CONCERT DE MARTHA ARGERICH ET MISCHA MAISKY
Quel programme original, et dense, où les trois œuvres principales mériteraient chacune une rubrique entière ici.
Tout d’abord parlons de la Sonate pour violon et piano de César Franck (1886), ici dans sa transcription pour piano et violoncelle, dans une des plus belles interprétations qui soit. C’est dans cette oeuvre que le violoncelliste Mischa Maisky s’est fait connaître, dans un disque enregistré en 1981, à côté de la déjà très célèbre Martha Argerich.
Ils l’ont réenregistrée ensemble plusieurs fois, dont en 2000 à Kyoto, ce sont des disques qui ont toujours un très grand succès. Mais aujourd’hui, nous avons ce même programme avec l’image. Et quelle image ! Les doigts magiques d’Argerich, la chemise en soie bleu fluo et la crinière d’argent de Maisky, son archet éloquent et son vibrato caractéristique, la ferveur du public de Lucerne, tout cela est rendu dans une image impressionnante de réalisme, en Blu-Ray, pour nous faire profiter chez nous d’un des plus beaux concerts de l’année 2011.
Nous avons ensuite la 9e Symphonie de Chostakovitch, Neeme Järvi dirigeant l’Orchestre symphonique de Lucerne (à ne pas confondre avec l’incroyable Orchestre du Festival de Lucerne qui réunit chaque été les plus grands interprètes du monde). Même si ce n’est pas la symphonie la plus célèbre du grand compositeur russe, elle a une place très importante dans le catalogue de Dmitri Chostakovitch. Rappelons le contexte : alors qu’il est un jeune compositeur brillant et adulé en Union soviétique, Chostakovitch bascule du jour au lendemain dans un quasi-ostracisme en 1937 pour avoir déplu musicalement à Staline. Désormais sous surveillance, il compose des symphonies dans lesquelles il camoufle son indignation et ses protestations contre le régime. Entre la formidable 5e Symphonie de 1937, commentée ici en 2010 et la 10e Symphonie de 1953, la plus grande, où il célèbre en quelque sorte la mort de Staline, nous avons les trois symphonies de guerre (6e, 7e et 8e) où se mélangent patriotisme et tristesse de l’effondrement de la civilisation, protestant par sa musique contre les victimes du nazisme et du régime de Staline. La 9e Symphonie est celle où il prend le plus de risque, où son rejet du pouvoir stalinien transparaît le plus : alors que tout le monde attend une symphonie triomphante pour célébrer la victoire contre l’Allemagne, Chostakovitch fait jouer une œuvre grinçante, pleine d’ironie et très facile d’accès. Il s’y moque ouvertement des parades militaires, des défilés devant Staline, et rappelle les souffrances passées. Après trois mouvements de charge et de caricature, le quatrième mouvement ramène à la dure réalité de la vie en Union soviétique dans les années cinquante, avant le pied de nez final du cinquième mouvement.
Le grand chef estonien Neeme Järvi, père des deux chefs d’orchestre Paavo, désormais célèbre, et Krystian, est à la tête d’une immense discographie de plus de 400 disques. Il dirige la 9e Symphonie de Chostakovitch avec toute la distanciation et l’humour nécessaire, rendant notamment les cordes tour à tour légères et sautillantes puis graves et lourdes.
C’est avec la troisième œuvre que l’on comprend la cohérence du programme. Le Double Concerto de Rodion Chedrine est l’occasion de voir le duo Argerich- Maisky accompagné de l’orchestre et de Neeme Järvi. Avec un très beau premier mouvement, hypnotisant, un second mouvement brillant, entraînant, très prenant, cette pièce commandée par l’Orchestre symphonique de Lucerne est réellement une des œuvres contemporaines les plus intéressantes qu’il m’ait été donné d’écouter, et de voir. Les deux solistes créent une atmosphère intense, l’attention est constamment sollicitée. L’auteur ne s’y trompe pas, qui remercie chaudement les interprètes à l’issue de cette création, à genoux en face d’Argerich devant le public. Le très intéressant documentaire en complément montre la complicité entre le compositeur et les solistes, qu’il admire depuis longtemps : « Il faut qu’on vous remercie, c’est le premier double concerto de l’Histoire pour piano et violoncelle » dit Argerich. « Et il était temps » conclut Maisky.