Comment partager un grand marché ? L’Europe vingt ans après

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Philippe HERZOG (59)

Il y a vingt ans les États membres de la Com­mu­nau­té euro­péenne ont déci­dé de construire un mar­ché unique. Les poly­tech­ni­ciens vou­laient alors faire de l’Eu­rope la puis­sance indus­trielle du XXIe siècle. Ils avaient rai­son. Le grand mar­ché et l’eu­ro sont des réa­li­sa­tions extra­or­di­naires sans les­quelles nous serions aujourd’­hui per­dus dans la com­pé­ti­tion mon­diale. Mais l’in­té­gra­tion est insuf­fi­sante, et les nou­velles poli­tiques indus­trielles sont dans les limbes. Je vais plai­der ici pour l’a­chè­ve­ment du grand mar­ché et mon­trer qu’il n’est pos­sible qu’a­vec la mise en place de biens publics euro­péens et une cohé­rence des choix publics et pri­vés, qui appellent un nou­vel « Acte unique » communautaire.

Libéralisation sans intégration ?

La révo­lu­tion infor­ma­tion­nelle a bou­le­ver­sé le pay­sage. Les pro­duits incor­porent de plus en plus de ser­vices et les ser­vices s’in­dus­tria­lisent : les acti­vi­tés se recom­posent (Indu­Ser­vices). La chaîne de créa­tion de valeur est inter­na­tio­na­li­sée ; l’in­no­va­tion relie idées et mar­chés par-delà les fron­tières ; la tech­no­lo­gie et les réseaux se par­tagent. Dès lors, la demande de ser­vices connaît une crois­sance très forte et, nou­veau­té his­to­rique, le com­merce inter­na­tio­nal de ser­vices est en plein essor.

Le moteur, c’est l’in­ves­tis­se­ment direct à l’é­tran­ger, la construc­tion des réseaux logis­tiques et infor­ma­tion­nels des mul­ti­na­tio­nales. Les échanges se mul­ti­plient pour la finance, le busi­ness, la com­mu­ni­ca­tion. Contrai­re­ment aux idées reçues, ce n’est pas l’OMC qui impose le libre-échange. La négo­cia­tion mul­ti­la­té­rale pour les ser­vices est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. La libé­ra­li­sa­tion est déci­dée de façon auto­nome par les États et par l’U­nion européenne.

Pour­tant les mesures de libé­ra­li­sa­tion n’en­traînent pas un raz-de-marée du com­merce intraeu­ro­péen. La crois­sance des échanges de ser­vices de l’Eu­rope avec l’ex­té­rieur, sur­tout dans l’es­pace trans­at­lan­tique, est beau­coup plus rapide que celle du com­merce inté­rieur. Il est en pro­por­tion deux à trois fois infé­rieur à celui que connaissent les États-Unis. Les firmes étran­gères uti­lisent mieux le grand mar­ché que nous-mêmes. Pourquoi ?

Rap­pe­lons-nous les quatre modes pos­sibles pour l’é­change des ser­vices : inves­tis­se­ments à l’é­tran­ger ; cir­cu­la­tion des consom­ma­teurs ; des tra­vailleurs ; com­merce élec­tro­nique. Seul le pre­mier est réel­le­ment libé­ra­li­sé. La cir­cu­la­tion des tra­vailleurs et des consom­ma­teurs est faible (tou­risme excep­té) : la natio­na­li­té nous enferme. L’es­pace reste frag­men­té ; les masses d’in­ves­tis­se­ments néces­saires pour des réseaux tran­seu­ro­péens font défaut ; l’é­change trans­fron­tières est abu­si­ve­ment coûteux.

Les États-Unis ont conduit une stra­té­gie de com­pé­ti­ti­vi­té très agres­sive axée sur un lea­der­ship mon­dial de la finance et des ser­vices aux entre­prises. La Grande-Bre­tagne trouve une spé­cia­li­sa­tion sur les mêmes cré­neaux. L’U­nion ne par­vient pas à créer les syner­gies, mobi­li­ser les pro­jets pour un déve­lop­pe­ment Indu­Ser­vices tirant par­ti du grand espace. Com­ment ne pas stig­ma­ti­ser l’ir­res­pon­sa­bi­li­té de ses membres ? Une cer­taine conni­vence relie les États et leurs « cham­pions » : vendre et s’ins­tal­ler ailleurs, oui, ouvrir « son » ter­ri­toire, non (cf. éner­gie, finance…). Des restruc­tu­ra­tions, des réseaux, des mobi­li­tés d’in­té­rêt mutuel et euro­péen sont néces­saires pour l’in­té­gra­tion indus­trielle ; ain­si que des poli­tiques sus­cep­tibles de bâtir l’é­co­no­mie de la connais­sance et du déve­lop­pe­ment durable.

L’U­nion doit se don­ner les com­pé­tences et les res­sources pour assu­mer ces enjeux.

Vers un droit positif européen ?

Explo­rons pas à pas la ques­tion du mar­ché des ser­vices. Cha­teau­briand a écrit qu’en France, tout com­mence et tout finit par des chan­sons. Dans l’U­nion euro­péenne, tout com­mence et tout finit par le droit.

La libé­ra­li­sa­tion n’a été entre­prise que dans un petit nombre de sec­teurs : l’éner­gie, les com­mu­ni­ca­tions, les trans­ports, les ser­vices finan­ciers. Les pre­miers « paquets » de direc­tives ont ouvert l’ac­cès des tiers aux réseaux natio­naux et les États ont créé des régu­la­teurs plus ou moins indé­pen­dants. Pour les autres sec­teurs les bar­rières admi­nis­tra­tives per­durent. M. Bol­ke­stein (ancien com­mis­saire euro­péen char­gé du mar­ché inté­rieur) a vou­lu accé­lé­rer les choses par une direc­tive hori­zon­tale, fon­dée sur le prin­cipe du droit du pays d’origine.

C’est un levier qui force l’ou­ver­ture des espaces natio­naux, mais qui remet en ques­tion les règles natio­nales d’ordre public.

Le Par­le­ment euro­péen et le Conseil, comme c’é­tait pré­vi­sible, ont cor­ri­gé la copie. Le prin­cipe du droit du pays d’o­ri­gine est écar­té, mais celui du pays d’ac­cueil est enca­dré : les règles inté­rieures devront être jus­ti­fiées (san­té, envi­ron­ne­ment…), et res­pec­ter des prin­cipes de non-dis­cri­mi­na­tion, néces­si­té et pro­por­tion­na­li­té. Des gui­chets uniques natio­naux seront créés per­met­tant aux pres­ta­taires exté­rieurs de dis­po­ser des infor­ma­tions néces­saires en un seul lieu.

Le droit natio­nal du tra­vail conti­nue­ra de s’ap­pli­quer. Les risques de dum­ping social sont exa­gé­rés et les pro­blèmes de mobi­li­té trans­fron­tières demeurent sans réponses satis­fai­santes. En fait les inté­rêts sociaux s’op­posent. Les petites entre­prises des nou­veaux pays membres cherchent à accé­der aux mar­chés des anciens, c’est néces­saire pour déve­lop­per l’emploi. Les pays déve­lop­pés leur refusent l’en­trée bien que leurs propres entre­prises soient déjà éta­blies à l’ex­té­rieur et qu’ils soient expor­ta­teurs nets de ser­vices. La pro­tec­tion des « acquis » inté­rieurs ignore la réci­pro­ci­té et la solidarité.

En l’é­tat, ce texte va faci­li­ter la liber­té d’é­ta­blis­se­ment des firmes et des pro­fes­sions libé­rales à l’é­tran­ger. Compte tenu de leurs avan­tages com­pa­ra­tifs, la Grande-Bre­tagne et les Pays-Bas pour­raient être les prin­ci­paux bénéficiaires.

Les Ser­vices d’in­té­rêt géné­ral (SIG) ont été pla­cés hors du champ de la direc­tive, qui concerne prin­ci­pa­le­ment les ser­vices juri­diques, infor­ma­tiques, logis­tiques et de dis­tri­bu­tion. Les trai­tés ont éta­bli un Yal­ta : le droit est euro­péen pour le mar­ché et la concur­rence, mais chaque État est maître chez lui pour les SIG. Nulle part les trai­tés ne défi­nissent les SIG. Mais ils disent que les Ser­vices d’in­té­rêt éco­no­mique géné­ral (SIEG) – non plus défi­nis – sont sou­mis aux règles de la concur­rence, sauf déro­ga­tions. Qu’est-ce qui est « éco­no­mique » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Mys­tère. Face aux conflits d’in­té­rêts qui se sont déve­lop­pés, la Cour de jus­tice et la Com­mis­sion euro­péenne ont le pou­voir de déci­der des éven­tuelles dérogations.

Le Par­le­ment euro­péen (PE) sou­haite défi­nir lui-même les prin­cipes. Les rap­ports Lan­gen (2001) et Her­zog (2004) ont réuni une majo­ri­té en faveur d’une légis­la­tion. Mais la Com­mis­sion euro­péenne, qui dis­pose du mono­pole d’i­ni­tia­tive, cache son refus der­rière des ater­moie­ments. Les votes néga­tifs sur le pro­jet de Trai­té consti­tu­tion­nel n’ar­rangent rien. Ce pro­jet appelle expli­ci­te­ment à légi­fé­rer sur les SIEG, et il consti­tu­tion­na­lise la Charte des droits fon­da­men­taux qui inclut l’ac­cès aux SIEG.

Une légis­la­tion devra accor­der les vio­lons. Pas simple : les mis­sions et les modes d’or­ga­ni­sa­tion dif­fèrent pro­fon­dé­ment d’un pays à l’autre. Ser­vice public en France : l’É­tat est garant d’une bonne pres­ta­tion. Public uti­li­ties en Angle­terre : soyons prag­ma­tiques, une régu­la­tion doit per­mettre l’ac­cès de tous. Dasein­vor­sor­gen en Alle­magne : il s’a­git de ser­vices de pré­voyance sociale, acces­sibles à proxi­mi­té. Ser­vices d’É­tat dans les anciens pays com­mu­nistes : on ser­vait l’É­tat, pas les usa­gers. Les États veulent gar­der leurs pré­ro­ga­tives. La socié­té civile, les villes et régions craignent une direc­tive cadre où « Bruxelles » impo­se­rait des Obli­ga­tions de ser­vice public (OSP).

Dans un pre­mier pro­jet de rap­port au PE, j’a­vais pro­po­sé de bâtir des biens publics euro­péens : ce fut un tol­lé géné­ral à droite comme à gauche. J’ai dû ajus­ter le tir et n’ai trou­vé un rela­tif consen­sus que sur un com­pro­mis : réduire la pres­sion du mar­ché et de la concur­rence pour accroître la liber­té d’ad­mi­nis­tra­tion décen­tra­li­sée. Mais je demeure convain­cu qu’à côté des SIG locaux, régio­naux, voire natio­naux, il faut aus­si des biens publics euro­péens, par exemple pour que les jeunes acquièrent, par jume­lages, une édu­ca­tion euro­péenne dès le col­lège ; pour la san­té publique et l’in­for­ma­tion (biblio­thèque numé­rique euro­péenne) ; pour des réseaux tran­seu­ro­péens de trans­port « propre » (fer­rou­tage et fret mar­chan­dises) et de tran­sit éner­gé­tique (inter­con­nexions) ; pour les paie­ments trans­fron­tières et la com­pen­sa­tion-livrai­son des titres finan­ciers… Autant de pro­jets qui appellent l’action.

Le tra­vail du Par­le­ment euro­péen a néan­moins ébran­lé les posi­tions dog­ma­tiques. La dis­tinc­tion des trai­tés entre les SIG dits « éco­no­miques » parce qu’existe un mar­ché, et ceux qui ne le sont pas, appa­raît ridi­cule quand le mar­ché, l’ad­mi­nis­tra­tion publique et l’é­co­no­mie sociale sont de plus en plus imbri­qués. Le finan­ce­ment public pour les ser­vices locaux, le loge­ment social, les hôpi­taux est désor­mais admis ; les OSP pour les infra­struc­tures de réseaux et la pro­mo­tion des « ser­vices uni­ver­sels », également.

Mais faute de choix col­lec­tifs par­ta­gés par les Euro­péens, le dés­équi­libre sub­siste en faveur du mar­ché. Ain­si, l’U­nion décide de la fin du « domaine réser­vé » (hors concur­rence) pour la Poste, sans avoir don­né une défi­ni­tion sub­stan­tielle du Ser­vice uni­ver­sel (SU). Dans l’élec­tri­ci­té, l’É­tat-nation peut déci­der d’une tari­fi­ca­tion à un prix abor­dable. Mais la Com­mis­sion accuse la France de dres­ser bar­rière à l’en­trée avec des prix bas ! Certes le tarif doit cou­vrir les coûts réels, mais com­ment accu­ser de faus­ser le mar­ché quand il y a huit mar­chés dif­fé­rents dans l’U­nion et quand on ne sait pas où est le prix, la Com­mis­sion elle-même enquê­tant pour sus­pi­cion de « prix mal­hon­nêtes » ? Elle milite pour la dé-inté­gra­tion des mono­poles natio­naux (sépa­ra­tion des acti­vi­tés de pro­duc­tion, com­mer­cia­li­sa­tion, dis­tri­bu­tion et tran­sit) afin d’im­po­ser la concur­rence. Cela n’as­su­re­rait pas pour autant l’in­ves­tis­se­ment dans des réseaux trans­fron­tières ni une tari­fi­ca­tion rai­son­nable du trans­fron­tières, en rai­son des diver­gences d’in­té­rêts natio­naux et de l’ab­sence d’un régu­la­teur au niveau de l’Union.

Vers une régulation européenne ?

Sup­pri­mer des rentes de mono­poles pour faire place à l’in­no­va­tion de mar­ché, c’est bien, mais réci­pro­que­ment la concur­rence devrait res­pec­ter des logiques de « bien public ». L’ex­pé­rience anglaise de libé­ra­li­sa­tion fait une large place à la « régu­la­tion », même si en la matière les bons modèles ne sont pas encore trou­vés. Die­ter Helm, éco­no­miste anglais, défi­nit la régu­la­tion comme la com­bi­nai­son de règles, d’in­ci­ta­tions et de coor­di­na­tions, visant à garan­tir à la fois une concur­rence effec­tive et le res­pect de choix col­lec­tifs socié­taux et environnementaux.

Au niveau de l’U­nion euro­péenne, c’est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile, la poli­tique de concur­rence n’est pas conçue pour faire face à une situa­tion de com­pé­ti­tion très mono­po­lis­tique, et ni les modèles ni les struc­tures de régu­la­tion ne sont au point. Cela étant, sec­teur par sec­teur, les chan­tiers sont ouverts. Petite revue de détail.

Pour l’éner­gie, les trans­ports et les télé­com­mu­ni­ca­tions, de gros efforts ont été enga­gés mais il est dif­fi­cile de nier les défaillances de mar­ché. Les prix aug­mentent, les inves­tis­se­ments manquent, les échanges trans­fron­tières sont péna­li­sés par le niveau des tarifs et l’in­suf­fi­sance des inter­con­nexions. La Com­mis­sion veut lever ces obs­tacles en accen­tuant sa poli­tique de concur­rence. Ain­si pour l’éner­gie elle veut une sépa­ra­tion patri­mo­niale entre les pro­duc­teurs et les opé­ra­teurs de réseaux (unbund­ling). Mais cette dé-inté­gra­tion pour­rait com­pli­quer la sécu­ri­sa­tion des inves­tis­se­ments à long terme, donc la sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. Peut-être serait-elle jus­ti­fiée s’a­gis­sant de l’élec­tri­ci­té. C’est plus com­pli­qué pour le gaz parce que les coûts de trans­ports sont beau­coup plus éle­vés et les contrats à long terme sont néces­saires pour un pays qui ne dis­pose pas de res­sources ou en est éloi­gné. Cela étant, ne nous lais­sons pas tirer en arrière par les nos­tal­giques des mono­poles natio­naux. On croit rêver quand on entend par­ler de la rena­tio­na­li­sa­tion d’EDF-GDF. Mono­pole à l’in­té­rieur, capi­ta­liste à l’ex­té­rieur : quelle éthique ! Et qui peut croire que la France pour­ra renou­ve­ler son parc nucléaire sans alliances indus­trielles et finan­ce­ments de mar­ché, et assu­rer sa sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment gazier en mépri­sant les règles de la concur­rence qu’elle a signées !

Les pro­blèmes com­bi­nés des prix, du cli­mat et de la sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment obligent à mettre en place une Com­mu­nau­té de l’éner­gie dont le socle sine qua non est un grand mar­ché régu­lé. Les États devront assu­mer une com­plé­men­ta­ri­té des choix des sources pour un mix éner­gé­tique viable et pour l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique. Ain­si l’ob­jec­tif de 20 % de la part des renou­ve­lables pour­rait être rem­pla­cé par celui de 60 % pour une éner­gie sans car­bone, impli­quant l’ac­cep­ta­tion du nucléaire, à condi­tion de par­ta­ger la sûre­té et le trai­te­ment des déchets, et du char­bon, à condi­tion de cap­ter le CO2. L’ob­jec­tif d’un réseau euro­péen sans cou­tures ni effets de fron­tière pour­rait légi­ti­mer la trans­for­ma­tion des grands opé­ra­teurs de réseaux en public uti­li­ties sou­mis à un régu­la­teur euro­péen. Et cela per­met­trait aus­si de dis­po­ser d’une uni­té d’ac­tion face au géant russe et aux autres puissances.

Dans les trans­ports ter­restres, où les pro­blèmes sont com­pa­rables, les résis­tances sont encore plus fortes. Il paraît aber­rant que nos che­mi­nots soient régu­liè­re­ment en grève contre l’Eu­rope de la concur­rence, alors que les concur­rents exté­rieurs ne pénètrent pas chez nous, et que le rail peut avoir un for­mi­dable ave­nir dans ce petit conti­nent. Il faut s’ar­mer de l’im­pé­ra­tif éco­lo­gique : on doit réduire mas­si­ve­ment les émis­sions de CO2, et pour cela l’ob­jec­tif n° 1 est une poli­tique de trans­port propre. Les infra­struc­tures trans­fron­tières de fret et de fer­rou­tage devraient être déve­lop­pées et gérées comme des biens publics ; les muta­tions des trans­ports urbains et de la logis­tique acti­vées dans une pers­pec­tive de déve­lop­pe­ment durable. Pour les télé­com­mu­ni­ca­tions, l’U­nion a su mettre en place des normes com­munes, par exemple pour les télé­phones mobiles. Mais la régu­la­tion reste enfer­mée dans l’es­pace natio­nal. La dupli­ca­tion des inves­tis­se­ments a pro­vo­qué une crise dans l’in­dus­trie, qui ne sait pas com­bi­ner conte­nus et conte­nants, le besoin de poli­tiques de la demande infor­ma­tion­nelle étant évident.

La san­té ne fait pas l’ob­jet d’une direc­tive de libé­ra­li­sa­tion. Son finan­ce­ment repose sur les régimes natio­naux de sécu­ri­té et de pro­tec­tion sociale. Mais les pro­blèmes de san­té publique dépassent les fron­tières et chaque État est confron­té au casse-tête de l’ef­fi­ca­ci­té des régimes. Un mar­ché unique des médi­ca­ments est à bâtir. La cir­cu­la­tion des patients et des per­son­nels de san­té doit être favo­ri­sée ; elle appelle des dis­po­si­tifs de par­tage des coûts ; les coopé­ra­tions trans­fron­tières public-public, public-pri­vé, également.

S’a­gis­sant des ser­vices sociaux per­son­nels, l’exi­gence de proxi­mi­té n’est pas contes­table, et elle ne s’op­pose pas à l’in­no­va­tion. La tra­di­tion­nelle notion de « tiers sec­teur » entre mar­ché et État n’est plus adap­tée, et d’ailleurs après un gros effort de prise de conscience les asso­cia­tions et les mutuelles à but non lucra­tif assument le fait qu’elles sont pres­ta­taires sur le mar­ché. Ce qu’elles demandent, c’est l’in­tro­duc­tion de règles de res­pect de la diver­si­té des types d’entreprises.

L’U­nion a for­gé un impor­tant droit de l’en­vi­ron­ne­ment, il en découle des objec­tifs de qua­li­té et des prin­cipes de ges­tion que chaque État doit res­pec­ter. Cela étant, l’or­ga­ni­sa­tion des ser­vices est essen­tiel­le­ment locale et régio­nale, notam­ment pour le trai­te­ment des eaux et des déchets. Pour l’ins­tant des direc­tives de libé­ra­li­sa­tion sont écar­tées. Ce qui n’empêche pas la péné­tra­tion des grands opé­ra­teurs pri­vés, mais faute de soli­da­ri­tés trans­fron­tières et compte tenu du coût des inves­tis­se­ments, les inéga­li­tés régio­nales sont considérables.

Dans les ser­vices infor­ma­tion­nels, les pro­blèmes de régu­la­tion sont posés à l’é­chelle mon­diale : ain­si Inter­net est un bien public mon­dial régu­lé par une entre­prise pri­vée amé­ri­caine ! L’U­nion est divi­sée par la bar­rière des langues mais sur­tout par des États sou­cieux de pré­ser­ver une tutelle sur « leurs » citoyens. Il y a besoin de télé­vi­sion et de ciné­ma euro­péens car la cir­cu­la­tion des infor­ma­tions et des œuvres entre les nations, qui per­met­trait de créer un espace public et cultu­rel com­mun, reste très pauvre.

Les pre­mières fon­da­tions d’un mar­ché euro­péen des ser­vices finan­ciers ont été créées, grâce à la pro­cé­dure Lam­fa­lus­sy, qui repose sur la consul­ta­tion des pro­fes­sion­nels et la coopé­ra­tion des régu­la­teurs natio­naux. Les « mar­chés de gros » ont pro­gres­sé, mais les « mar­chés de détail » de la banque et des assu­rances res­tent pro­fon­dé­ment nationaux.

L’in­té­gra­tion finan­cière est une ques­tion cru­ciale pour l’u­ti­li­sa­tion du grand mar­ché et la dyna­mi­sa­tion de l’U­nion éco­no­mique. En effet, sor­tir de la bal­ka­ni­sa­tion des sys­tèmes natio­naux per­met­trait d’a­bais­ser for­te­ment le coût du capi­tal et de géné­rer les inno­va­tions sus­cep­tibles de finan­cer les pro­jets transfrontières.

L’in­té­gra­tion finan­cière est aus­si néces­saire pour faire face au défi démo­gra­phique, résoudre les pro­blèmes des retraites et faire entrer les jeunes dans une socié­té de la connaissance.

En mutua­li­sant nos res­sources et en par­ta­geant les risques, nous pour­rions résoudre ces pro­blèmes, d’où un agen­da ambi­tieux. Dépas­ser la logique des cham­pions natio­naux avec la for­ma­tion d’ac­teurs finan­ciers opé­rant à l’é­chelle euro­péenne – banques, assu­rances, fonds de pri­vate equi­ty, fonds de pen­sion -, avec des public uti­li­ties pour les paie­ments et le back office des titres ; une régu­la­tion euro­péenne, atout essen­tiel dans la com­pé­ti­tion mon­diale en matière de finances ; l’har­mo­ni­sa­tion de la pro­tec­tion des consom­ma­teurs et de la fis­ca­li­té de l’épargne. 

Vers un capitalisme partenarial européen ?

On m’ob­jec­te­ra : cela n’est pas réa­liste. Je n’ai qu’une réponse : appuyons-nous sur l’ex­pé­rience, toutes ces ques­tions sont sur la table. Ce qui manque c’est l’es­prit de par­tage des responsabilités.

Les États ont signé pour le mar­ché et s’y opposent ; ils accusent la Com­mis­sion qui fait son tra­vail mais sans man­dat ni com­pé­tences adéquates.

Côté entre­prises, il y a aus­si un double jeu. Beau­coup veulent la liber­té com­plète d’al­ler ailleurs tout en deman­dant des appuis à « leur » État. La France défend ses cham­pions natio­naux. La Grande-Bre­tagne pré­tend être ouverte à tous les action­naires exté­rieurs, pour­tant son gou­ver­ne­ment s’op­pose à l’en­trée d’in­ves­tis­seurs russes – à juste titre, faute de réci­pro­ci­té -, et la Bourse de Londres exige de gar­der l’ap­pui d’une régu­la­tion spé­ci­fi­que­ment bri­tan­nique. Ain­si ce que les mar­xistes appe­laient le « capi­ta­lisme mono­po­liste d’É­tat » (natio­nal) n’est pas mort.

Il faut main­te­nant un saut qua­li­fi­ca­tif pour ache­ver le grand mar­ché : des plans sec­to­riels dans les domaines stra­té­giques, des public uti­li­ties pour les réseaux trans­fron­tières, une har­mo­ni­sa­tion fis­cale… Cela inci­te­rait les entre­prises à mieux exploi­ter les poten­tiels du mar­ché inté­rieur. Mais on devra aus­si expli­ci­ter leur part de cores­pon­sa­bi­li­té avec les ins­ti­tu­tions publiques. Elle est évi­dente pour l’é­co­no­mie de la connais­sance, les plates-formes tech­no­lo­giques, les pro­jets stra­té­giques que n’as­sument pas le mar­ché (cf. Gali­leo), la créa­tion et la ges­tion des grands réseaux…

Voi­ci quelques élé­ments du cadre néces­saire pour créer ain­si des iden­ti­tés euro­péennes d’entreprises.

1) Les restruc­tu­ra­tions devront être dis­cu­tées et choi­sies en fonc­tion de l’in­té­rêt indus­triel. Elles ne seront pas pilo­tées par les seuls inves­tis­seurs glo­ba­li­sés et n’o­béi­ront pas à la logique sté­rile des cham­pions natio­naux. La via­bi­li­té du pro­jet fera appel à des pactes d’ac­tion­naires stables, où des fonds col­lec­tifs paneu­ro­péens devront jouer un rôle émi­nent. Il faut donc rou­vrir le chan­tier des règles des OPA et de la gouvernance.

La diver­si­té des types d’en­tre­prises est un atout essen­tiel. Les mesures de libé­ra­li­sa­tion mettent en cause les mono­poles natio­naux, mais elles n’o­bligent pas à pri­va­ti­ser les entre­prises publiques. Mais celles-ci ont des besoins de finan­ce­ment qui les conduisent vers le mar­ché. Bruxelles les traite alors comme les autres entre­prises com­mer­ciales. Un défi pour l’a­ve­nir est la for­ma­tion d’en­tre­prises pou­vant res­ter mixtes, à la fois com­mer­ciales et de ser­vice public.

2) La for­ma­tion d’un mar­ché euro­péen du tra­vail est néces­saire : il s’a­git de déve­lop­per des mobi­li­tés qua­li­fiantes et de réus­sir les restruc­tu­ra­tions. Des conven­tions col­lec­tives euro­péennes sont néces­saires, et une coges­tion de res­sources mutua­li­sées pour sécu­ri­ser les par­cours. Dans beau­coup de pays, les fonc­tion­naires sont deve­nus des agents comme les autres, cou­verts par des conven­tions col­lec­tives. La mobi­li­té trans­fron­tières des agents publics doit aus­si être organisée.

Tout cela est en rup­ture avec la vieille culture de pré­fé­rence natio­nale pour l’emploi.

3) Le déve­lop­pe­ment des par­te­na­riats public-pri­vé (PPP) est une immense oppor­tu­ni­té. Des cen­taines de mil­liards d’eu­ros d’in­ves­tis­se­ments publics et pri­vés aujourd’­hui en souf­france pour­raient être réa­li­sés ; on pour­rait dif­fu­ser l’in­no­va­tion et créer des réseaux en par­ta­geant les risques. Les PPP se com­plexi­fient : ni mar­chés publics ni pri­va­ti­sa­tions, ils asso­cient dura­ble­ment des entre­prises et des col­lec­ti­vi­tés publiques. Qui porte la dette ? Les risques sont-ils bien répar­tis ? Les col­lec­ti­vi­tés publiques sont sou­vent en asy­mé­trie d’in­for­ma­tion, elles doivent se doter d’une capa­ci­té de contrac­tua­li­sa­tion et de coges­tion. Les États ne peuvent plus déci­der seuls des inves­tis­se­ments publics qui struc­turent l’avenir.

4) Les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales joue­ront un rôle crois­sant. La mon­dia­li­sa­tion entraîne la déter­ri­to­ria­li­sa­tion d’ac­ti­vi­tés, mais elle per­met aus­si de nou­velles loca­li­sa­tions, et la capa­ci­té d’in­no­va­tion est essen­tielle pour relier idées et mar­chés. Cela appelle l’in­té­gra­tion locale à des réseaux trans­fron­tières, et impose la proxi­mi­té aux pres­ta­taires de mar­ché. L’U­nion devrait favo­ri­ser la mul­ti­pli­ca­tion des coopé­ra­tions inter­ré­gio­nales fron­ta­lières et trans­fron­tières. Il faut empê­cher les États de rena­tio­na­li­ser les poli­tiques régio­nales et de réduire les fonds struc­tu­rels. Ils n’ont pas com­pris que l’ob­jec­tif de cohé­sion sociale et ter­ri­to­riale dans la stra­té­gie de Lis­bonne est un fac­teur essen­tiel de la com­pé­ti­ti­vi­té globale.

En 1986, l’Acte unique c’é­tait : un objec­tif, le mar­ché unique ; un hori­zon, 1992 ; une méthode, le vote à la majo­ri­té qua­li­fiée. Vingt ans après l’ob­jec­tif n’est pas atteint. Le réseau asso­cia­tif Confron­ta­tions Europe, que je pré­side, pro­pose aujourd’­hui un Nou­vel Acte unique. Objec­tifs : ache­ver et par­ta­ger le grand mar­ché ; éla­bo­rer des poli­tiques com­munes pour la socié­té de la connais­sance et le déve­lop­pe­ment durable ; doter l’U­nion d’une capa­ci­té de pros­pec­tive et de poli­tique macroé­co­no­mique. La méthode fera appel à un agen­da pré­cis et à un vote majo­ri­taire, ain­si qu’à la mobi­li­sa­tion des acteurs éco­no­miques et sociaux. Des outils seront créés pour les par­te­na­riats, avec un véri­table budget.

L’i­den­ti­té euro­péenne n’a rien d’é­vident : elle se construit à l’é­preuve de l’al­té­ri­té. Tous les jeunes devraient pou­voir deve­nir euro­péens par les échanges sco­laires. Les tra­vailleurs devraient pou­voir amé­lio­rer leur com­pé­tence et leur qua­li­fi­ca­tion grâce à la mobi­li­té sur un mar­ché du tra­vail euro­péen. Cha­cun devrait pou­voir par­ti­ci­per à des coopé­ra­tions inter­ré­gio­nales, accé­der à des biens publics tran­seu­ro­péens, ins­crire ses pro­jets de vie dans l’es­pace com­mun. Voi­là la pers­pec­tive poli­tique ; elle seule don­ne­ra sens au mar­ché et au droit, qui sont si dif­fi­ciles à partager **.

** Cette pro­po­si­tion est pré­sen­tée dans La Lettre de Confron­ta­tions Europe n° 77. Confron­ta­tions Europe, 227, bou­le­vard Saint-Ger­main, 75007 Paris. Tél. : 01.43.17.32.83. www.confrontations.org

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