Comprendre les formations européennes d’ingénieurs par l’histoire
Le concept d’institutions d’enseignement préparatoires aux fonctions d’ingénieurs dans les entreprises émerge du XVIIIe au début du XIXe siècle, entre la première révolution industrielle et la création de premières écoles techniques allemandes.
Il n’y avait guère d’ingénieurs, ou de scientifiques professionnels
Il faut en effet pour comprendre le concept de l’ingénieur moderne partir de la première révolution industrielle, observée en Angleterre autour des années 1740, dont on ne peut trouver l’équivalent que dans l’invention de l’agriculture au Néolithique.
L’humanité s’est trouvée projetée à partir de cette période dans une phase de développement inédite, dont la prolongation jusqu’à nos jours a amené une élévation spectaculaire de notre niveau de vie matériel, et un développement jusque-là totalement impensable des populations (songeons qu’il n’y avait que 6 millions d’habitants en Angleterre au milieu du XVIIIe siècle).
REPÈRES
Pour donner un aperçu réaliste du dispositif européen des formations supérieures scientifiques et techniques, le choix a été fait de retenir une approche résolument » culturaliste » (par opposition à des analyses simplement descriptives ou fonctionnalistes). Cette approche, qui n’a de sens que sur la durée, amène à s’intéresser à deux moments particuliers de notre histoire : celui de la constitution des formations d’ingénieurs modernes, du XVIIIe à la fin du XIXe siècle ; celui ensuite des trente dernières années, où s’est manifesté avec une vigueur nouvelle un volontarisme des États.
Une prime à l’esprit d’entreprise ?
Asie ou Europe ?
Comme le rappelle l’historien Paul Bairoch (Victoires et Déboires, tome I), des conditions analogues à celles prévalant en Angleterre étaient factuellement réunies au même moment en Chine (et même ailleurs en Europe), ce qui lui fait dire que les révolutions industrielles du XIXe siècle en Europe auraient parfaitement pu avoir lieu quelques siècles auparavant en Asie.
L’interprétation du moment de cette rupture et de sa localisation en Angleterre est un véritable casse-tête pour les historiens, car il n’existait à cette époque, d’après les experts, aucune prééminence anglaise marquée sur le plan des sciences ou des technologies, susceptible d’expliquer ce décollage précoce.
Au-delà de la conjonction de plusieurs conditions favorables, au niveau des ressources (terres agricoles et charbon), des voies de communication ou de l’urbanisation, la « percée » observée semble reposer pour l’essentiel sur l’envie d’entreprendre de quelques personnes occupant des positions clés, dotées d’une bonne éducation générale, et pour une part non » conventionnelles » (recherchant et acceptant le changement), et sans doute sur quelques inventeurs. Mais il n’y avait en tout cas à l’époque guère d’ingénieurs, ou de vrais scientifiques professionnels.
Servir le progrès
Un second événement phare de la fin du XVIIIe siècle, qui va conserver tout au long du XIXe siècle une très forte valeur symbolique, est celui de la création en 1794 de l’École polytechnique, qui donne corps pour la première fois au principe d’une École ayant pour ambition déclarée de mettre, par une action de formation, la science au service du progrès, économique, et naturellement social.
Ces deux premiers épisodes sont éclairants par rapport aux évolutions qui allaient suivre : le premier fonde pour une part la propension de nos amis anglais à lier la réussite économique à la maîtrise sur le terrain d’un savoir-faire pratique, stimulé par de vrais entrepreneurs, formés sur un mode libéral.
Changements structurels
Alors que les Anglais organisent les professions en constituant les premières » institutions » d’ingénieurs, et se reposent principalement sur l’apprentissage pour assurer les qualifications nécessaires, les premières écoles techniques d’ingénieurs sont créées sur le continent à partir de 1825 (en Allemagne à partir de 1825, en France en 1829 par l’École centrale), en vue de donner, à l’écart du système universitaire, un bagage approprié aux cadres techniques de l’industrie naissante.
Ce n’est qu’en 1960 qu’était créé l’INSA de Lyon, sur le modèle de la TU de Karlsruhe
C’est la lente transformation de ces écoles tout au long du XIXe siècle (et de quelques écoles techniques de moindre ambition), qui allait structurer en profondeur le potentiel européen de formations techniques supérieures, particulièrement en Allemagne. Avec l’appui intéressé, et souvent décisif, du pouvoir politique, les premières écoles se voyaient successivement confirmées comme établissements d’enseignement supérieur, puis dotées de la capacité à délivrer des doctorats (et donc aptes à consacrer dans les formes la formation de leurs enseignants), . Elles constituent de fait ce que nous appellerons pour simplifier et par commodité des « universités techniques « .
On peut se convaincre du caractère resté dominant du modèle d’universités techniques en Europe en reprenant les tableaux de classement, où elles occupent une place plus qu’enviable. On peut aussi se référer à l’Association CESAER qui regroupe en Europe l’essentiel des établissements les plus éminents formant des ingénieurs. Ces derniers sont constitués aux trois quarts d’universités techniques. Pour ce qui est de la France ce n’est qu’en 1960 qu’était créé l’INSA de Lyon, précisément sur le modèle de la TU de Karlsruhe, même si aujourd’hui un quart des diplômés français sont issus de structures équivalentes (INSA, UT et INP).
Nouveaux enjeux
Il faut maintenant sauter à la fin du XXe siècle, pour voir, à partir des années quatre-vingt, les États reconnaître leurs institutions de formation scientifique et technologique, comme des relais indispensables pour faire face aux enjeux technologiques et économiques nationaux, dans un contexte de concurrence mondialisée. L’enseignement supérieur scientifique et technique devient alors un enjeu fort des politiques publiques.
Volontarisme politique
Le projet Manhattan
Le choix fait en 1940 par l’armée américaine d’établir un partenariat de confiance avec les universités sur le projet Manhattan souligne le décalage Europe-Amérique du Nord.
Trois axes majeurs des politiques volontaristes suivies par les gouvernements européens sont à retenir.
En premier, le choix » politique » d’aller dans le sens d’une responsabilisation maximale des institutions d’enseignement supérieur vis-à-vis des réponses à apporter aux attentes sociétales, parfois jusqu’à une indépendance d’action totale si l’on songe au Royaume-Uni ou à la Suède, où une grande université a été transformée en fondation privée (Chalmers), avec en contrepoids la mise en place d’agences d’évaluation, parfois d’accréditation.
Un enjeu fort des politiques publiques
Ensuite, le choix économique et scientifique de renforcer le potentiel de recherche des ensembles « universitaires » par des investissements massifs sur les champs reconnus comme les plus porteurs (technologies de l’information, sciences de la vie), même si les efforts faits bénéficieront en partie aux structures publiques de recherche.
Enfin, le choix de favoriser la concentration des grands acteurs de la chaîne d’innovation, entreprises, organismes de recherche ou de formation, sur des sites donnés, en consacrant les vertus accordées à des écosystèmes d’innovation de type foyer (ou cluster) avec tous les bénéfices induits par la constitution d’une communauté coopérative.
Esprit d’initiative
Effet cluster
C’est en étudiant le développement de l’industrie cinématographique à Hollywood, que les géographes ont montré les effets bénéfiques de l’existence de clusters pour le développement sur une zone géographique donnée d’une dynamique collective.
Ces orientations se sont déclinées comme on l’imagine de manière variable selon les pays, avec plus ou moins de détermination et de rapidité (et souvent un avantage aux petits pays plus réactifs et plus déterminés, comme les Pays-Bas ou la Suède).
On attend des universités qu’elles fassent preuve d’un véritable esprit d’initiative
Au-delà d’un parti pris de laisser les institutions s’autogouverner (ce qui consacrait souvent une maturité déjà acquise par les universités techniques), on en vient désormais à attendre des universités ou institutions équivalentes qu’elles fassent preuve d’un véritable esprit d’initiative, au point que l’on ne s’étonne plus de trouver aujourd’hui dans les universités anglaises ou allemandes des responsables chargés très clairement d’une fonction de marketing en direction des milieux économiques.
L’analyse différentielle des politiques suivies autour des pôles de développement révèle également des écarts notables, entre, par exemple, des clusters technologiques totalement gérés par des PME en Allemagne, et des investissements strictement immobiliers sous la forme de parcs scientifiques au Royaume-Uni.
Potentiel homogène
Les développements précédents illustrent la solidité du dispositif européen des formations supérieures en sciences tournées vers l’application, constitué tout au long du XIXe siècle par référence pour l’essentiel au modèle allemand, autour d’une idée jugée naturelle et réaliste de concentration des disciplines techniques dans des institutions particulières, associant activités de formation et de recherche, et délivrant des doctorats.
Il est clair que cette situation historique a évolué, puisque l’on trouve aujourd’hui des programmes d’engineering dans des universités « généralistes », et que d’autre part dans beaucoup de cas des universités techniques ont élargi leur champ d’intérêt vers la science, la médecine ou le management (faculté de médecine à la TU d’Aachen, à l’Imperial College).
COMPARAISON DES CLASSEMENTS INGÉNIERIE-TECHNOLOGIE
(Universités et universités de technologie européennes classées dans les 80 premières) |
|
TIMES-QS 2010 | RANG |
Cambridge | 4 |
Imperial College London | 6 |
ETH Zürich | 8 |
U. Oxford | 9 |
TU Delft | 18 |
U. Manchester | 25 |
EPFL Lausanne | 31 |
École polytechnique Paris | 35 |
TU Munich | 36 |
RWTH Aachen | 39 |
U. Edinburgh | 46 |
TU Berlin | 48 |
Universität Karlsruhe | 49 |
TU Eindhoven | 50 |
U. College London | 51 |
U. Southampton | 52 |
KTH Stockholm | 60 |
Politecnico di Milano | 63 |
DTU Denmark | 69 |
TU Darmstadt | 75 |
KU Leuven | 76 |
Chalmers UT | 76 |
ENS Paris | 76 |
SHANGHAI 2010 | RANG |
Cambridge EPFL ETH | 16 |
Lausanne | 20 |
Imperial College London | 30 |
U. Manchester | 33 |
Zürich | 43 |
U. Oxford | 49 |
KU Leuven | 52–75 |
Chalmers UT DTU | 52–75 |
Université Paris-VI | 52–75 |
Politechnico di Torino | 52–75 |
Denmark | 52–75 |
Les universités de technologie dominent dans le classement du Times-QS, alors que les universités généralistes dominent dans le classement de Shanghai. |
Doute existentiel
Malgré ces atouts intrinsèques, le dispositif européen de formation scientifique et technique a été saisi à partir des années quatrevingt- dix d’un grand doute existentiel, largement lié aux interrogations des Allemands sur leur capacité à attirer, en nombre et en qualité, comme dans le passé, des étudiants étrangers, en rapport également avec des inquiétudes, cette fois générales, sur le financement de l’expansion quantitative de l’enseignement supérieur.
La volonté de réforme, qui en est résulté, dans les années 1994–1996, s’est coulée pour l’essentiel dans le processus de Bologne, porté de 2000 à 2010 par une série de conférences intergouvernementales. On peut faire de nombreuses lectures de ce mouvement de réforme, qui amènent selon le point de vue adopté à des satisfactions ou à des perplexités. Il est patent que la grande idée de base de reprendre la logique d’étude du système nord-américain constitué implicitement en modèle de référence n’a pas encore été réellement mise en oeuvre, à supposer que cette transformation – impliquant la création de collèges universitaires – ait été imaginable en dix ans.
Primauté de l’anglais
Si des résultats spectaculaires ont été obtenus pour l’accueil des étudiants étrangers, ils résultent principalement du choix d’organiser des enseignements gradués en anglais, avec un abandon de la langue nationale (Suède, Pays- Bas, Suisse) qui pourrait se généraliser avec le temps, comme pour les MBA où il n’existe plus que des formations anglophones.
Des voies d’approfondissement
À défaut d’avoir pu traiter toutes les dimensions du sujet, le panorama qui vient d’être dressé apporte une série d’éclairages ouvrant la voie à des approfondissements.
Le premier est d’illustrer le changement progressif de perspective, depuis le XIXe siècle où le souci majeur était de former des diplômés à des métiers bien identifiés dans un contexte stable, jusqu’à la période actuelle où la problématique est devenue largement institutionnelle, puisqu’il s’agit de donner à des « complexes » élargis les moyens de s’imposer par rapport à la concurrence, par une démarche stratégique, avec une réelle liberté d’initiative.
Une dimension culturelle
Le second est de confirmer la dimension profondément culturelle du problème posé, illustrée ici par la force de la référence à des modèles, et de souligner par contrecoup le danger d’une approche trop rationnalisante.
Les difficultés rencontrées dans l’application du processus de Bologne illustrent bien le risque de voir des discours éminemment rationnels buter sur des réalités culturelles, façonnées sur des périodes de l’ordre de la génération, de vingt-cinq années au moins, voire plus, avec la question de la portabilité de solutions éprouvées dans des contextes culturels très différents.
Le troisième est d’observer que le développement des formations supérieures d’ingénierie s’est fait généralement dans un cadre relativement protégé, tenant compte de leurs spécificités, et d’une » juste » distance maintenue entre l’art de la conception et le souci d’accroissement du savoir. Il n’est sans doute guère pensable de prolonger aujourd’hui cet isolement relatif, puisque tout pousse à rechercher des ouvertures sur les autres champs disciplinaires, mais cette leçon de l’histoire doit être prise en compte.