Concilier protection et usages du milieu marin : l’expérience du parc national de port-Cros
La protection des milieux naturels
La protection des milieux naturels
La protection des milieux naturels, et tout spécialement du milieu marin, est un concept relativement récent. En 1609, Hugo Grotius écrivait, dans son traité intitulé Mare Liberum : » The seas should be free for the innocent use and mutual benefit of all. They could not be spoiled and therefore do not need protection. » Dans Philosophie zoologique, Lamarck écrivait, en 1809 : » Les animaux aquatiques, et tout spécialement les animaux marins, sont protégés de la destruction de leur espèce par l’homme. Leur multiplication est tellement rapide, et leurs moyens d’échapper à la poursuite ou aux pièges sont si grands, qu’il est invraisemblable que l’homme soit capable d’exterminer complètement l’une quelconque de ces espèces. »
La rhytine de Steller, Hydrodamalis stelleri, un grand mammifère marin qui vivait de la Californie à l’Alaska, avait pourtant déjà disparu, en 1768, vingt-sept ans seulement après sa description. Plus près de nous, en 1883, à l’occasion de l’International Fisheries Exhibition de Londres, Thomas Huxley déclarait : » Any tendency to overfishing will meet with its natural check in the diminution of the supply (…), this check will always come into operation long before anything like permanent exhaustion has occurred. » Pourtant, un certain nombre d’espèces ont disparu, ou sont en danger d’extinction. C’est le cas du phoque moine, Monachus monachus ; à Port-Cros, comme dans le reste de la Méditerranée occidentale, il a disparu ; il n’en reste que deux ou trois centaines d’individus en Grèce, en Turquie et à la frontière entre le Maroc et la Mauritanie (Marchessaux, 1989).
Les objectifs de la protection des milieux naturels ont évolué. Le Parc national de Yellowstone (USA), créé en 1872, est représentatif du concept de » mise sous cloche » de la nature : non-intervention et exclusion de l’homme. Ce concept est illusoire : Yellowstone est en quelque sorte un » espace-île » encerclé par des usages incompatibles ; qu’on le veuille ou non, les habitats dégradés qui l’entourent influencent l’espace protégé et font barrage aux flux géniques ; de toute façon, tout particulièrement en Europe, un espace protégé n’est jamais » naturel « .
Ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’on a évolué vers un concept plus global de conservation de la nature, puis vers celui plus dynamique de gestion de la nature ; les populations locales ne doivent pas être exclues a priori, et la gestion de l’espace protégé doit s’intégrer dans une gestion globale de l’espace au niveau régional.
Les Aires marines protégées (AMP) peuvent avoir six objectifs, certains d’entre eux pouvant être privilégiés dans une AMP donnée, ou ne concerner qu’une partie de l’AMP (zonage) :
1) ériger des conservatoires pour des espèces menacées ou des écosystèmes agressés,
2) disposer de zones non perturbées pour l’éducation : par exemple le sentier sous-marin de Port-Cros et les » classes de mer « ,
3) disposer de zones témoins non perturbées pour la recherche scientifique,
4) organiser des zones privilégiant le spectacle pour le tourisme sous-marin (plongée par exemple),
5) reconstituer les populations d’espèces surexploitées, en vue de leur exploitation dans et hors de l’AMP,
6) gérer de façon rationnelle les usages, en les rendant compatibles entre eux et avec les objectifs de conservation.
Les espaces protégés sont souvent perçus par le public comme des zones d’interdictions multiples. Les contraintes possibles dans une AMP sont :
1) l’interdiction ou la limitation de la pêche professionnelle,
2) l’interdiction de la pêche amateur à la ligne,
3) l’interdiction de la chasse sous-marine,
4) l’interdiction de la récolte manuelle des organismes marins,
5) l’interdiction de la plongée,
6) l’interdiction de la baignade,
7) l’interdiction du mouillage ou de la circulation des bateaux,
8) l’interdiction de rejeter des détritus,
9) et enfin la simple application de la législation générale.
En fait, les contraintes se limitent le plus souvent à l’interdiction de la chasse sous-marine… et à l’application de la législation générale. Ce dernier point mérite d’être souligné ; en effet, l’application des règles banales, normalement applicables partout, mais qui en fait ne sont respectées nulle part ailleurs que dans les AMP, constitue sans doute la caractéristique la plus forte des AMP1.
Ces règles » banales » concernent par exemple les tailles minimales de capture, le maillage des filets, l’interdiction du chalutage à moins de 3 milles de la côte et, pour les chasseurs sous-marins, l’interdiction de chasser certaines espèces et de vendre leurs prises.
La réglementation, dans les AMP, peut être classée en 5 niveaux (tableau I). Le Parc national de Port-Cros se situe entre le niveau 2 et le niveau 3.
Tableau I –Les cinq niveaux de protection (1 à 5) dans les Aires marines protégées (AMP) | |||||||
Niveau de protection | Usages | Commentaires | |||||
Récolte manuelle | Chasse sous-marine | Pêche à la ligne | Pêche professionnelle | Ancrage | Plongée | ||
5 | - | - | - | - | - | - | Observations scientifiques possibles |
4 | - | - | - | - | + | + | |
3 | - | - | - | + | + | + | Certaines formes de pêche professionnelle réglementée (exemple : chalutages |
2 | - | - | + | + | + | + | |
1 | + | + | + | + | + | + | Surveillance par les gardes : la législation générale est appliquée |
0 | + | + | + | + | + | + | La législation générale n’est pas appliquée |
Le niveau 0 correspond aux zones situées en dehors des AMP. – signifie une interdiction, + signifie que l’activité n’est pas interdite. |
Les usages dans le Parc national de Port-Cros
La fréquentation de Port-Cros est importante. En 1999, 130 000 personnes ont visité l’île, dont la surface n’est que de quelques kilomètres carrés. Le bateau à vision sous-marine a reçu pour sa part 6 000 personnes et le sentier sous-marin de la baie de La Palud (figure 1) 16 000 visiteurs.
Il y a 25 000 plongées par an à Port-Cros. Les clubs de plongée qui fréquentent Port-Cros ont signé avec le Parc une » charte de la plongée sous-marine « . Cette charte permet d’éviter, en particulier, la surfréquentation des sites, le pocketting2 et le nourrissage des poissons3. Par ailleurs, la plongée est interdite au printemps et en été au sud-ouest de l’île (figure 1). Les plongeurs sont attirés par la beauté des sites et par la richesse en poissons, en particulier le mérou, Epinephelus marginatus, poisson emblématique dont les populations se sont reconstituées à Port-Cros, et le corb, Sciaena umbra.
La navigation de plaisance est libre autour de Port-Cros, sous réserve du respect des limitations de vitesse. Toutefois, afin de protéger les herbiers à Posidonia oceanica, le mouillage est interdit dans quelques secteurs de la côte nord. Le mouillage est également interdit autour de cinq sites de plongée. En outre, pour protéger un monument naturel, le récif-barrière à P. oceanica de la baie de Port-Cros, la circulation des bateaux est interdite au fond de la baie.
Dans la minuscule baie de Port-Cros, on a dénombré en août jusqu’à 250 bateaux au mouillage ; avec 4 personnes en moyenne par bateau (Moreteau, 1981), il y a alors 1 000 personnes qui vivent sur le plan d’eau et y rejettent leurs eaux usées, sans passer par une station d’épuration ; cette situation est paradoxale, puisqu’une station d’épuration très performante (de type biologique) traite les eaux usées de la centaine d’habitants permanents et des 200 estivants qui vivent à terre.
Figure 1 |
Carte éditée par le Parc national de Port-Cros. |
La pêche professionnelle est autorisée autour de Port-Cros, à l’exception des minuscules secteurs où la circulation des bateaux est interdite (par exemple pour sécuriser le sentier sous-marin de la baie de La Palud). En 2000, 13 pêcheurs ont fréquenté Port-Cros, dont 6 assez régulièrement et les autres de façon ponctuelle (Cadiou et al., 2001). Cette situation choque certains » écologistes » (« mais alors, ce n’est pas un parc ! ») et étonne les pêcheurs d’autres régions (« mais alors, pourquoi faire un parc ? »). Cette non-interdiction est fortement argumentée par toutes les études scientifiques réalisées à Port-Cros :
1) sous réserve du respect d’un certain nombre de règles (voir plus loin), aucune espèce patrimoniale n’est menacée par la pêche professionnelle,
2) l’interdiction de la chasse sous-marine et la limitation de la pêche à la ligne suffisent à réduire de façon considérable le prélèvement par l’homme,
3) la richesse en poissons des eaux de Port-Cros (que confirme son succès comme destination de plongée sous-marine) permet de vérifier que ce n’est pas la pêche professionnelle artisanale, en elle-même, qui constitue une menace pour la ressource.
Un pêcheur professionnel dans les eaux du Parc national de Port-Cros. PARC NATIONAL DE PORT-CROS
Toutefois, la pêche professionnelle à Port-Cros est soumise à un certain nombre de règles. Une charte de la pêche (« Charte de partenariat de la pêche professionnelle dans les eaux du Parc national de Port-Cros ») a été élaborée avec le Comité régional des pêches. Le pêcheur professionnel qui souhaite exercer son activité dans les eaux du Parc doit l’avoir signée. Son bateau ne doit pas dépasser 12 m de longueur. Il s’engage en particulier à ne pas chaluter, à ne pas utiliser de maille plus petite que celle de 11 (11 nœuds au pan) à moins de 30 m de profondeur, à ne pas utiliser plus de 3 filets de 600 m chacun et à remplir un » agenda de pêche » où il consigne son effort de pêche (nombre de jours de pêche, nombre de pièces de filets) et ses prises. L’analyse de ces agendas, couplée avec les observations sur le terrain par les agents du Parc et les scientifiques, n’indique pas que la carrying capacity des eaux du Parc soit actuellement dépassée.
Les prises de la pêche amateur sont beaucoup plus importantes qu’on ne le pense généralement. Dans les eaux de Port-Cros (14 km2), les prises de la seule pêche à la ligne4 ont été évaluées à 10 t/an (5,5 t depuis une embarcation, 4,5 t depuis le rivage)5, contre 14,3 t/an pour la pêche professionnelle, soit 41 % du total des prises (Combelles, 1991 ; Aboussouan et Boutin, 1993). Dans un secteur situé près de Marseille, l’archipel de Riou, où toutes les formes de pêche amateur sont autorisées (pêche à la ligne et chasse au fusil-harpon), les prises de la pêche amateur (2 t/km2/an) semblent du même ordre de grandeur que celles de la pêche professionnelle (Daniel et al., 1998).
Tableau II | |||
Sens du courant | Site | Protection | Densité de juvéniles |
Nord
↑
↑
↑
Sud |
Baie de Galéria | non protégée | 1,12 |
Baie d’Elbo | Réserve non intégrale | 0,47 | |
Gargalo | Réserve intégrale | 0,34 | |
Golfe de Porto | non protégé | 0,22 | |
Densité (nombre d’individus par 10 m2) des juvéniles de sars, Diplodus annularis, à l’extérieur et à l’intérieur de la réserve naturelle de Scandola (Corse), en fonction du courant dominant.
D’après Francour et Le Direac’h in Harmelin et al. (1998).
|
Un certain nombre de traits d’histoire de vie des poissons et de certaines espèces de mollusques marins font que leur succès reproducteur peut être densité-dépendant positif ou négatif, selon leur densité : changements de sexe au cours de la vie, agrégats reproducteurs, effet Allee, croissance de la fécondité avec l’âge (Stoner et Ray-Culp, 2000). Il en résulte que des populations surexploitées ont peu de chances de se reconstituer.
Les AMP, en permettant la reconstitution de populations d’adultes dans des conditions favorables à la reproduction, constituent de ce point de vue des machines à produire des œufs et des larves planctoniques, exportées hors des AMP, qui contribuent à repeupler les zones de pêche. L’exportation de juvéniles de sars, Diplodus annularis, a, par exemple, été mise en évidence au nord de la réserve de Scandola (tableau II, Francour et Le Direac’h in Harmelin et al., 1998). Au total, une AMP, même si la pêche professionnelle y est interdite, ne diminue pas les prises des pêcheurs mais au contraire les accroît.
Les données en la matière sont toutefois relativement rares en Méditerranée, et la question de la survie de ces juvéniles, et donc de l’enrichissement effectif des zones périphériques, reste ouverte à débat (Planes et al., 2000).
Le problème de l’algue tropicale, Caulerpa taxifolia, introduite en Méditerranée (Meinesz et Boudouresque, 1996) et présente à Port-Cros depuis 1994, illustre bien la complexité des interactions entre usages, et le fait qu’une AMP ne peut être soustraite à son contexte régional. Présente dans la rade d’Hyères, où elle est de plus en plus abondante, C. taxifolia est arrivée à Port-Cros avec les ancres des bateaux de plaisance et avec les filets des pêcheurs professionnels. Sa découverte à Port-Cros, puis sa surveillance, chaque année, est le résultat d’une collaboration étroite entre le Parc national et les clubs de plongée de la région (Robert, 1996).
Son arrachage après chaque campagne de surveillance permet de contrôler, de limiter son expansion, mais ne permet pas de l’éradiquer, en particulier parce qu’elle revient à Port-Cros depuis le réservoir de la rade d’Hyères (Cottalorda et al., 1996 ; Robert et Gravez, 1998). Si C. taxifolia proliférait à Port-Cros, il est permis de penser que cela aurait des répercussions sur la pêche (diminution des stocks de poissons ; Harmelin-Vivien et al., 1999) et sur la plongée (banalisation des paysages sous-marins ; Gravez et al., 2001).
La mise en place de récifs artificiels est partout très appréciée par les pêcheurs professionnels, qui y voient une possibilité d’accroître les stocks et les prises. Plusieurs AMP méditerranéennes ont ainsi immergé des récifs artificiels (Bombace et al., 1993). À Port-Cros, un petit récif expérimental existe depuis 1985 près de la baie de La Palud (figure 1, Charbonnel et al., 2001).
Figure 2 |
Les interactions entre les usages, quelques objectifs et les mesures de gestion dans une aire marine protégée (en particulier dans le Parc national de Port-Cros).
Justification de quelques interactions : 1 = dissémination de Caulerpa taxifolia, 2 = aide à la localisation de C. taxifolia, 3 = effet des ancres sur les herbiers à Posidonia oceanica et le coralligène, 4 = augmentation du stock de poissons (effet réserve, récifs artificiels), 5 = compétition pour l’exploitation du stock de poissons, 6 = effet sur la sécurité des plongeurs. |
Comme dans les espaces protégés terrestres, les retombées économiques sur l’économie locale et régionale des AMP commencent à être prises en compte et quantifiées (Boudouresque, 1989 ; Bachet, 1992 ; Ribera-Siguan, 1992a, 1992b). En 1998, le Parc national de Port-Cros et les autres espaces gérés par le Parc dans le département du Var ont généré un chiffre d’affaires (direct et indirect) de 300 millions d’euros, soit 16 % du chiffre d’affaires touristique de l’ensemble du département du Var (IRAP, 1999).
Cette estimation ne prend pas en compte l’accroissement probable des prises de la pêche professionnelle en dehors du Parc. De même, elle ne prend pas en compte les valeurs d’existence ou de non-usage, telles qu’on peut les évaluer au moyen du WTP (Willingness to pay ; consentement à payer) (Pearce et Morand, 1994 ; McNeely, 1994, 1996).
Enfin, en matière d’éducation, le Parc national de Port-Cros a joué tout son rôle. Depuis sa création, ce sont près de 150 ouvrages, plaquettes et dépliants qui ont été édités. Il s’y ajoute des expositions, des classes de mer, des conférences et même un cours international. Dans la baie de La Palud, un sentier sous-marin très fréquenté en été a été mis en place (figure 1) ; les visiteurs, qui le parcourent en apnée, ont à leur disposition un jeu de plaquettes informatives en PVC qu’ils emportent sous l’eau, et sont accompagnés par un auxiliaire d’information du Parc (Boudot, 1993 ; Sellenet et Meslin, 1996).
Conclusions
Les usages du milieu marin peuvent entrer en conflit avec sa protection. Les Aires marines protégées (AMP) ne sont pas le seul outil permettant d’assurer la protection du patrimoine naturel, mais elles en sont une pièce essentielle. Par ailleurs, les différents usages peuvent être conflictuels entre eux : par exemple, la pêche professionnelle et la pêche amateur, ainsi que la pêche professionnelle et la plongée sous marine (figure 2).
L’exemple du Parc national de Port-Cros illustre bien le fait qu’une AMP, à travers la gestion de l’espace et des contraintes raisonnables et acceptables par les usagers, peut assurer simultanément la protection du patrimoine naturel et la minimisation des conflits d’usage (figure 2). Le résultat en est, pour chacun de ces usages, un bénéfice clairement identifiable. En outre, les bénéfices économiques générés par le Parc national de Port-Cros dépassent largement ses limites (tourisme, pêche).
Il est donc important que les AMP cessent d’être perçues comme des lieux d’interdictions diverses, ce qui est très éloigné de la réalité, mais comme des outils au service d’un développement durable à l’échelle régionale.
1. On peut légitimement s’étonner de la très large complaisance des services de l’État envers des pratiques qui font que les eaux littorales constituent en quelque sorte des zones de non-droit.
2. On nomme » pocketting » le fait, pour des plongeurs sous-marins, de ramasser (et mettre dans la poche de leur veste, ou dans un sac), des organismes rencontrés (coquillages, crustacés, etc.). Cette pratique est théoriquement interdite partout (pas seulement dans les AMP).
3. De nombreux plongeurs ont l’habitude d’apporter aux poissons des aliments divers (bananes, sardines, œufs durs, saucisson, etc.), ou de casser des oursins pris sur place, ce qui attire les poissons (c’est le but recherché) mais artificialise leur comportement.
4. La pêche sous-marine au fusil-harpon est interdite depuis 1963, date de la création du Parc national de Port-Cros.
5. La pêche à la ligne depuis le rivage est interdite depuis 1998 (figure 1).