Conclusion : Peut mieux faire, mais par où commencer ?
Nous avons compté sur nos professeurs et sur leurs écoles pour fonder et élargir notre culture et celle de nos compatriotes. Nous comptons encore sur eux et sur elles pour nos enfants et les enfants de nos enfants. Y en a‑t-il parmi nous, Cher(e)s Camarades, qui veulent réserver cet enrichissement aux « happy few » ? Pour répondre à ces attentes, l’Institution de l’Éducation nationale doit encore progresser.
Comment une institution progresse-t-elle ? Est-ce que l’effort de progrès de l’institution se confond avec celui de chacun de ses membres pris isolément ?
Progrès
L’idée de progrès a motivé ma vie d’ingénieur. Les créateurs, les inventeurs étaient des rôles modèles. Mais comment passe-t-on du modèle de l’inventeur ou de l’artiste créateur aux démarches d’un groupe humain ou d’une institution ? Comment passe-t-on de l’individuel au collectif ?
Les cercles de qualité (dans la foulée des lois Auroux de 1982) et leur mise en route dans notre usine m’ont montré l’importance des échanges entre collègues non seulement du même métier mais surtout du même service dans différents métiers. Pour les lecteurs qui n’ont pas suivi ces mouvements, il s’agissait – en résumé – de promouvoir un travail de qualité, bien au-delà de la seule qualité des produits. Les réunions et les résultats d’ensemble m’ont montré la richesse des échanges et des idées, l’intérêt quasi passionné que beaucoup y mettaient et la facilité de mise en œuvre des conclusions. J’ai ressenti là une idéologie de progrès : d’un bout de l’échelle à l’autre, beaucoup d’entre nous étions persuadés que nous pouvions améliorer nos façons de faire et que notre intérêt commun rejoignait l’intérêt général.
L’effort s’est développé ensuite dans beaucoup d’entreprises sous des noms divers – Qualité Totale, Normes Iso… J’en retiens essentiellement l’aspect collectif, opposé au modèle de Léonard de Vinci, génie solitaire aimé des rois.
Progress is a nice word.
But change is its motivator
and change has its ennemies.
J.-F. KENNEDY
La conduite du changement, cela s’apprend ; entre autres, on consacre pas mal de temps à l’étude des minorités agissantes : indispensables, elles oscillent cependant en permanence entre la dissolution par découragement et l’éclatement par dissensions internes, faute de trouver un arbitre reconnu qui peut répartir les charges et faire partager les priorités. Cas particulier si ce groupe agissant choisit ses membres tout du long de la hiérarchie : les minorités ainsi composées ont l’avantage génétique d’un réseau arbitral institutionnel.
Évidemment, les membres de la minorité agissante doivent vivre toutes les expériences du milieu sur lequel elle veut agir et cela en permanence, pas seulement en stage initial. C’est pourquoi le schéma d’organisation classique ne fonctionne pas : la tête du progrès n’est pas la Recherche ou la Stratégie ni le Cabinet ; ce schéma « naturaliste » fonctionne quand les buts du progrès sont des objets matériels, mais pas pour des institutions, a fortiori dans les métiers de l’immatériel. Dans ces cas le progrès ne peut venir que de l’épaisseur du Corps, et pas seulement du corps enseignant, mais de tous les personnels de l’Institution.
Voyage dans l’épaisseur
Il y a quelques années, un plan social m’a permis de saisir une opportunité : contribuer à l’enseignement des sciences à raison de six heures chaque semaine dans toutes les classes de deux écoles primaires. Ce dispositif m’a donné l’occasion en cinq ans de collaborer avec plus d’une vingtaine d’instituteurs ou professeurs des écoles et d’observer leur hiérarchie. En comparaison brutale avec ce que j’avais connu avant, je n’ai pas éprouvé là l’existence d’une idéologie de progrès, et la hiérarchie y brillait par son absence. Beaucoup d’enseignants sont militants d’un mouvement progressiste ou d’un autre, mais rares sont les établissements (primaires en tout cas) où l’on trouve deux membres actifs d’un même mouvement. La constitution d’une minorité agissante est donc exceptionnelle et sa durabilité quasi impossible. Il y a beaucoup de tentatives prometteuses, mais sans développement.
Évidemment « mes » deux écoles et sa vingtaine d’enseignants ne constituent pas un échantillon représentatif. Ajoutons les cinq écoles primaires, publiques aussi, où je suis rentré derrière mes enfants comme délégué parent : quatre étaient sur le même moule et la cinquième dérogeait à tous points de vue : l’école Vitruve (Paris XXe) est un modèle rare d’idéologie de progrès. Citation typique « Si un de nos CP n’arrive toujours pas à lire à Pâques, nous devons trouver pourquoi et changer nos habitudes. » Cette école est aussi dérogatoire en ce que l’un des enseignants, déchargé, fait fonction de directeur pour un an ou plus et que, quand un enseignant quitte Vitruve, son successeur est coopté par les restants parmi les candidats qui demandent cette école-là (aucun texte officiel ne fortifie ces deux pratiques !). Il ne s’agit plus ici de minorité agissante, mais de majorité ! Un seul bémol : la réticence – compréhensible – qu’avait cette équipe à travailler à la diffusion de ses pratiques, par attachement au principe » pour vivre heureux vivons cachés « .
Encadrement
Partir d’expériences acquises dans une entreprise marchande pour aborder des questions touchant l’Éducation nationale s’apparente pour certains au sacrilège. J’ose le faire car l’idée de progrès est plus fondamentale que la réduction marchande et la dimension collective du progrès se retrouve à l’identique dans toutes les communautés professionnelles. Le point frappant concerne la hiérarchie. Dans mon groupe industriel, la première règle des réorganisations était : pas plus de 12 personnes subordonnées directes de la treizième sinon celle-ci ne pourra pas connaître personnellement les gens dont elle est responsable. J’ai demandé à mes collègues enseignants qui était leur chef direct. Déjà ce mot de chef n’est pas clair pour beaucoup d’entre eux, mais en décantant les réponses j’obtenais « c’est l’IEN (Inspecteur de l’Éducation nationale) de la circonscription ». Étape suivante, contact chez l’IEN (auprès d’un de ses trois ou quatre conseillers) : « combien d’enseignants ici ? », première circonscription « à peu près 150 », deuxième « au dernier pointage plus de 300, d’ailleurs on va la couper en deux ». Si l’encadrement reste aussi lointain, la minorité agissante ne comportera pas de cadre !
Mieux faire ensemble
La solitude professionnelle des enseignants, en tout cas dans le primaire, m’impressionne : d’abord ils n’ont personne à qui se référer (senior, leader, entraîneur, patron, chef, cadre, manager, directeur, inspecteur, appelez-le comme vous voulez !) mais encore, dans une école communale en tout cas, il est exceptionnel de travailler ensemble, de discuter de son travail avec un collègue. Philippe Meirieu donne sa version de cette situation (Lettre à un jeune professeur, ESF éditeur 2005, p. 44) : « Nous travaillons de notre mieux », affirmation souvent entendue à la première personne du singulier. Il y a bien des « groupes d’analyse des pratiques », et des réunions semblables, mais ce ne sont pas des gens du même établissement.
Donc faire mieux n’est pas un objectif commun ; suggérer à un enseignant qu’il pourrait faire mieux est d’ailleurs souvent une agression ! Pourtant la conviction que le progrès est possible est une condition indispensable de son avènement. Faute de cette conviction, l’Institution ne peut pas progresser et le prof reste seul devant « ses » élèves ; il rejette pourtant la responsabilité des échecs quand il y en a. (« Voilà pourquoi je n’accepte pas que mon activité d’enseignant soit… soumise à l’obligation de résultat « , P. Meirieu, op. cit. p. 41.) Le problème est là encore le passage de l’individuel au collectif.
Et pourquoi, dans ces conditions, chercher à connaître les expériences réussies, et où chercher ?
Avancer
Peut-on décrire un problème dans La Jaune et la Rouge sans donner la solution ? J’estime qu’il faut expérimenter en réel sous statuts dérogatoires. Deux exemples aux deux extrêmes de l’échelle : l’école Vitruve et l’université de technologie de Compiègne UTC. Il y a pas mal d’autres expériences remarquables, mais leur occurrence est le fruit du hasard, leur diffusion presque toujours confidentielle et leur durée assez aléatoire. Il faut que quelques-uns démontrent expérimentalement que le progrès est possible ; les démonstrations seront acceptées si elles couvrent au moins un établissement, ou mieux plusieurs, une circonscription, une académie.
Pour porter un projet expérimental, il faut des volontaires ; on ne peut escompter un aboutissement concluant si les initiateurs du projet ne cooptent pas une partie des participants, hiérarchie comprise, mais une telle pratique est absolument contraire au statut des personnels de l’Éducation nationale ; la liberté d’expérimenter instaurée par la Loi d’orientation est insuffisante. Une seule méthode permettrait de sortir l’Institution de l’ornière d’où ses meilleurs serviteurs s’épuisent à essayer de la tirer, c’est en passant par des projets expérimentaux délimités géographiquement (question de hiérarchie) et nécessairement dérogatoires. Le Grand Débat sur l’École a soulevé pratiquement toutes les bonnes questions. Notre Camarade Claude Thélot les a bien fait apparaître, avec de bonnes déductions vers les réponses recommandables. Mais la démarche par déduction, les débats, si larges soient-ils, les controverses n’aboutissent pas, comme au temps de la Scolastique.
Il reste à faire la liste des domaines à fouiller expérimentalement et à lancer un dispositif style loi Huriez (à transposer du domaine des expérimentations médicales) pour légitimer les dérogations et les résultats, en supervisant et fédérant avec la souplesse requise. Et l’observation détaillée des pays étrangers par nos enseignants ne peut être qu’un succédané de ces expérimentations.
Je ne vois pas ce qui pourrait suppléer l’absence d’idéologie de progrès, ce qui pourrait remplacer des minorités agissantes entraînant dans des pratiques quotidiennes et durables une grande variété d’établissements avec leurs hiérarchies.