Comment nourrir neuf milliards de personnes en 2050
Il faut créer les conditions qui permettront aux paysanneries pauvres de vivre dignement de leurs propres agricultures. Le défi est de parvenir à doubler les productions végétales au cours des quatre prochaines décennies. Il existe d’ores et déjà des techniques agricoles appropriées. La recherche agronomique se doit de rendre plus intelligible le fonctionnement des agrosystèmes.
REPÈRES
Nous sommes déjà plus de 6,8 milliards d’humains sur la planète et nous serons probablement plus de 9 milliards en 2050. L’émergence de nouvelles classes moyennes dans certains » pays émergents » d’Asie et d’Amérique latine et la hausse de leur pouvoir d’achat se manifestent d’ores et déjà par de profondes transformations dans les modes de consommation alimentaire, avec une part croissante de produits animaux. Il est à prévoir une augmentation encore plus rapide de la demande en produits végétaux puisque 3 à 10 calories végétales sont nécessaires pour produire une calorie animale. Il faut donc raisonnablement envisager un doublement en quarante ans des productions mondiales de grains, tubercules et autres produits amylacés (bananes plantain, fruits à pain, etc.), pour espérer satisfaire la demande croissante en aliments de plus en plus divers.
La faim et la malnutrition dont sont victimes plus d’un milliard de personnes ne trouvent pas leur origine dans une quelconque insuffisance de production alimentaire à l’échelle mondiale. Elles résultent bien davantage de la pauvreté des gens qui ne parviennent pas à acheter ou produire par eux-mêmes la nourriture dont ils ont pourtant le plus grand besoin.
Un paradoxe
Le paradoxe est que, pour plus des deux tiers, les pauvres qui ne parviennent toujours pas à s’alimenter correctement sont des agriculteurs. Et, à y regarder de plus près, le dernier tiers est constitué de populations autrefois agricoles qui, faute d’être restées compétitives sur le marché mondial et du fait de l’augmentation considérable de la population dans la plupart des pays pauvres, ont dû quitter leurs campagnes et migrer vers des bidonvilles sans pour autant pouvoir y trouver des emplois rémunérateurs.
La pauvreté est la cause de la faim et de la malnutrition
Il nous faut donc créer de toute urgence les conditions qui permettraient aux paysanneries pauvres du « Sud » de vivre et travailler dignement de leurs propres agricultures en développant des systèmes de culture et d’élevage qui soient sans dommage pour l’environnement et leur permettent de s’adapter à l’inéluctable réchauffement climatique global.
Les risques d’une extension des surfaces cultivées
Le défi pour les paysanneries pauvres du « Sud » est de rehausser au plus vite la productivité de leur travail et de parvenir à un doublement de leurs productions végétales au cours des quatre prochaines décennies, en ayant soin de ne surtout pas sacrifier les potentialités productives (la « fertilité ») des écosystèmes cultivés et pâturés, au nom de la satisfaction des besoins immédiats.
Il leur faudra en particulier éviter les processus de déforestation et de perte de biodiversité résultant d’un élargissement inconsidéré des surfaces cultivées ou pâturées aux dépens d’écosystèmes naturels ou peu artificialisés ; la raréfaction des ressources en eaux de surface et souterraines découlant d’irrigations exagérées et mal conduites ; la pollution des aliments, de l’air, des eaux et des sols, provoquée par un emploi abusif d’engrais chimiques, de produits phytosanitaires et d’hormones de croissance ; le recours exagéré aux énergies fossiles pour le fonctionnement des équipements motorisés ainsi que pour la fabrication des engrais azotés de synthèse ; les émissions croissantes de gaz à effet de serre ; l’érosion, le compactage et la salinisation de sols dont le travail et l’irrigation ne seraient pas maîtrisés et dont le taux d’humus ne serait pas correctement renouvelé ; la prolifération intempestive d’éventuels prédateurs, agents pathogènes et espèces envahissantes pouvant être nuisible aux plantes cultivées et aux troupeaux domestiques.
À l’échelle mondiale, l’agriculture consomme actuellement 70 % de nos besoins en eau
Le plus urgent sera de faire en sorte que les familles paysannes travaillant pour leur propre compte puissent accroître progressivement leurs productions et leurs revenus à l’hectare, en faisant un usage toujours plus intensif de leur propre main-d’oeuvre familiale et des ressources naturelles renouvelables disponibles (énergie lumineuse et dioxyde de carbone atmosphérique, azote de l’air, eaux pluviales, etc.), en ayant le moins recours possible aux énergies fossiles et aux produits toxiques.
Kougouni Ouré, Mali : culture avec traction animale sous le couvert du karité : les arbres jouent un rôle fertilisant en puisant les éléments minéraux (azote, potasse, phosphore, calcium, etc.) en profondeur et en les restituant dans la couche arable lors de la chute des feuilles.
© Marc Dufumier
Les errements du passé
Un élargissement contestable
On observe d’ores et déjà un accroissement rapide des superficies dédiées à la canne à sucre et au soja au Brésil et une extension phénoménale des plantations de palmiers à huile en Indonésie et en Malaisie. Cet élargissement récent des surfaces cultivées, destiné en grande partie à une production accrue d’agrocarburants et d’aliments du bétail, n’est pas le seul fait de paysans pauvres en manque d’équipements et de pouvoir d’achat mais résulte bien davantage du recours à des engins motorisés, avec pour effet de remplacer les travailleurs par des machines. Cette motomécanisation des tâches agricoles se traduit en premier lieu par une accélération de l’exode rural et ne contribue donc en rien à résoudre la question de la pauvreté et de la sous-nutrition dans le monde. Les surfaces mises nouvellement en culture le sont par ailleurs aux dépens de savanes et de forêts encore très peu anthropisées, avec pour effet d’accroître encore davantage les émissions de gaz à effet de serre. Il est à craindre que leur extension croissante aboutisse aussi à la disparition prochaine d’écosystèmes parmi les plus riches en biodiversité.
Sans doute faudra-t-il éviter de reproduire à l’identique les systèmes de culture mis en œuvre jusqu’à présent dans le cadre de ce que l’on a un peu trop vite qualifié de » révolution verte » : emploi d’un nombre limité de variétés de céréales, légumineuses et tubercules, à haut potentiel génétique de rendement photosynthétique à l’hectare, mais sensibles aux stress hydriques, gourmandes en engrais minéraux, et peu tolérantes ou résistantes aux insectes prédateurs et agents pathogènes.
Depuis quelques années déjà, les rendements obtenus avec ces cultivars n’augmentent plus dans les mêmes proportions et tendent même parfois à baisser, lorsque, du fait des pratiques agricoles employées, sont apparus de graves déséquilibres écologiques : prolifération d’insectes prédateurs résistant aux pesticides, multiplication d’herbes adventices dont les cycles de développement sont apparentés à ceux des plantes trop fréquemment cultivées (sans véritable rotation), épuisement des sols en certains oligoéléments, salinisation des terrains mal irrigués et insuffisamment drainés, etc.
Plutôt que d’utiliser des variétés adaptées à la diversité des milieux, les agriculteurs ont été contraints d’adapter les écosystèmes aux nouveaux matériels génétiques, quitte à ce que ces derniers soient très fortement artificialisés, simplifiés et fragilisés : travaux répétés des sols, irrigation et drainage, fertilisation chimique, épandage de pesticides, etc. Il fallut presque partout procéder à de gros investissements en matière d’irrigation, de drainage, de travail du sol, et de lutte chimique contre les plantes adventices et les insectes prédateurs.
La sélection d’un faible nombre de variétés et races conçues pour devenir « standard » est donc allée de pair avec un emploi sans cesse accru d’énergie fossile et a déjà abouti à des pertes considérables de biodiversité. À quoi se sont ajoutées la pollution fréquente des eaux de surface et souterraines, la propagation involontaire de maladies ou de parasites véhiculés par les eaux d’irrigation (bilharziose, paludisme, etc.) et l’exposition accrue des sols à l’érosion pluviale ou éolienne.
L’agroécologie en action
Il existe d’ores et déjà des techniques agricoles inspirées de l’agroécologie qui permettent d’accroître les rendements à l’hectare dans la plupart des régions du monde, sans coût majeur en énergie fossile ni recours intensif aux engrais de synthèse et aux produits phytosanitaires.
On a été contraint d’adapter les écosystèmes aux nouveaux matériels génétiques
Elles consistent en premier lieu à associer simultanément dans un même champ, ou y faire suivre systématiquement, diverses espèces et variétés aux physiologies différentes (céréales, tubercules, légumineuses et cucurbitacées), de façon à ce que l’énergie solaire puisse être au mieux interceptée par leur feuillage et transformée en calories alimentaires au moyen de la photosynthèse. Ces associations et rotations de cultures contribuent à recouvrir très largement les terrains cultivés, pendant une durée la plus longue possible, avec pour effet de protéger ceux-ci de l’érosion, de limiter la propagation des agents pathogènes et de minimiser les risques de très mauvais résultats en cas d’accidents climatiques.
Restituer les éléments minéraux
Outils et équipements insuffisants
La question se pose de savoir si c’est bien la génétique qui est aujourd’hui le facteur limitant de la production agroalimentaire et des revenus paysans dans les pays du « Sud ». La productivité du travail n’y est-elle pas davantage restreinte par la faible diversité des outils et des équipements à la disposition des paysanneries pauvres pour faire le meilleur usage de l’énergie lumineuse ? Dans les pays anciennement industrialisés, les gains de rendement issus de « l’amélioration variétale » et de la fertilisation minérale ne sont finalement intervenus qu’après des progrès décisifs en matière de cultures fourragères, traction animale, association agriculture-élevage et fertilisation organique. On imagine mal comment il pourrait en être différemment dans les pays du « Sud », en dehors des plaines et vallées rizicoles dans lesquelles la reproduction de la fertilité des sols était déjà très régulièrement assurée par les eaux riches en alluvions et peuplées de cyanophycées.
Outre l’azote, les plantes cultivées doivent trouver aussi dans les sols un certain nombre d’éléments minéraux indispensables à leur croissance et à leur développement : phosphore, potassium, calcium, magnésium, oligoéléments, etc.
L’épandage d’engrais de synthèse sur les terrains cultivés ou pâturés vise alors généralement à restituer aux sols les éléments minéraux qui en ont été extraits par les plantes. Mais on peut craindre l’amenuisement progressif des mines dont on retire les minerais à l’origine de leur fabrication. Ainsi en est-il surtout des mines de phosphate dont le « pic d’exploitation » pourrait intervenir dans seulement quelques décennies.
D’où l’intérêt d’implanter au sein des parcelles, ou à leurs lisières, des arbres et arbustes à enracinement profond, capables d’intercepter les éléments minéraux dans les sous-sols, au fur et à mesure de la décomposition des roches mères (hydrolyse des silicates). Transférés dans la biomasse aérienne des arbres et arbustes, les éléments minéraux sont ensuite déposés à la surface même des terrains lors de la chute des feuilles et branchages et peuvent alors contribuer à leur fertilisation.
Optimiser les processus biochimiques de transferts verticaux des éléments minéraux
Fixés momentanément dans l’humus des sols ou entre les feuillets d’argile, les éléments minéraux peuvent être ultérieurement solubilisés et absorbés par les systèmes racinaires. De toute évidence, la recherche agronomique devrait désormais centrer son attention sur les moyens d’optimiser ces processus biochimiques de transferts verticaux des éléments minéraux depuis les profondeurs des sous-sols jusqu’aux racines des plantes cultivées.
Acacia albida : le rendement en mil sera deux fois supérieur sous la frondaison de l’arbre (une légumineuse capable d’intercepter indirectement l’azote de l’air et de fertiliser la couche arable par des éléments minéraux puisés en profondeur par ses racines) que dans les parties non boisées.
© Marc Dufumier
Mieux expliquer et prévoir
Associations et rotations
L’intégration de plantes de la famille des légumineuses (haricots, fèves, pois d’Angole, doliques, lentilles, trèfles, luzernes, etc.) dans les associations et les rotations culturales permet de fixer l’azote de l’air pour la synthèse des protéines et la fertilisation des sols. La présence d’arbres d’ombrage au sein même des parcelles cultivées ou le maintien de haies vives sur leur pourtour protègent les cultures des grands vents et d’une insolation excessive, avec pour effet de créer un microclimat favorable à la transpiration des plantes cultivées et donc à leurs échanges gazeux avec l’atmosphère, à la photosynthèse et à la fixation de carbone. Les arbres et arbustes hébergent aussi de nombreux insectes auxiliaires des cultures, favorisent la pollinisation de cellesci et contribuent à limiter la prolifération d’éventuels insectes prédateurs. L’association des élevages à l’agriculture facilite l’utilisation des sous-produits végétaux dans les rations animales et favorise la fertilisation organique des sols grâce aux excréments des animaux.
Le plus urgent pour la recherche agronomique ne serait-il donc pas finalement de rendre plus intelligible le fonctionnement des agroécosystèmes aménagés par les agriculteurs et de modéliser leurs dynamiques d’évolution ?
Ne faudrait-il pas en premier lieu expliciter comment se constituent les rendements des cultures et des élevages dans les exploitations paysannes, au fur et à mesure de la croissance et du développement des plantes cultivées et des animaux domestiques, toutes choses inégales par ailleurs ? Ne faudrait-il pas aussi toujours mieux expliquer et prévoir dans quelles conditions et selon quelles modalités les agroécosystèmes aménagés par les paysans pourraient évoluer de nouveau dans l’avenir, sous l’influence de nouvelles modifications techniques, écologiques et socioéconomiques ?
Sans doute faudrait-il donc que les chercheurs acceptent tout d’abord de reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ne se réduit jamais à un simple terrain cultivable ou un troupeau mais consiste plutôt, à chaque fois, en un agroécosystème d’une plus ou moins grande complexité.
Un appel des scientifiques
Les scientifiques impliqués dans la récente « Évaluation internationale des connaissances, des sciences et technologies agricoles, pour le développement » (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology) appellent à repenser totalement la fonction des chercheurs en agriculture et à prendre davantage en compte les pratiques et savoir-faire « traditionnels » accumulés par les paysans.