Complexité
« Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. »
Edgar Morin, Le paradigme perdu
Dans la réalité, rien n’est simple, une réaction chimique, un être vivant, une opinion, même une certitude. Toute simplicité apparente est fallacieuse. La musique – la bonne musique, la vraie, s’entend – n’échappe pas à cette règle et telle musique qui vous paraît à la première écoute d’une simplicité limpide – l’andante du Concerto n° 21 pour piano de Mozart, une chanson de Brassens – s’avère en fait d’une complexité d’autant plus subtile qu’elle était dissimulée. Et si la musique était d’autant plus belle, c’est-à-dire à la fois plus exquise, plus intéressante, plus évocatrice, plus susceptible de vous transporter au-delà de vous-même, qu’elle était plus complexe ?
Deux quatuors
La Fugue BWV 869 en si bémol mineur de Bach est, par son motif chromatique comme par ses contrepoints, plus complexe encore que les variations de L’Offrande musicale ou les contrepoints de L’Art de la fugue. Le disque que vient d’enregistrer le Danish String Quartet et qui se poursuit avec le 3e Quatuor d’Alfred Schnittke et le Quatuor « Grande Fugue » op. 130 de Beethoven pourrait être une parfaite illustration de l’hypothèse complexité = beauté. La sublime Cavatine et la Grande Fugue, extrême simplicité apparente et grande complexité, sont les deux sommets du plus beau des quatuors de Beethoven. Le Quatuor n° 3 de Schnittke, précisément inspiré par la Grande Fugue de Beethoven, à la fois ultramoderne et ultraclassique, confirme que Schnittke est avec Weinberg un des compositeurs majeurs du siècle dernier.
1 CD ECM
Le Quatuor Ébène, où Marie Chilemme occupe depuis deux ans le pupitre de l’alto, s’embarque pour une odyssée ambitieuse : enregistrer live l’intégrale des 16 quatuors de Beethoven, ce sommet absolu de la musique occidentale, au cours de concerts à travers le monde, de Vienne à Paris en passant par Melbourne, Nairobi, Philadelphie, etc. Le premier volume de cette intégrale est consacré aux n° 7 et 8, les deux premiers Quatuors « Razumovsky ». Un émerveillement : les Ébène, qui ont vingt ans d’existence, ont atteint ce point culminant occupé naguère par le Quatuor Alban Berg, où tout ce qu’ils jouent est magnifié, touché par la grâce. Vous êtes transporté au nirvana et vous en êtes sûr : on ne fera jamais mieux. On attend la suite avec impatience.
1 CD ERATO
Deux solistes
Mendelssohn, ce Mozart du XIXe siècle (Schumann dixit), compositeur prolifique malgré sa vie brève (38 ans), a aussi écrit de la musique pour piano. Doomin Kim, jeune pianiste coréen exceptionnellement doué, lui consacre son premier enregistrement ; aux côtés du Capriccio et de la Fantaisie tous deux en fa dièse mineur et du Rondo capriccioso en mi majeur figurent des pièces plus rarement jouées : 3 Fantaisies ou Caprices, Andante et variations, Six Pièces enfantines. À la différence de la musique de Chopin et Schumann, ces œuvres ne sont pas empreintes des tourments du romantisme. Tour à tour brillantes, sérieuses, aériennes, toujours complexes sous une apparente simplicité, elles exigent une articulation sans faille, une égalité de toucher, une élégance dont Doomin Kim se joue avec un brio et une rigueur qui rappellent Horowitz. C’est une musique de plaisir pur, aristocratique, qui mérite la découverte.
1 CD WARNER
La musique pour violon seul ne se limite pas aux Sonates et Partitas de Bach et aux Caprices de Paganini. Le Pétersbourgeois Aylen Pritchin, premier prix du concours Long-Thibaud, nous présente quatre œuvres du XXe siècle, toutes tonales : les Sonates de Prokofiev, Bartók, Honegger, et Thème et variations de Jean Françaix. La Sonate de Prokofiev, commande de l’État soviétique, est joyeuse et enlevée. Celle d’Honegger, bien construite, avec de beaux thèmes, réhabilite ce membre du groupe des Six injustement oublié. La jolie et brillante pièce de Jean Françaix, lui aussi relégué aux oubliettes par les mollahs de la musique sérielle, est l’équivalent XXe siècle des Caprices de Paganini. La Sonate de Bartok est une œuvre majeure, passionnée, écrite en exil, un an avant sa mort. Fuga, la fugue du 2e mouvement, était pour Menuhin, le commanditaire de l’œuvre, « la musique la plus agressive, la plus brutale que j’aie jamais jouée » ; et Melodia, le 3e mouvement, est un adieu nostalgique et déchirant. Pritchin, tout particulièrement dans cette œuvre extraordinairement difficile, se joue de la complexité et se révèle un des très grands violonistes de la nouvelle génération.
1 CD AD VITAM
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