Comment jouer le Misanthrope
On assiste à un spectacle classique. L’interprétation diffère de ce qu’on attendait. On est mal content, sans trop chercher à savoir pourquoi.
Ce désagrément frappa certains spectateurs du Misanthrope monté voici quelques années au Marigny par M. Francis Huster. Il y jouait un Alceste jeune, teigneux, trépignant, rageur. La presse le massacra. De la part des critiques, il ne faut s’étonner de rien. Les lecteurs de journaux se plaisent aux mises à mort, du moment qu’elles s’accompagnent de panache. Les brillants éreintements de J.-J. Gautier ne le menèrent-ils pas jadis sous la Coupole ? Qu’importaient alors les tracas financiers dans quoi il s’amusait à plonger auteurs, directeurs et comédiens ?
Mais le public ? Emboîtant le pas, bien des personnes de distinction s’indignèrent de ce Misanthrope. “ Huster gesticule de façon stupide ! Cela ne ressemble à rien ! ” Que n’entendit-on ?
Un personnage de roman, l’auteur peut, s’il veut, le décrire avec tous les détails qu’il lui plaira d’accumuler. Les personnages de théâtre au contraire ne sont définis que par les textes qu’ils ont à dire. C’est à la fois beaucoup, car cela suffit à leur conférer une densité parfois écrasante, et peu : qui saura cerner, malgré leur poids sur scène, Hamlet, Don Juan, ou Tartuffe ?
Je défie quiconque de me montrer un seul passage du Misanthrope conduisant à penser qu’Alceste est un pisse-froid. Il serait plutôt tout le contraire : “Pour l’homme aux rubans verts il me divertit quelques fois avec ses brusqueries… ” écrit Célimène dans son fameux billet.
Interprétation d’Alceste
Seulement voilà : de tradition, on se peint Alceste en homme mûr, bien élevé – il s’exprime en alexandrins – avec juste quelques touches de vivacité de-ci de-là. Le public l’attend ainsi. Il n’aime pas le changement. Qu’un comédien s’avise de déroger à l’usage, et le scandale arrive.
Comment Molière jouait-il Alceste ? Nul n’en sait rien, sinon qu’il avait quarante-quatre ans à la création : l’âge même, à un ou deux ans près, de M. Huster lors du spectacle en question. Peu importe d’ailleurs. Un professionnel sait se rajeunir ou se vieillir à volonté.
On dispose cependant de quelques lumières sur le jeu de Molière. À propos d’une autre pièce, Neufvillain écrit : “Son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux des hommes… Sa pantomime excitait des éclats de rire intermittents… Jamais personne ne sut mieux que lui démonter son visage...”
En matière d’interprétation, il n y a pas d’usage qui vaille. Par un étrange paradoxe au contraire, plus grande est la richesse humaine du texte, plus libre est le comédien de choisir la façon de mettre son corps et sa voix à la disposition du personnage.
Évoquant, à propos de ce mystère du théâtre, le Misanthrope d’un soir, je m’en voudrais de ne rien dire de l’éblouissant Oronte dont nous avait à l’occasion gratifié M. Robert Hirsch. Un Oronte hésitant, mangé de tics, au fond de soi conscient de sa nullité, cherchant à la masquer en faisant des embarras, et pourtant terrifié à l’idée d’y parvenir mal.
Une fête qu’il n’est pas souvent donné de contempler