Comment peut-on être polytechnicien ?
Je suis Persan et je m’appelle Usbek. Comme cent dix de mes « camarades » – puisque c’est ainsi que l’on s’appelle à l’École polytechnique, que l’on soit issu d’une filière ou d’une autre –, sur les cinq cents que compte ma promotion, je suis l’un des élèves « étrangers », que l’on nomme ici élèves « internationaux ». J’ai, de plus, la particularité de n’être pas francophone à l’origine.
Un élève parmi d’autres
Nous sommes soixante-quinze élèves internationaux non francophones. Maintenant, comme les autres, je comprends et je parle le français. Grâce à une bourse offerte par l’X, j’ai passé une année dans un centre spécialisé pour l’apprendre.
Je défile sur les Champs-Élysées le 14 Juillet et je chante La Marseillaise
Heureusement, car à l’École polytechnique tout, sauf exception, se passe en français – les cours, les examens, les exercices militaires ou la vie quotidienne, sur le campus ou en sortie à Paris. Je défile sur les Champs-Élysées le 14 Juillet et je chante La Marseillaise. En somme, je suis un élève parmi d’autres, semblable du reste à certains de mes camarades qui me ressemblent, y compris par leur nom, et qui, eux, sont de nationalité française.
Une différence : je n’ai pas suivi deux années de taupe. C’est une expérience qui, paraît-il, me manque, observent certains de mes professeurs.
Autre différence, majeure celle-là : j’ai un passeport étranger. Et cela induit une particularité que je veux signaler, car elle est très remarquable. Le matin de la fête nationale de mon pays, j’assiste, avec mes camarades originaires de mon pays, en Grand Uniforme, coiffé du bicorne orné de la cocarde révolutionnaire, à un lever de couleurs solennel : le drapeau de mon pays, encadré du drapeau de la France et de celui de l’Europe.
Le nerf de la guerre
Il me faut parler d’argent. Tous les élèves internationaux du cycle d’ingénieur bénéficient d’une bourse d’études afin de les aider à faire face aux dépenses de la vie courante et de ne pas trop les différencier des élèves français qui perçoivent une solde. Ces bourses proviennent principalement de la Fondation de l’X, grâce aux dons des anciens élèves, mais aussi des élèves en scolarité sur le campus qui acceptent qu’on prélève une part de leur solde pour aider leurs camarades internationaux. D’autres bourses complètent le dispositif. Elles sont attribuées à travers des programmes de bourses d’excellence du ministère des Affaires étrangères et européennes français et des mécénats d’entreprise.
Trois chances successives
Avant d’être « recruté » – mais ce mot ne convient pas tout à fait car il évoque le statut militaire des élèves français de l’X et l’engagement qu’ils signent –, disons, avant d’être « choisi » (je crois que c’est le mot qui convient), j’étais un étudiant en sciences, titulaire d’une bourse, dans l’université de ma ville, à un niveau que l’on peut assimiler à votre bac +3 ou 4, approximativement.
Le jury s’est déplacé jusque dans mon pays
Ma première chance a été que mon université signe avec Polytechnique (comme l’ont fait une centaine d’autres universités étrangères) une convention pour qu’elle sélectionne des candidats pour l’X. Mes professeurs le savaient, et ce fut ma deuxième chance. Je sais qu’il existe des procédures en France pour attirer dans les grandes écoles scientifiques des élèves, disons brillants. Encore faut-il que les élèves en question, et surtout leurs professeurs, le sachent. Mon professeur savait. Il m’a donc incité à envoyer un dossier très complet à Palaiseau. Ma troisième chance a été que ce dossier soit retenu.
Deux voies pour un concours
Mais je n’étais pas pour autant intégré, car – c’est pour ainsi dire un dogme – « on n’entre pas à l’X sur titres, mais seulement sur concours, et cette règle ne saurait admettre d’exception ».
Sciences « dures », sciences « molles »
Le concours que j’ai passé est fondé sur des sciences que l’on dit « dures » et qui sont complètement indépendantes du contexte culturel des candidats. Qu’on ait vécu dans un milieu défavorisé ou pas, ou dans des milieux de cultures complètement autres, les connaissances scientifiques, à partir du moment où elles sont acquises, sont les mêmes. Il en est autrement, c’est un fait, des connaissances des sciences dites – par opposition, mais pas de façon péjorative –, « molles ». Cette différence de « dureté » des connaissances explique que j’aie pu être choisi dans un pays à culture très différente de celle de la France.
Tous les candidats passent le « concours d’entrée », même s’il faut en adapter les modalités aux caractéristiques des candidats. Ainsi, pour entrer à l’École, il existe deux voies. La « première voie » s’adresse aux élèves français et étrangers, nécessairement francophones, des classes préparatoires scientifiques. La « deuxième voie », la mienne, concerne des candidats issus d’universités françaises ou étrangères.
Cette deuxième voie consiste d’abord en un examen des dossiers des candidats, et donc du mien, noté de zéro à vingt. J’ai obtenu une note supérieure au minimum requis (cette note plancher est fixée en fonction du nombre de places offertes et des notes de l’ensemble des dossiers). J’étais donc admissible. J’ai eu à passer, en anglais en l’occurrence et devant un jury qui s’est déplacé jusque dans mon pays (mais oui, et c’est très appréciable), une épreuve de mathématiques, orale et écrite, une épreuve de physique, écrite, et une épreuve de culture scientifique (analyse de documents scientifiques et entretien de motivation). En fonction de mes notes, j’ai été classé parmi les candidats de la deuxième voie. Et, finalement, j’ai figuré sur la liste des reçus de cette deuxième voie. Mais ce n’était pas tout à fait fini : car, avant le début de la scolarité, il fallait que j’apprenne le français. Six mois m’ont suffi et, après cette course de haies, j’ai pu enfin revêtir le Grand Uniforme.
Une deuxième voie très ouverte
Sciences-po aussi
Une autre question concernant les recrutements m’a intéressé. Un jour j’ai eu l’occasion d’entendre l’ancien directeur de l’Institut des sciences politiques de Paris parler du mode de recrutement qu’il avait instauré pour faire venir à « Sciences-po » des élèves doués mais a priori défavorisés. Il disait à peu près ceci : Nous déléguons aux lycées avec lesquels nous avons passé des accords le soin de choisir les élèves les plus aptes à intégrer notre école. Sur dossier, nous opérons une sélection. Puis, nous, Sciences-po, faisons passer des épreuves orales à ceux dont les dossiers ont été retenus et nous les classons. Nous recevons les meilleurs, dans la limite des places offertes. Cette procédure semble voisine de la deuxième voie de l’X, celle que j’ai suivie et que certains candidats français suivent eux aussi.
Je ne suis pas sans m’intéresser à ce qui se passe en France. J’ai eu vent de discussions tenues, ici ou là, à propos de l’ouverture souhaitable de l’X à d’autres candidatures françaises que celles des taupins. Or, la deuxième voie est ouverte à des étudiants en science des universités de l’Hexagone, à l’issue de leur troisième année de faculté, avec grosso modo les mêmes modalités que celles subies par les candidats étrangers. Examen du dossier, qui conclut ou non à l’admissibilité. Épreuves orales, notées de zéro à vingt, pour permettre un classement, qui, assorti d’un nombre de places fixé, correspond aux conditions d’un concours : mathématiques, physique et analyse d’un document scientifique, français (résumé et commentaire d’un texte littéraire), langue vivante. Épreuves sportives (comme pour la première voie). Enfin, une visite médicale. La deuxième voie est aussi ouverte à des étudiants des universités françaises. J’ai été étonné que l’ouverture de l’X par la deuxième voie à des étudiants français ne soit pas plus connue. Il est vrai que, dans ma promotion, ils ne sont que six, dont trois boursiers (alors que nous sommes soixante-quinze étrangers non francophones à bénéficier de la deuxième voie).
Trois voies pour la suite
Je suis entré à l’École il y a un an déjà. À présent, il me faut songer à en sortir. Je pense que ma deuxième année pourra être validée comme l’a été la première. Je ne peux ni être classé, ni postuler pour les grands corps. Je peux demander la nationalité française. Certains de mes camarades y songent. Je peux être embauché par une firme française ayant des intérêts dans mon pays d’origine. Je peux, enfin, retourner dans mon pays et développer ses exportations vers la France.