Comment le développement durable vint aux entreprises

Dossier : Environnement : premiers bilansMagazine N°669 Novembre 2011
Par Geneviève FERONE

REPÈRES

REPÈRES
Au cours des deux der­niers siècles, en plein essor indus­triel, l’entreprise ne s’est pas réel­le­ment sou­ciée des ques­tions d’environnement. Tan­dis que la puis­sance tech­no­lo­gique domes­ti­quait des pans entiers d’une nature par­fois hos­tile, limi­tante, les plus grandes ins­tal­la­tions indus­trielles ou infra­struc­tures de trans­port et d’énergie étaient construites et ali­men­tées par un com­bus­tible fos­sile a prio­ri inépui­sable. Le modèle éco­no­mique repo­sait (et repose encore) sur un modèle exten­sif, pré­da­teur de res­sources et d’espace. Le monde, alors, sem­blait sans limites et la nature indé­fi­ni­ment géné­reuse. Si l’environnement était une aimable occu­pa­tion de natu­ra­listes et de jar­di­niers, les ques­tions sociales et les luttes de classe, en revanche, ont struc­tu­ré en pro­fon­deur toute l’histoire du XXe siècle.
À l’aube du XXIe siècle, une nou­velle prise de conscience émerge ; l’écologie est ins­crite dans tous les agen­das poli­tiques et éco­no­miques. Le monde de l’entreprise est un car­re­four obli­gé de cette trans­for­ma­tion. L’entreprise serait donc « verte », ou ne serait plus. Voire.

Quelles que soient nos opi­nions sur le monde de l’entreprise, une carac­té­ris­tique en par­ti­cu­lier pour­rait rem­por­ter l’unanimité : sa capa­ci­té d’adaptation. Une entre­prise qui ne s’adapte pas meurt tout sim­ple­ment. Contraintes régle­men­taires, mar­chés, tech­no­lo­gies, attentes des consom­ma­teurs, concur­rence, com­pé­tences, le chan­ge­ment est perpétuel.

Une entre­prise qui ne s’adapte pas meurt

En dépas­sant ce qui sonne comme un truisme, rien n’est plus ins­truc­tif que de se pen­cher sur les orga­ni­grammes des entre­prises, de lire les titres et de com­prendre com­ment la car­to­gra­phie des fonc­tions et des ter­ri­toires évo­lue sous nos yeux.

Dans les années quatre-vingt, le « chef du per­son­nel » devient « direc­teur des res­sources humaines », décen­nie qui voit éclore éga­le­ment les pre­miers « direc­teurs de la qua­li­té ». Sur le front réga­lien de la finance, nou­velle dis­tri­bu­tion des cartes dans la déten­tion du capi­tal oblige, les « direc­teurs des rela­tions avec les inves­tis­seurs » font leur appa­ri­tion pour répondre à des exi­gences accrues en matière de com­mu­ni­ca­tion et de trans­pa­rence finan­cière. Les ques­tions rela­tives à la repré­sen­ta­tion de la fonc­tion envi­ron­ne­ment n’échappent pas à cette règle d’or de l’adaptation.

Zoom arrière et acte fondateur

L’accident de Bho­pal, sur­ve­nu en Inde en 1984, n’a pas vrai­ment modi­fié en pro­fon­deur les moeurs de la sphère éco­no­mique et finan­cière ; mais, s’il s’est dérou­lé loin des grands pays déve­lop­pés, il a cer­tai­ne­ment amor­cé une prise de conscience pla­né­taire sur les risques indus­triels et envi­ron­ne­men­taux. Tcher­no­byl a occa­sion­né en 1986 une secousse beau­coup plus pro­fonde, mais cette catas­trophe est res­tée can­ton­née dans la sphère de la res­pon­sa­bi­li­té des opé­ra­teurs publics. Enfin, en 1989, le nau­frage de l’Exxon Val­dez en Alas­ka pro­voque un véri­table émoi dans la com­mu­nau­té éco­lo­gique nord-amé­ri­caine. Plus inha­bi­tuel, pour la pre­mière fois, une coa­li­tion d’investisseurs se mobi­lise. Inti­tu­lée Coa­li­tion for Envi­ron­men­tal­ly Res­pon­sible Eco­no­mies, elle regroupe des inves­tis­seurs socia­le­ment res­pon­sables et des orga­ni­sa­tions mili­tantes issues de la socié­té civile. Le CERES est né. Ce réseau amé­ri­cain à but non lucra­tif édite un code de conduite envi­ron­ne­men­tal qui tient en dix points : fon­dé sur la pro­tec­tion de la bio­sphère, ce texte appelle à l’élimination pro­gres­sive de toute sub­stance pou­vant cau­ser des dom­mages envi­ron­ne­men­taux à l’air, à l’eau, à la Terre et à ses habitants.

Actionnaires et militants

La charte environnementale du CERES

Pro­tec­tion de la biosphère.
Uti­li­sa­tion durable des res­sources natu­relles, qu’elles soient renou­ve­lables (eau, forêts, etc.), ou non renou­ve­lables (pétrole, gaz natu­rel, etc.).
Réduc­tion et recy­clage des déchets.
Conser­va­tion de l’énergie (amé­lio­ra­tion de l’efficacité éner­gé­tique et pré­fé­rence accor­dée aux sources d’énergie renou­ve­lables et durables).
Réduc­tion des risques (notam­ment en matière de san­té, de sécu­ri­té et d’environnement, pour les employés et pour les com­mu­nau­tés avoisinantes).
Sécu­ri­té des pro­duits et ser­vices (y com­pris infor­ma­tion des consom­ma­teurs sur l’utilisation et ses risques).
Répa­ra­tion de l’environnement (y com­pris com­pen­sa­tion des dom­mages cau­sés à la Terre et aux personnes).
Infor­ma­tion du public (y com­pris dia­logue avec les par­ties prenantes).
Enga­ge­ment de la direction.
Réa­li­sa­tion d’audits et publi­ca­tion de rap­ports (selon les prin­cipes édic­tés par le CERES dans les lignes direc­trices de pro­duc­tion de CERES reports).

Forts de leur posi­tion dans le capi­tal d’Exxon, les fonds de pen­sion mobi­li­sés dans la coa­li­tion exigent qu’un membre du conseil d’administration et un membre du comi­té exé­cu­tif soient nom­més en charge des sujets envi­ron­ne­men­taux (ce qui n’était appa­rem­ment pas le cas dans la com­pa­gnie pétro­lière incriminée).

Les leviers étaient dans les mains des actionnaires

Il est à sou­li­gner que ni les orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales ni le légis­la­teur ne pou­vaient impo­ser de telles créa­tions de postes. Les seuls leviers pos­sibles étaient bel et bien dans les mains des action­naires deve­nus acti­vistes et mili­tants de la cause éco­lo­gique. C’est le point de départ d’une mobi­li­sa­tion qui allait s’institutionnaliser pro­gres­si­ve­ment et ins­pi­rer les plus grandes avan­cées en matière envi­ron­ne­men­tale, par­fois plus sûre­ment que les régle­men­ta­tions nationales.

Trois piliers

À l’occasion du som­met de la Terre de Rio en 1992, le CERES décide d’élargir son champ d’intervention. Il s’agit d’amener les entre­prises à four­nir, outre les don­nées éco­no­miques tra­di­tion­nelles, des infor­ma­tions envi­ron­ne­men­tales mais aus­si sociales. D’une dimen­sion envi­ron­ne­men­tale, la sen­si­bi­li­sa­tion embrasse désor­mais les trois piliers du déve­lop­pe­ment durable.

Le printemps des codes de bonne conduite

La suite est mieux connue. En 1997, l’initiative nord-amé­ri­caine devient mon­diale avec le rap­pro­che­ment du CERES avec le PNUE, Pro­gramme des Nations unies pour l’environnement. Les deux ins­ti­tu­tions s’allient pour lan­cer le pro­jet GRI, Glo­bal Repor­ting Ini­tia­tive, dont les objec­tifs sont l’élaboration de lignes direc­trices et la stan­dar­di­sa­tion de normes pour la rédac­tion de rap­ports envi­ron­ne­men­taux et sociaux des­ti­nés plus spé­cia­le­ment aux entre­prises du sec­teur indus­triel, mais qui se veulent appli­cables à d’autres sec­teurs et d’autres acteurs (pou­voirs publics, ONG, etc.). C’est le prin­temps des codes de bonne conduite, des prin­cipes direc­teurs et de l’éclosion de chartes vertes, bref de toute une prose qui pro­clame haut et fort les ver­tus envi­ron­ne­men­tales des entre­prises enga­gées aux côtés de leurs par­ties pre­nantes. Le meilleur y côtoie le plus indi­gent, voire le plus men­son­ger. Cha­cun y recon­naî­tra les siens.

Alibi cosmétique ou virage stratégique ?

Chas­sé-croi­sé entre deux mil­lé­naires. L’environnement n’est plus un sujet de socié­té por­té par des col­lec­tifs de citoyens mili­tants et exal­tés. Prises en tenaille entre des par­ties pre­nantes de plus en plus actives – le légis­la­teur, les inves­tis­seurs socia­le­ment res­pon­sables et les asso­cia­tions de consom­ma­teurs ou de rive­rains –, les entre­prises doivent impé­ra­ti­ve­ment s’adapter. En toile de fond, les enjeux liés au chan­ge­ment cli­ma­tique et à la sobrié­té éner­gé­tique appa­raissent pro­gres­si­ve­ment sur les radars. Les entre­prises les plus atten­tives peuvent cap­ter les signaux faibles.

L’invention du directeur « environnement »

Dans ce contexte, les pre­miers direc­teurs « envi­ron­ne­ment » sont nom­més, d’abord dans des entre­prises indus­trielles, lour­de­ment enga­gées dans la maî­trise de pro­ces­sus et de risques poten­tiel­le­ment dan­ge­reux. Ils sont en majo­ri­té impré­gnés de la culture « qua­li­té » qui a l’avantage de se fondre par­ti­cu­liè­re­ment bien dans la culture « ingé­nieur » de ces maisons.

Vous savez faire de la qua­li­té, vous vous occu­pe­rez de l’environnement

Sou­vent, les deux titres sont cumu­lés sous un même cha­peau : puisque vous savez faire de la qua­li­té, vous vous occu­pe­rez bien aus­si de l’environnement. À l’inverse, dans les entre­prises orien­tées vers la grande consom­ma­tion, l’environnement est moins une ques­tion de pro­ces­sus indus­triel qu’un fil nar­ra­tif qui raconte au client la belle his­toire verte du ser­vice ou du pro­duit concoc­té à son inten­tion. La fonc­tion « envi­ron­ne­ment » est alors, sans sur­prise, héber­gée à la direc­tion de la com­mu­ni­ca­tion. Elle s’y trouve encore par­fois. Selon les sec­teurs, votre inter­lo­cu­teur sera donc un solide ingé­nieur expé­ri­men­té, blan­chi sous le har­nais des risques opé­ra­tion­nels, ou une char­mante per­sonne fraîche émou­lue d’une école de communication.

Une figure imposée de la communication

Le poste direc­tion de l’environnement dans l’entreprise s’efface pro­gres­si­ve­ment au début des années 2000 au pro­fit de celui du « déve­lop­pe­ment durable ». L’intensification des demandes de repor­tings envi­ron­ne­men­taux et sociaux de la part des agences de nota­tion extra-finan­cières qui opèrent sous man­dat de leurs clients, gérants de por­te­feuilles et ana­lystes, et autres ONG enga­gées, va contri­buer à péren­ni­ser cette fonc­tion, la doter d’un bud­get en propre et élar­gir sa base. C’est l’époque où fleu­rissent des rap­ports dédiés à l’environnement et au déve­lop­pe­ment durable qui deviennent rapi­de­ment une figure impo­sée de la com­mu­ni­ca­tion d’entreprise en plus du rap­port annuel. Ce rap­port est un cata­logue de bonnes pra­tiques qui per­met néan­moins à cer­taines entre­prises de mettre en place des indi­ca­teurs de per­for­mance et de se doter d’outils de pilo­tage au-delà de la stricte sphère financière.

Comment peut-on être directeur du développement durable ?

La fonc­tion vivote prin­ci­pa­le­ment entre les direc­tions de la com­mu­ni­ca­tion, des rela­tions ins­ti­tu­tion­nelles ou tech­niques, plus rare­ment auprès des direc­tions de la stra­té­gie quand ces der­nières existent.
La fonc­tion envi­ron­ne­ment sur­vit encore indé­pen­dam­ment du déve­lop­pe­ment durable au sein des indus­tries lourdes ; elle quitte pro­gres­si­ve­ment le champ de la qua­li­té qui lui-même est absor­bé par l’ingénierie et l’innovation. Les fonc­tions de direc­teurs de la RSE (res­pon­sa­bi­li­té sociale des entre­prises) com­mencent à cou­vrir cer­tains champs des res­sources humaines, de l’éthique et de la gouvernance.
On a du mal à retrou­ver ses marques tant la géo­mé­trie de ces fonc­tions fluc­tue avec le temps, les modes et les humeurs. De fait, il est très dif­fi­cile de clas­ser la fonc­tion déve­lop­pe­ment durable dans l’organigramme d’une entre­prise. Il ne s’agit pas d’une fonc­tion réga­lienne ou incon­tour­nable comme la direc­tion finan­cière ou la direc­tion des res­sources humaines. Elle ne recouvre pas une exper­tise par­ti­cu­lière ou une tech­nique éso­té­rique. Fonc­tion trans­ver­sale par excel­lence, elle a un rôle de coor­di­na­tion, d’animation, de représentation.
Elle finit par s’installer au milieu de l’échiquier fonc­tion­nel de l’entreprise sans tou­te­fois s’introduire dans les bas­tions finan­ciers ou opé­ra­tion­nels qui lui res­tent encore fer­més. C’est un peu de déve­lop­pe­ment durable qui se glisse alors, à dose homéo­pa­thique, dans les fonc­tions achats, recherche et inno­va­tion, mar­ke­ting, for­ma­tion, rela­tions publiques, ges­tion de clien­tèle et com­mu­ni­ca­tion, for­ma­tion, res­sources humaines, etc.

Enjeu émergent

Le déve­lop­pe­ment durable n’est pas encore un sujet débat­tu dans les comi­tés exé­cu­tifs des grands groupes, encore moins dans les conseils d’administration, mais il s’impose len­te­ment au rang des grands enjeux émer­gents aux­quels l’ensemble des acteurs éco­no­miques vont être confron­tés. Avec la géné­ra­li­sa­tion d’Internet qui bou­le­verse les cir­cuits d’information, les entre­prises prennent au moins la mesure d’un risque de répu­ta­tion tangible.

Au risque de l’overdose

Tran­si­tion éner­gé­tique, chan­ge­ment cli­ma­tique, équi­libre des éco­sys­tèmes, diver­si­té, soli­da­ri­té, éco-concep­tion, consom­ma­tion res­pon­sable, com­merce équi­table, éco-quar­tier. En quelques années, nous sommes pas­sés du silence au bruit. À tel point que l’overdose de déve­lop­pe­ment durable pro­voque des rejets pro­fonds (et durables aus­si) auprès de cer­tains esprits effrayés par cette vague verte bien pen­sante, empreinte de naï­ve­té et pétrie de dogme. Pour­tant, le sujet ne s’efface pas. La ques­tion est de chan­ger radi­ca­le­ment et rapi­de­ment la façon dont nos socié­tés pro­duisent et consomment. Il s’agit de jeter les fon­da­tions d’une nou­velle éco­no­mie sobre en car­bone, soli­daire et innovante.

Bienvenue dans la low carbone economy

Que gagne-t-on concrè­te­ment avec le déve­lop­pe­ment durable ?
À vrai dire, rien de tan­gible ni d’immédiat. Le déve­lop­pe­ment durable n’est ni un ali­bi de com­mu­ni­ca­tion ni une potion magique com­mer­ciale, il porte les germes de l’innovation et de l’exemplarité sur le long terme et pré­pare l’entreprise aux muta­tions engagées.

Tous les sec­teurs d’activité devront revoir leur copie, tes­ter leur rési­lience et leurs facul­tés d’adaptation face à la nou­velle donne. Il est temps d’ouvrir la boîte à idées, de réaf­fir­mer des valeurs com­munes et de construire de la cohé­sion interne autour d’une vision par­ta­gée. Les direc­teurs du déve­lop­pe­ment durable devaient être au cœur de cette trans­for­ma­tion. Mais le déve­lop­pe­ment durable, com­bien de divi­sions ? Dans les faits, ils réa­lisent vite qu’ils n’ont ni moyens, ni légi­ti­mi­té, ni visi­bi­li­té. Ils ne peuvent être seuls à por­ter la vision du chan­ge­ment et à la mettre en œuvre. Sauf à ce que les plus hautes ins­tances de l’entreprise se mobi­lisent à leur tour.

Le sou­tien du pré­sident ou du direc­teur géné­ral est un préa­lable abso­lu, mais insuf­fi­sant. Si la vision se struc­ture, il existe sou­vent un hia­tus entre la parole por­tée par les ins­tances diri­geantes et la réa­li­té du ter­rain vécue par les opé­ra­tion­nels. Ce fos­sé peut se com­prendre faci­le­ment. Le nez dans le gui­don, les yeux rivés sur des cas­se­roles dont il faut sur­veiller en per­ma­nence le niveau d’ébullition, pres­sés par l’atteinte d’objectifs éco­no­miques à court terme, ces col­la­bo­ra­teurs clés sont très mar­gi­na­le­ment éva­lués sur des cri­tères de per­for­mance sociale et environnementale.

Le déve­lop­pe­ment durable, com­bien de dividendes ?

Nous entrons dans une période de schi­zo­phré­nie totale. Une par­tie de notre hémi­sphère com­prend qu’il faut négo­cier un virage sur l’aile et assu­rer la com­pa­ti­bi­li­té de notre modèle éco­no­mique avec les res­sources de la pla­nète dans un sou­ci d’équité sociale. Une autre par­tie ne peut tout sim­ple­ment pas se résoudre à une prise de risque trop grande et adopte une pos­ture de déni ou d’attente. Cela conduit imman­qua­ble­ment à repro­duire ce qui a été tou­jours fait, tout en essayant d’innover modes­te­ment à la marge et d’éviter les foudres des ana­lystes finan­ciers, l’hostilité des troupes en interne et la désaf­fec­tion des clients. Une petite musique de fond s’installe insi­dieu­se­ment : « Le déve­lop­pe­ment durable, com­bien de dividendes ?»

La transformation du modèle économique

Sachant que la moi­tié des habi­tants de la pla­nète se lève le matin pour pro­duire et vendre quelque chose à l’autre moi­tié, il serait inté­res­sant de prendre le pouls de ce fan­tas­tique mar­ché que nous ani­mons tous ensemble, unis par un même désir de confort et de pros­pé­ri­té. Les clients, que veulent-ils ? Ils vivent dans le même monde que l’entreprise qui les sert et peuvent en toute légi­ti­mi­té lui deman­der plus d’innovation, de trans­pa­rence ou d’engagement. Il existe un risque non négli­geable qu’un com­mer­cial se retrouve face à un client deve­nu beau­coup mieux infor­mé que lui et qu’un site Inter­net, certes mal inten­tion­né, agite le chif­fon rouge du dénigrement.

Chiffons rouges

Le client vit aus­si dans un monde de plus en plus com­plexe et contraint (res­sources natu­relles, finan­ce­ment, etc.). Il deman­de­ra pro­gres­si­ve­ment des solu­tions à ses pro­blèmes. Il n’est pas prêt à payer plus cher. Les inno­va­tions en matière sociale et envi­ron­ne­men­tale se feront dans la durée, à coût constant. Nul eldo­ra­do à conqué­rir grâce au déve­lop­pe­ment durable, mais une concur­rence à conte­nir et des mar­chés à renou­ve­ler en permanence.

C’est à l’élaboration et à la dif­fu­sion d’un ADN com­mun que le direc­teur du déve­lop­pe­ment durable doit tra­vailler sans relâche. Le tra­vail ne se limite pas à por­ter un corps de doc­trine, il faut aus­si que le vent de l’innovation souffle, dépas­sant les cli­vages entre les modernes et les anciens, ces der­niers ayant par­cou­ru la plus grande par­tie de leur vie pro­fes­sion­nelle sans ques­tion­ner un modèle éco­no­mique fon­dé sur le volume, et tou­jours plus de volume. Même si, aujourd’hui, nous ten­tons d’explorer d’autres voies, telles que l’économie des usages ou de la fonc­tion­na­li­té, la boîte à outils et méthodes du XXIe siècle est bien dégar­nie. La langue car­bone a certes fait une entrée incon­tes­tée dans la comp­ta­bi­li­té des entre­prises, mais il est dif­fi­cile de s’engager dans un autre modèle contrac­tuel quand on a été uni­que­ment tour­né vers l’accroissement méca­nique du volume et de la pro­duc­ti­vi­té. Para­doxa­le­ment, il fau­drait renouer, pour le déve­lop­pe­ment durable, avec l’esprit de risque qui a ani­mé les pion­niers du capi­ta­lisme. Ils étaient avant tout des aven­tu­riers avant de deve­nir des ren­tiers : le risque ou la rente, il faut choi­sir. Difficile.

Hara-kiri, ou la fin de la fonction ?

Le risque ou la rente, il faut choisir

L’écologie pré­sen­tée par cer­tains comme un nou­veau culte tota­li­taire invi­tant à une com­mu­nion immé­diate et pla­né­taire heurte à l’évidence le cadre réfé­ren­tiel sur lequel s’est construite notre civi­li­sa­tion actuelle. En com­pa­rai­son avec une éco­no­mie exten­sive fon­dée sur une exploi­ta­tion sans limites des res­sources dis­po­nibles, l’économie durable s’apparente à un vol de longue durée qui exige de limi­ter au mini­mum les quan­ti­tés embar­quées et de pro­lon­ger au maxi­mum la durée d’autonomie. Dans ce but, il convient de ratio­na­li­ser de nou­veaux sys­tèmes inter­con­nec­tés, d’optimiser la ges­tion des flux, d’adapter notre méta­bo­lisme et d’inventer de nou­velles for­mules, pour allé­ger, avec intel­li­gence et effi­ca­ci­té, notre empreinte environnementale.

Soyons humbles, souples et curieux

L’ingénieur, Pro­mé­thée moderne
Le héros pro­mé­théen qui som­meille au fond de chaque ingé­nieur domine la nature par ses connais­sances et sa ratio­na­li­té. Il défie les élé­ments et invite par son cou­rage et son enga­ge­ment au dépas­se­ment de soi. Il est radi­ca­le­ment vent debout contre toute forme de pen­sée poli­ti­que­ment cor­recte et refuse toute com­pro­mis­sion avec des esprits pré­ten­du­ment plus cré­dules et malléables.

Les défis aux­quels nous devons répondre nous invitent autant à l’audace qu’à l’humilité et à la soli­da­ri­té. Tant que nous n’aurons pas accep­té et inté­gré ces nou­velles dimen­sions d’échanges et d’interconnexions entre dif­fé­rentes dis­ci­plines et com­mu­nau­tés d’acteurs, notre foi dans le pro­grès tech­no­lo­gique risque de res­ter une belle pen­sée magique prométhéenne.

L’enjeu dépasse lar­ge­ment l’existence d’une simple fonc­tion déve­lop­pe­ment durable dans l’entreprise. Autre­ment dit, pen­ser déve­lop­pe­ment durable, c’est-à-dire conju­guer et décli­ner en trois dimen­sions com­plexi­té et rare­té, devien­dra en quelque sorte la toile de fond uni­ver­selle de nos socié­tés. En effet, s’agissant de l’environnement, le sujet ne s’efface pas, il s’institutionnalise, d’où l’impression trom­peuse qu’il dis­pa­raît ou se banalise.

Un axe structurant

L’environnement est et res­te­ra un axe struc­tu­rant de notre siècle. Dans l’entreprise, il reste un sujet de moyen et de long terme et se dif­fuse dans dif­fé­rentes fonc­tions à parts égales ; il n’est plus la chasse gar­dée des direc­tions tech­niques. A contra­rio, les sujets sociaux, éco­no­miques, vont prendre une acui­té très forte dans les pro­chaines années en rai­son des crises récur­rentes et des secousses qui vont par­tout mettre à mal les poli­tiques de soli­da­ri­té et de cohé­sion sociale. Il sera tou­jours plus urgent de gar­der son tra­vail et de nour­rir sa famille que de sau­ver la pla­nète. Le pri­mat du social sur l’environnement sera alors accen­tué. L’ensemble de ces ques­tions va dif­fu­ser len­te­ment dans les autres fonctions.

Que res­te­ra-il alors à la fonc­tion déve­lop­pe­ment durable ? Cet homme (ou cette femme) orchestre doit être à la fois ali­bi, cau­tion, exemple, fou du roi, souffre-dou­leur, aiguillon, défri­cheur, expert, entraî­neur, confes­seur, gar­dien de phare, repré­sen­tant de com­merce – et bien sûr par­ler le car­bone cou­ram­ment. Il couvre, dans un magni­fique grand écart, un registre cos­mé­tique, stra­té­gique et opé­ra­tion­nel très large. Quelle santé !

Fonctionner en mode durable

Fina­le­ment, la meilleure chose que nous pour­rions sou­hai­ter à cette hono­rable pro­fes­sion est tout sim­ple­ment de dis­pa­raître. Le souffle du déve­lop­pe­ment durable cir­cu­le­rait à tra­vers tout le corps de l’entreprise. Il fau­dra bien un jour que cha­cun puisse conce­voir, construire, comp­ter, recru­ter, for­mer, mana­ger en mode durable. Le déve­lop­pe­ment durable en entre­prise repose sur un équi­libre sub­til qui consiste à convaincre sans cher­cher à conver­tir ni à durer.

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