoir pourquoi et comment d’importants groupes industriels mettent un mois pour que leurs ordinateurs aient simplement additionné les factures émises, en ayant, il est vrai, pris soin d’éliminer les ventes internes du groupe qui doivent être codées à cet effet.
En résumé, la physionomie du reporting américain est donc très différente de celle que nous continuons à pratiquer en Europe en persistant à s’en tenir aux longs délais des méthodes comptables traditionnelles.
C’est ce qui explique qu’un minimum de quatre semaines est nécessaire et qu’on assiste selon les entreprises à des délais allant jusqu’à trois ou quatre mois, avec une moyenne de soixante-seize jours selon la COB.
Que pouvaient faire les gestionnaires américains désireux de connaître beaucoup plus vite et aussi plus fréquemment le résultat des courses ? La réponse est sortie de l’attitude d’industriels qui, comme les boursiers chevronnés, et comme tout boutiquier, considèrent que l’on n’a gagné que lorsqu’on a vendu. C’est ainsi que le montant des ventes doit assurer le coût des frais généraux périodiques par le total des marges dégagées, vente par vente, article par article, entre les prix de facturation » nets nets » et les coûts directs correspondants (donc à l’exclusion de toute quote-part répartie des frais généraux, ceux de la période étant entièrement passés en débit, quelle que soit la fraction de la production invendue et mise en stock).
C’est le principe du Direct Costing, outil fondamental des gestionnaires affranchis de tout dogmatisme fiscalo-comptable et préférant savoir vite et souvent où ils en sont. Techniquement cela se traduira par un classement des dépenses autre que celui de la comptabilité à savoir :
- d’une part les coûts directs liés aux quantités,
- de l’autre les charges de structures liées à la durée de période et classées non plus par nature (achats, salaires, etc.) mais par fonction (production, commercial, administration, recherche-développement, frais financiers), les dotations aux amortissements étant, comme les frais du personnel, fractionnées entre les fonctions concernées.
Et c’est ainsi, y compris dans toute filiale française d’une multinationale américaine, que le résultat du mois sort le 5 pour que les comptes (bilan et compte d’exploitation) puissent être transmis au siège d’outre-Atlantique. Cette révolution des méthodes administratives de gestion n’avait pas résolu le problème d’une communication financière accélérée et plus fréquente (trimestrielle) qui ne peut se faire, aux États-Unis, comme ailleurs, qu’en termes de bénéfices comptables à base de coûts complets conduisant à l’immobilisation au bilan d’une partie des frais généraux de la période affectée aux quantités produites non encore vendues et stockées.
Pour ne pas avoir à attendre les trois ou quatre semaines séparant au minimum les cinq jours du Direct Costing et les bien plus longs délais comptables, les dirigeants américains ont mis au point une série de trois méthodes dites de Dual Reporting permettant de passer du résultat de gestion en coûts directs au bénéfice fiscalo-comptable en coûts complets.
Reste maintenant, après ces constats, à aborder la question de savoir pourquoi l’Europe et la France en particulier continuent à être marquées par de tels retards qui ne sont pas l’objet de commentaires par la presse économique, même quand elle trouve publiés sur la même page les résultats d’une entreprise américaine au 31 mars et ceux d’une société française au 31 décembre précédent.
Précisons tout d’abord qu’il ne s’agit nullement d’un écart entraîné par des lois fiscales et des règles comptables fondamentalement différentes, le fisc américain restant, et pour cause, très opposé aux comptes établis en Direct Costing qui feraient disparaître la perception anticipée de montants appréciables d’impôts sur les bénéfices, ceux résultant de la prise en compte de toutes les quantités produites, évaluées en coûts complets (alias » prix de revient ») au lieu de s’en tenir aux seules quantités vendues (facturées).
Cette obstination oblige en effet à n’établir et ne publier que les bénéfices laborieusement calculés à partir de l’addition du chiffre d’affaires et de la » variation de la production stockée « . C’est le second élément qui nécessite un long processus comptable comprenant successivement :
- le comptage des quantités en stock de chaque article soit par prise d’inventaire nécessitant un arrêt de production soit par relevés de fiches de stock de produits finis auxquels il faut ajouter celui des en-cours à chaque stade de la fabrication ;
- l’évaluation en coûts complets de chacun de ces articles en stock, y compris ceux en-cours partiellement fabriqués, par addition à leurs coûts directs (matières et pièces consommées et heures de main-d’œuvre directe à chaque stade de production) de leurs quote-parts des charges générales de fabrication (encadrement, services annexes, amortissements de l’équipement productif, loyers ou coûts des surfaces de fabrication, etc.). Autrement dit, ces quote-parts devant se calculer par atelier pour chaque stade de fabrication, il va falloir dresser un vaste tableau de répartition de frais généraux qu’il aura fallu au préalable comptabiliser en détail ! Malgré tous les moyens informatiques déployés et tous les logiciels mis en œuvre, l’expérience montre que cet énorme travail prend quelques semaines ;
- valoriser la production stockée totale (en-cours y compris) en multipliant, article par article, la quantité inventoriée par son prix de revient ainsi calculé.
Ce » court-circuit » administratif ne constitue pas une violation condamnable des règles fiscales ni aux États-Unis, ni en France où la tenue d’une comptabilité analytique élaborée ne constitue pas une obligation absolue et peut être remplacée par des répartitions forfaitaires simplifiées. Ayant adopté le Direct Costing dans les années soixante, un important fabricant d’électroménager a d’ailleurs obtenu, contre les prétentions du fisc, un jugement qui fait jurisprudence si besoin était.
Rien n’empêche donc tout industriel français de faire sa révolution administrative des méthodes de gestion, sinon l’attachement irrationnel à des méthodes désuètes, la résistance génétique au changement, voire l’anti-américanisme intellectuel viscéral.
En attendant les seuls contrôleurs de gestion français dignes de cette appellation, traduite improprement de l’anglais Controller, on les trouve dans les filiales françaises des multinationales américaines et le fait, pour les grands groupes cotés en Bourse d’avoir souvent la moitié de leurs actions détenues par des investisseurs américains, n’a pas encore fait pencher la balance malgré, ou plutôt grâce, au barrage anti-Direct Costing, soigneusement entretenu par les cabinets comptables, y compris les grands d’affiliation américaine.
Tôt ou tard nos directeurs administratifs et financiers (DAF) exclusivement de religion comptable vont devoir se convertir et devenir des Chief Financial Officer (CFO) pratiquant conjointement les deux méthodes pour satisfaire aussi bien les exigences du fisc que les besoins d’une gestion moderne. Et, de même, dans nos écoles commerciales dites de gestion, il va falloir que les chargés de programmes ne soient plus des intégristes de la comptabilité. De droite ou de gauche, il faut souhaiter que le Gouvernement issu des prochaines élections prenne le problème en main pour adapter notre économie au troisième millénaire.