Comment interroger les postulats fondateurs de l’économie ?
Les rapports entre le monde des analyses économiques et le monde réel restent distants. Comment se fait-il que cette situation perdure ? Sont en cause les postulats qui font l’identité même de l’économie et de l’économiste. Les mettre en question n’est pas seulement intellectuellement malaisé, mais conduit à rendre étranger à la communauté des économistes.
REPÈRES
Deux postulats, qui sont étroitement liés, jouent un rôle fondateur dans la science économique. Le monde est vu comme composé d’individus autonomes dont les choix ne doivent rien à l’influence de la société. Corrélativement la science économique s’intéresse à l’homme universel : elle est à la recherche d’arrangements universellement efficaces permettant un bon fonctionnement de l’économie et de la société.
Les postulats fondateurs de la science économique sont fort peu réalistes. Prenons la notion fondamentale de contrat. Une littérature qui s’est beaucoup développée au cours de ces dernières décennies porte sur l’incomplétude des contrats. Il est impossible en pratique de définir des contrats complets, prenant en compte toutes les éventualités susceptibles de se produire, qui permettraient à chacun des cocontractants de s’engager en parfaite connaissance de cause.
Des travaux intellectuellement très sophistiqués ont cherché comment on pourrait logiquement s’y prendre, indépendamment des temps et des lieux, pour remédier à cette incomplétude dans une sorte de monde imaginaire où les postulats fondateurs seraient respectés.
Or, dès qu’on examine de près le fonctionnement réel de relations contractuelles, on voit combien ce fonctionnement, avec tout ce qu’il suppose de développement de relations de confiance entre les contractants, fait entrer en jeu des phénomènes qui sont incompatibles avec les postulats en question. On peut avoir une idée de ces phénomènes en considérant deux exemples.
Des obligations morales
Prenons les rapports entre entreprises chinoises. Les clauses des contrats qui les lient sont souvent peu respectées et elles ne peuvent guère se confier à la justice pour obtenir réparation. Néanmoins, elles font un large usage de contrats détaillés.
En Chine, un contrat entre entreprises n’est qu’un épisode d’une relation à long terme
Cette coexistence fait question. Il apparaît, à l’examen, qu’elle n’a rien d’absurde dans le contexte culturel chinois.
En Chine, un contrat entre entreprises n’est en général qu’un épisode d’une relation à long terme, où les créances et les dettes s’équilibrent dans la durée. L’écart entre ce qui est prévu dans un contrat et ce qui est advenu en fin de compte, tant en matière de délais, que de qualité où de paiement, prend sens dans cette perspective. Ce que permet le fait d’avoir signé un contrat précis n’est pas d’obtenir un enforcement de ses clauses, ou de bénéficier de pénalités en cas de non-respect de celles-ci. C’est de savoir qui est en dette à l’égard de qui et quelle est l’ampleur de cette dette : celui qui a été favorisé dans l’exécution d’un contrat doit quelque chose à son partenaire. Indépendamment de toute obligation juridique, une vision chinoise de la réciprocité, source d’une obligation morale, s’impose alors à lui.
Ingérence ou désir de coopérer
Prenons, de même, un contrat, rédigé par un bon connaisseur de la théorie économique des contrats, passé entre une entreprise française et le gouvernement libanais. Ce contrat a été l’objet de divergences d’interprétation, entre les parties signataires, divergences dont la nature était totalement étrangère à l’univers que considère la théorie.
Pour les Français, un point essentiel était la manière dont » l’esprit du contrat » définissait le statut respectif des contractants. Il ne s’agissait pas d’un simple contrat de sous-traitance, plaçant le prestataire dans une position étroitement subordonnée par rapport au donneur d’ordre, mais d’un vrai contrat de gestion déléguée reconnaissant l’expertise, et donc l’autonomie de ce prestataire, opérateur de classe mondiale.
La conception du citoyen et la notion de liberté ne sont pas les mêmes dans tous les pays
Cette lecture a suscité de vives réactions par rapport à la partie libanaise, lorsque celle-ci demandait à la partie française des comptes détaillés sur la manière dont le contrat était exécuté. De telles demandes étaient ressenties comme une ingérence insupportable impliquant une mise en cause du professionnalisme de l’entreprise prestataire. Or, cette manière de voir était incompréhensible pour la partie libanaise. Pour cette dernière, s’intéresser aux détails de l’exécution du contrat était au contraire une manière de manifester son désir d’aider la partie française dans l’accomplissement de ses tâches. Aussi les réactions françaises ont été perçues comme un refus méprisant de coopérer.
Des « approximations » lourdes de conséquences
Les approximations font partie de la démarche normale de toute science, qui conduit à modéliser les phénomènes dont elle rend compte en retenant certains traits et en en négligeant d’autres. Mais les écarts entre le modèle et la réalité ne sont-ils que du second ordre ? Et les prescriptions auxquelles le modèle conduit sont-elles bien fondées sur la part de réalité dont il rend compte ou dérivent- elles au contraire des postulats peu réalistes qui ont présidé à sa construction ?
La communauté des économistes sait reconnaître les siens
Ainsi, lorsque les économistes du FMI et de la Banque mondiale s’intéressent à la situation du Gabon ou du Congo, ils proposent de mettre en place des best practices qui ont fait leurs preuves dans les pays industriels. Sont prioritaires, affirment-ils, la mise en place d’une économie libérale et la sécurisation des droits de propriété. Ce faisant, ils ne se préoccupent pas de savoir ce qu’est susceptible de produire en pratique la mise en oeuvre de ces best practices dans les divers environnements culturels concernés, et ils ne s’interrogent pas sur ce qui fonde leur fécondité là où on la trouve. Ils agissent comme les Américains lorsque ceux-ci ont supposé qu’il suffisait de mettre à bas Saddam Hussein pour que les Irakiens agissent en étant mus par leur attachement inné à un fonctionnement régulier d’institutions démocratiques.
Niveau de vie et bien-être
Lorsqu’on regarde des indices tels que les taux de suicide, de consommation de drogues et de psychotropes ou encore les déclarations des individus sur leur niveau de bien-être subjectif, on constate que, dans les pays développés, il n’y a pas, depuis au moins trente ans, de corrélation entre l’évolution du niveau de vie et celle du bien-être des individus. C’est que, une fois sorti de la pénurie de biens fondamentaux, l’essentiel de ce qu’un individu tire de sa consommation dépend de son niveau relatif de consommation, lequel reste en moyenne inchangé lorsque la consommation de tous augmente. De plus, les consommateurs sont en même temps producteurs. Si l’on veut appréhender les effets sur les consommateurs de l’intensification de la concurrence, il faut donc faire le bilan entre deux éléments : d’une part ce qui passe par une augmentation générale de consommation ; et d’autre part ce qui passe par l’évolution de l’appareil productif, spécialement en matière de précarité des situations professionnelles. On peut douter qu’un tel bilan soit positif.
Une vision peu réaliste du monde
De même, les démonstrations visant à magnifier le rôle de la concurrence et du marché reposent sur une vision peu réaliste du monde. Et cela n’est pas vrai seulement pour les marchés financiers.
On voit affirmer comme une évidence que, puisque développer la concurrence augmente la latitude de choix des consommateurs, tout en faisant pression sur les prix, cela ne peut qu’augmenter leur bien-être. Intervient alors une confusion entre, d’une part, les effets de l’augmentation de la consommation d’un individu sur sa situation personnelle, la consommation des autres étant inchangée, et d’autre part, les effets sur la situation de chacun d’augmentations parallèles des consommations d’un ensemble d’individus.
Les fourches caudines
Comment se fait-il que la science économique résiste si bien à la réalité ?
Une première réponse a trait au fonctionnement interne de la discipline. Il existe une communauté des économistes qui contrôle l’accès à des revues, à des postes universitaires, à des institutions comme l’OCDE, le FMI ou la Banque mondiale. Cette communauté sait reconnaître les siens. Dès lors, échapper aux postulats fondateurs de l’économie, autour desquels cette communauté se rassemble, c’est ne plus être économiste.
Et, si l’on n’est plus économiste, il n’est plus question d’occuper un poste d’économiste. Si l’on n’est pas d’accord avec la manière » normale » de faire de l’économie, il faut se soumettre ou se démettre : soit passer sous les fourches caudines de la discipline, soit chercher des endroits plus accueillants. Beaucoup de ceux qui tentent de faire évoluer la discipline en font l’expérience.
L’effet d’intimidation
L’essor de la gestion
Faire un travail d’intégration au niveau élémentaire du fonctionnement des entreprises ne va pas de soi, mais les connaissances ont bien progressé dans ce domaine au cours des trente dernières années. Deux facteurs ont facilité ce progrès. D’une part, d’un point de vue académique, les analyses correspondantes jouissent d’un statut tout à fait correct dans une discipline constituée, avec ses enseignements, ses postes, la possibilité d’y faire carrière : la gestion. S’y consacrer n’est donc pas un handicap en matière de carrière universitaire. De plus, il n’est pas trop difficile de trouver des sponsors pour faire avancer ce type de recherche, car nombre d’entreprises sont préoccupées par la gestion de la diversité de leur personnel de par le monde.
En même temps qu’elle est fermée sur elle-même, la communauté des économistes est parvenue à produire une représentation de ses travaux qui les rend crédibles aux yeux du profane. L’économie a l’apparence d’une science mature, qui dispose de modèles économétriques, de statistiques, d’élaborations mathématiques, toutes choses difficilement compréhensibles pour le profane et susceptibles de l’impressionner.
Quand on veut faire évoluer la discipline, et au premier chef intégrer des questions de relativité culturelle – qu’estce qu’un contrat ? qu’est-ce qu’être chômeur ? – on aborde des domaines où la modélisation mathématique est tout sauf évidente.
Cela peut donc donner l’impression de cesser de faire de la » science « , ou du moins d’opérer une régression scientifique. L’effet d’intimidation – les mathématiques, les statistiques – joue à plein.
Des disciplines qui s’ignorent
Simultanément il n’est pas facile, d’un strict point de vue intellectuel, de progresser dans la compréhension des rapports entre l’économie et la société. Pour ce faire, on ne peut se dispenser d’entrer dans le fonctionnement mental des acteurs, considérer le sens qu’ils donnent aux situations associées à la vie dite économique, qu’il s’agisse de la vie de travail, de la consommation ou du fonctionnement des marchés. Et il faut considérer les conséquences de ce sens sur la manière dont ils vivent ces situations et y réagissent. Ce type d’analyse exige de prendre en compte un ensemble de phénomènes actuellement étudiés en ordre dispersé par des disciplines qui, pour l’essentiel, s’ignorent mutuellement : sociologie, anthropologie, linguistique, philosophie politique.
Pas de discipline bien identifiée
Passer au niveau des économies globales est difficile. D’un point de vue académique, il n’existe pas de discipline bien identifiée, comme l’est la gestion, où les recherches correspondantes pourraient trouver une place pleinement respectable. De plus il n’est pas facile de réunir les moyens nécessaires pour faire avancer la recherche. La plupart des institutions qui seraient susceptibles de s’intéresser au sujet, comme la Banque mondiale ou la Commission européenne, ne veulent pas trop entendre parler de cet élément de complication, dont la prise en compte est de nature à semer des doutes sur leur action.
Il n’est pas facile de réunir les moyens nécessaires pour faire avancer la recherche
De plus les économistes, qui y tiennent le haut du pavé, risquent de voir leur position menacée si l’enracinement social et culturel des phénomènes « économiques » est pris en compte. L’étude de ces phénomènes, peuvent-ils plaider, dans un parfait raisonnement circulaire, n’est pas concernée par des approches plus larges. En effet de tels phénomènes relèvent par définition, la manière même de les nommer l’atteste, de la science économique. Or, des approches visant à prendre en compte l’enracinement social et culturel de l’économie ne font pas partie de cette science, mais de la sociologie ou de l’anthropologie. À partir du moment où l’état actuel de la discipline est considéré comme caractérisant son essence on ne voit pas trop comment elle pourrait évoluer.