Conclusion
Lorsqu’en décembre 1997 Anousheh Karvar eut soutenu sa thèse de doctorat de l’université de Paris VII-Denis Diderot, j’ai pensé qu’un colloque sur » L’ouverture internationale de l’École polytechnique : bilan historique et perspectives actuelles » aurait un intérêt certain. La richesse des interventions et des débats auxquels nous avons assisté aujourd’hui montre que le pari était raisonnable. Cette journée d’études s’achève, il m’appartient de conclure.
Je ne pourrai pas éviter que cette conclusion présente l’inconvénient de refléter, au moins en partie, ma vision et mon expérience personnelles. Je lui donnerai la forme d’une série de remarques et de réflexions : les premières concerneront l’aspect historique, tandis que les dernières, davantage tournées vers l’avenir, seront des interrogations, voire des recommandations.
1 - Ce matin il est apparu clairement que, durant les premières années de son existence, l’École est à l’étranger l’objet d’une grande curiosité mêlée d’admiration. Souvent, ici ou là, on essaye de la reproduire sans en fait y parvenir réellement. À la fin du XVIIe siècle et au début du XIXe, une institution, comme cette toute nouvelle École polytechnique, innove profondément mais, en même temps, adhère de mille façons aux racines profondes de la Nation française de l’époque ; un peu de la même façon qu’un organe appartient consubstantiellement à l’être vivant dont il fait partie.
De même que dans l’ordre biologique la transplantation d’un organe d’une espèce à une autre est en principe interdit par la génétique ; de même l’implantation d’une institution dans un environnement social et culturel différent est impossible si elle ne s’accompagne pas d’une transformation profonde. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle les étrangers ont sous les yeux d’autres modèles que l’École polytechnique, plus faciles sans doute à s’approprier.
En définitive aucun pays étranger n’a édifié une institution réellement analogue à l’X analogue à l’X, même si l’adjectif » polytechnique » a fait le tour du monde, recouvrant des réalités éminemment variables.
L’ambition des historiens est d’élucider la nature des transferts et des influences à travers l’espace et le temps, d’observer les difficultés inhérentes à ces échanges, comme de repérer les appropriations parfois réussies. C’est bien ce que nos historiens ont fait ce matin avec talent, dans le cas particulier de l’École polytechnique, considérée au cours de sa longue histoire comme un possible modèle par l’étranger.
Si la transposition à l’étranger d’un modèle aussi singulier que celui des grandes écoles françaises d’ingénieurs, et a fortiori de la plus singulière d’entre elles, l’X, n’est plus à l’ordre du jour, en revanche je suis convaincu que l’École polytechnique d’aujourd’hui a encore des atouts réels pour proposer à des jeunes venus des quatre coins du monde et attirés par les sciences exactes des formations adaptées aux enjeux du monde de notre temps. J’y reviendrai.
2 - Si je n’étais pas depuis longtemps convaincu qu’une bonne connaissance du passé est essentielle pour éclairer la route de l’avenir, les travaux des historiens exposés ce matin m’en auraient montré l’évidence.
Le travail fondateur d’Anousheh Karvar, non seulement apporte les connaissances de base qui faisaient défaut sur un sujet central pour la nouvelle ambition de l’École, mais de plus soulève maintes questions auxquelles il serait souhaitable que les historiens essayent d’apporter des réponses : des problématiques précises ont été définies, plusieurs voies de recherches futures ont été tracées.
L’École, appuyée par l’A.X. et par la Fondation, doit, me semble-t-il, encourager ces études dont elle peut attendre des retombées directes pour son action internationale. Quelle meilleure façon de faire connaître l’École dans tel pays étranger que, par exemple, de pouvoir s’appuyer sur les biographies et les réalisations des plus connus des anciens polytechniciens de ce pays ?
La présence à cette journée d’études d’historiens de grand talent permet d’espérer que ceux-ci sauront encourager quelques jeunes à poursuivre le travail défriché par Anousheh Karvar. Je souhaite que la communauté polytechnicienne accompagne cette démarche en s’y investissant résolument.
3 - Il est apparu que la typologie des 650 étrangers entrés à l’École depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, au titre du concours dit de la catégorie particulière institué en 1921, était mal connue. Or le suivi attentif des élèves étrangers, qu’ils soient issus de cette voie, appelée aujourd’hui CP1, ou qu’ils proviennent depuis 1996 de la voie dite CP2, est un impératif opérationnel.
Sans une vue précise des raisons pour lesquelles une communauté étrangère déterminée est ou n’est pas, aujourd’hui, sensible à l’attraction de l’École, il n’est pas de politique d’ouverture internationale réaliste ; de même, sans une bonne connaissance du devenir professionnel et social des élèves étrangers issus de chaque communauté. Sans retour d’expérience soigneusement organisé la filière internationale n’aura pas d’assises durables.
Autrefois les deux années d’internat résolument militaire créaient des liens très forts entre les élèves français et aussi, dans une certaine mesure, avec les élèves étrangers. Les conditions de la vie à Palaiseau sont aujourd’hui beaucoup moins favorables à cette camaraderie traditionnelle. Il faut pourtant trouver les moyens de la favoriser afin que la communauté polytechnicienne puisse s’appuyer sur elle pour développer l’ouverture internationale de l’École.
À cet égard le rôle de l’Association des anciens élèves est capital : son réseau de solidarités, d’échanges, d’amitiés, aujourd’hui exagérément parisien, doit s’étendre à la planète entière.
4 - On a beaucoup parlé aujourd’hui du rayonnement de l’École ; on a même laissé entendre que cette question était à l’origine de l’étude de l’histoire de ses élèves étrangers. Je suis, pour ma part, toujours étonné de la propension que nous autres Français avons, à évoquer le rayonnement de notre pays, de sa culture, de sa langue. J’y décèle une certaine nostalgie, voire un parfum de décadence. Il me semble préférable de raisonner en termes d’influences, de transferts de connaissances, de réseaux, etc.
C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit, comme l’a rappelé ce matin Dominique Pestre, que nous avions envisagé, dès notre première rencontre (au milieu des années quatre-vingt) de lancer sur ce sujet un travail de thèse : je lui avais fait part de l’ignorance dans laquelle le directeur de l’enseignement et de la recherche que j’étais, se trouvait, concernant les élèves étrangers ; tout au plus avais-je connaissance, grâce aux archives du concours d’admission, de quelques données relatives aux élèves étrangers entrés à l’École au cours des vingt dernières années.
En revanche, sur un passé plus lointain, Francine Masson, alors directrice de la bibliothèque de l’École, m’avait convaincu que les archives de l’École possédaient les données pertinentes mais que personne ne les avait étudiées.
Il devenait évident que seul un travail professionnel d’historien pouvait apporter des lumières sur ce passé mal connu. C’est ainsi que Dominique Pestre sut persuader l’une de ses meilleures étudiantes de DEA de préparer une thèse de doctorat sur ce sujet.
Un mot encore sur le rayonnement. Les plus prestigieuses universités mondiales, parmi lesquelles les meilleures américaines, sont attractives non pas tant parce qu’elles ont le souci de » rayonner « , mais parce qu’elles recherchent en permanence l’excellence. Cela se sait : les meilleurs professeurs y postulent et les meilleurs étudiants y sont candidats. L’excellence entraîne le rayonnement.
De plus on observe que ces institutions n’ont pas, a priori, comme en France, le souci de renvoyer leurs étudiants étrangers dans leurs pays d’origine. Elles s’efforcent au contraire de les retenir : les États-Unis, plus que la France, sont et restent une terre d’immigration, immigration organisée si possible.
5 - L’École polytechnique, François Ailleret l’a souligné avec force cet après-midi, doit impérativement s’ouvrir à l’international : une question de survie a‑t-il dit. Pour réussir cette ouverture l’École se heurte à de grandes difficultés. Plusieurs handicaps considérables l’empêchent de jouer les atouts solides qu’elle possède par ailleurs. Ses handicaps les plus importants tournent autour des trois questions suivantes :
- les difficultés linguistiques et culturelles sont redoutables et Jacques Lévy, en nous accueillant ce matin à cette école des Mines de Paris qu’il dirige avec talent depuis de nombreuses années, a eu raison de le souligner. Mon avis, qui rejoint celui de bien d’autres, est cependant que ces difficultés ne constituent pas un obstacle insurmontable ;
- les diplômes de l’enseignement supérieur français sont souvent spécifiques de nos université et de nos grandes écoles : beaucoup sont à peu près incompréhensibles à l’étranger. Chacun d’entre nous a déjà éprouvé la difficulté extrême d’expliquer à l’étranger ce qu’est une grande école d’ingénieurs française ; en particulier celle que l’on dit être la plus prestigieuse de toutes et qui, tout en les dominant, a cependant besoin de celles-ci pour parfaire la formation de ses élèves !
Comment expliquer que l’X délivre un diplôme d’ingénieur, reconnu par l’État, mais qu’il doit impérativement être suivi par une formation dite complémentaire ? Ce diplôme, sorte de carte de visite luxueuse, n’est pas, a priori compréhensible à l’étranger. Comment alors le faire connaître et le vendre ? - enfin l’hypertrophie de la formation mathématique avant l’X et à l’X constitue l’une des plus grandes difficultés à résoudre pour atteindre une réelle ouverture internationale.
Ces handicaps vus de l’étranger élèvent une barrière d’incompréhension autour de l’École que celle-ci doit détruire afin de construire son offre et de bâtir son image sur les quelques atouts sérieux qu’elle possède. Les deux plus importants sont :
- l’X est l’une des très rares institutions d’enseignement supérieur au monde qui a une bonne expérience de l’enseignement scientifique pluridisciplinaire ou, comme le dit justement Roland Sénéor, multidisciplinaire. Le monde d’aujourd’hui, confronté à une complexité croissante, est de plus en plus demandeur d’ingénieurs, de chercheurs, d’entrepreneurs capables d’embrasser des savoirs divers alors que, paradoxalement, les spécialisations se multiplient à l’envi. L’École détient là un atout unique et de portée universelle ;
- le modèle anglo-saxon, en se généralisant, tend à l’hégémonie, ce qui suscite des interrogations en bien des pays. L’École polytechnique peut de manière légitime et crédible proposer une alternative intéressante, à la fois européenne et française.
Mais ces atouts ne sont jouables que si l’École évolue en profondeur. Si l’X devait rester une formation d’enseignement supérieur scientifique de second cycle, exclusivement fréquentable par des élèves formés par les classes préparatoires des meilleurs lycées français, alors l’ouverture internationale resterait confidentielle. À côté de cette filière originale, unique au monde et remarquable à certains égards, mais terriblement hexagonale, il faut que l’École invente d’autres » produits « , performants et attractifs, c’est-à-dire des formations originales, certes, mais qui fassent sens sur le marché mondial. Une certaine évolution s’est déjà manifestée depuis les années quatre-vingt, avec, par exemple :
- l’implication de l’X dans les enseignements de 3e cycle et le développement de ses formations doctorales,
- le lancement, en liaison avec la Fondation, de programmes expérimentaux, tels que le programme » européen » ou le programme Jean Monnet.
Bruno Belhoste, un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de l’École, a posé ce matin la question fondamentale : le modèle polytechnicien, si typiquement français, si étroitement lié aux caractéristiques culturelles de notre Nation, en particulier par sa façon de sélectionner et de promouvoir ses élites, la primauté des mathématiques, le rôle central des corps de l’État, la tyrannie du classement, sa tutelle militaire, ce modèle est-il compatible avec une réelle ouverture internationale ? Il constate que cette question se pose depuis 1794 et que depuis deux siècles elle n’a jamais reçu de réponse satisfaisante. Nous devons être très attentifs à cette leçon de l’Histoire. Nous n’avions pas l’ambition de donner aujourd’hui à cette question une réponse définitive mais nous espérons que nos réflexions et celles qui pourront en découler contribueront à lancer les débats que de telles mutations exigent dans la communauté polytechnicienne et au-delà.
Ma conclusion de cette journée d’études serait incomplète si je n’adressais pas, au nom de l’École, de la communauté polytechnicienne tout entière et en mon nom personnel, mes remerciements les plus vifs et les plus amicaux à tous ceux qui ont fait cette journée : orateurs, intervenants, auditeurs.