Comment Mouton-Rothschild devint un premier cru classé ou la vie et l’œuvre du baron Philippe de Rothschild
La personnalité fascinante du baron Philippe, arrière-petit- fils de Nathaniel, est d’abord celle d’un artiste et d’un homme de lettres, c’est en tout cas l’apparence qu’il donnait. Mais ce fut aussi un remarquable politique et un grand homme d’affaires qui connaissait très bien le vin.
C’est avec la traduction de poèmes élisabéthains que cet homme de formation scientifique, docteur en physique et en mathématiques, acquerra sa réputation d’homme de lettres, il a par ailleurs écrit de nombreux livres et mis en scène plusieurs pièces de théâtre. Il a également produit avec Marc Allégret le premier grand film parlant français Lac aux Dames. Cette activité intellectuelle et artistique ne l’a pas empêché de courir les Vingt-Quatre Heures du Mans et de remporter à deux reprises la Coupe de France des régates à voile ; elle ne l’a pas non plus empêché de développer le domaine dont il avait hérité et de le faire accéder au statut de premier cru classé…
Elle l’a peut-être aidé à développer trois grandes idées qui vont bouleverser le monde des grands crus : la mise en bouteilles au château, la création de Mouton-Cadet et l’illustration d’étiquettes de Mouton par les plus grands artistes de son temps.
Quand le baron Philippe est arrivé à Mouton à l’âge de vingt ans, en 1922, le vin, comme celui de tous les grands crus, était mis en bouteilles par le négoce de la place de Bordeaux. Cet état de fait encourageait toutes les fraudes, à une époque où elles étaient nombreuses. Il a immédiatement décidé de mettre le millésime 1924 en bouteilles à la propriété, un exemple que les plus grands crus de Bordeaux allaient suivre rapidement.
Cette innovation imposa d’accroître les capacités de stockage sur place : en 1926, le baron fit donc construire le “ Grand Chai” (100 mètres de long), dont la perspective saisissante demeure une attraction majeure de la visite de Mouton.
En 1933 il racheta le château voisin de Mouton d’Armailhac, cinquième cru classé, rebaptisé aujourd’hui Château d’Armailhac et avec lui la maison de commerce à partir de laquelle il a créé Mouton-Cadet, la plus grande marque de Bordeaux. Mouton-Cadet a d’abord été le second vin de Mouton-Rothschild, avant de devenir très rapidement autonome (le second vin s’appelle maintenant Le Petit Mouton de Mouton-Rothschild).
Aujourd’hui, il en est vendu quatorze millions de bouteilles chaque année dans le monde entier de ce vin revendiquant la simple appellation Bordeaux mais fait à partir de vins achetés sur l’ensemble de l’appellation Bordeaux (notamment des premières côtes de Bordeaux, qui lui donnent ce côté dense et chaleureux apprécié par une large clientèle).
Il n’est pas exagéré de dire que Mouton-Cadet est la plus grande réussite de marketing du XXe siècle dans le domaine du vin. En 1970, le baron Philippe acquiert encore le Château Clerc Milon, cinquième cru classé situé sur le terroir de Pauillac entre Lafite et Mouton. Vers la fin de sa vie, enfin, en 1983, le baron Philippe a créé en Californie avec Robert Mondavi “ Opus One ” un grand cru fait aux États-Unis avec le savoir-faire bordelais.
Mais la grande affaire du baron Philippe, celle qui n’a pu réussir que grâce à un immense talent, ce fut l’accès de Mouton-Rothschild (dont il a hérité de son père Henri en 1946) au rang de premier cru classé. Il commença d’abord par lancer une guerre des prix avec Lafite-Rothschild sur les prix d’ouverture en primeurs. Par exemple, en 1970, le baron Philippe offrit sa première tranche à 36 000 francs, mais quand Lafite répondit en proposant la sienne à 59 000 francs, le baron porta sa seconde tranche à 65 000 francs…
Parallèlement, le baron Philippe eut l’idée de faire revivre dans les années cinquante le Syndicat des crus classés du Médoc pour en faire le vecteur d’une demande de révision du classement de 1855. Cette demande, formulée en 1960, était – habilement – fondée sur le classement de 1955 des vins de Saint-Émilion, qui étaient répartis en trois classes, contre cinq pour les Médoc classés en 1855, ce qui gênait ceux placés en bas du tableau. Il fut donc décidé de saisir les autorités compétentes (l’INAO) d’un projet ne laissant subsister que trois classes, la répartition entre les classes étant définie par un comité d’experts. Mais l’INAO, soucieux de trop bien faire, voulut réviser l’ensemble du classement et non refaire un classement de 1855 réparti en trois classes. La proposition de classement qui en résulta excluait dix-sept crus, sans compter ceux qu’elle rétrogradait.
Ce fut une levée de boucliers dans le Médoc, et l’administration dut abandonner son projet. Tirant les leçons de cet échec, le baron Philippe proposa en 1972 un nouveau classement, toujours en trois catégories, mais qui commencerait par les premiers crus. Comme en 1855 la Chambre de commerce de Bordeaux fut chargée de l’affaire et réunit une commission de courtiers pour l’instruire. Entre-temps, les quatre premiers crus de 1855 avaient donné leur accord pour que Mouton les rejoigne. La commission exprima un avis favorable, et le ministre de l’Agriculture signa en 1973 l’arrêté promouvant Mouton-Rothschild au rang de premier cru. En dépit des assurances données à l’époque par le baron Philippe, la commission ne statua jamais sur les autres catégories et Mouton-Rothschild reste à ce jour le seul exemple d’une modification du classement de 1855…
Une autre idée de génie du baron Philippe fut d’habiller de tableaux originaux de peintres contemporains les étiquettes de Mouton-Rothschild. De retour à Mouton en 1945, le baron Philippe, souhaitant fêter la victoire des Alliés sur l’Allemagne, fit illustrer l’étiquette du millésime 1945 – une très grande année – par un jeune peintre, Jullian, qui dédia à Mouton une oeuvre originale, représentant le V de la victoire. Le succès fut immédiat, la combinaison de la qualité du vin et du caractère artistique de l’étiquette poussa considérablement les ventes de Mouton.
Le baron Philippe décida alors que chaque année un artiste différent illustrerait l’étiquette de Mouton-Rothschild, conformément à des règles bien définies : l’artiste doit créer une oeuvre originale, en échange il reçoit cinq caisses de vin du millésime qu’il illustre, plus cinq caisses de vin d’autres millésimes qu’il choisit dans les chais de Mouton. Seuls deux millésimes ont jusqu’ici dérogé à la règle : 1953, qui célèbre le Centenaire de l’achat de Mouton par le baron Nathaniel et 1977, qui commémore la visite en Médoc de la Reine-Mère d’Angleterre.
Cette idée prit des proportions inattendues à partir du millésime 1955, qui fut illustré par Braque. Dès lors, illustrer une bouteille de Mouton devint pour un artiste une sorte de reconnaissance, et de fait, Mouton peut s’enorgueillir d’avoir été illustré par des peintres comme Picasso, Salvador Dali, Chagall, Miro, Andy Warhol, Hans Hartung, Francis Bacon ou Balthus…