Conclusion : Peut mieux faire, mais par où commencer ?

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006Par Antoine WARNIER (61)

Nous avons comp­té sur nos pro­fes­seurs et sur leurs écoles pour fon­der et élar­gir notre culture et celle de nos com­pa­triotes. Nous comp­tons encore sur eux et sur elles pour nos enfants et les enfants de nos enfants. Y en a‑t-il par­mi nous, Cher(e)s Cama­rades, qui veulent réser­ver cet enri­chis­se­ment aux « hap­py few » ? Pour répondre à ces attentes, l’Ins­ti­tu­tion de l’É­du­ca­tion natio­nale doit encore progresser.
Com­ment une ins­ti­tu­tion pro­gresse-t-elle ? Est-ce que l’ef­fort de pro­grès de l’ins­ti­tu­tion se confond avec celui de cha­cun de ses membres pris isolément ?

Progrès

L’i­dée de pro­grès a moti­vé ma vie d’in­gé­nieur. Les créa­teurs, les inven­teurs étaient des rôles modèles. Mais com­ment passe-t-on du modèle de l’in­ven­teur ou de l’ar­tiste créa­teur aux démarches d’un groupe humain ou d’une ins­ti­tu­tion ? Com­ment passe-t-on de l’in­di­vi­duel au collectif ?

Les cercles de qua­li­té (dans la fou­lée des lois Auroux de 1982) et leur mise en route dans notre usine m’ont mon­tré l’im­por­tance des échanges entre col­lègues non seule­ment du même métier mais sur­tout du même ser­vice dans dif­fé­rents métiers. Pour les lec­teurs qui n’ont pas sui­vi ces mou­ve­ments, il s’a­gis­sait – en résu­mé – de pro­mou­voir un tra­vail de qua­li­té, bien au-delà de la seule qua­li­té des pro­duits. Les réunions et les résul­tats d’en­semble m’ont mon­tré la richesse des échanges et des idées, l’in­té­rêt qua­si pas­sion­né que beau­coup y met­taient et la faci­li­té de mise en œuvre des conclu­sions. J’ai res­sen­ti là une idéo­lo­gie de pro­grès : d’un bout de l’é­chelle à l’autre, beau­coup d’entre nous étions per­sua­dés que nous pou­vions amé­lio­rer nos façons de faire et que notre inté­rêt com­mun rejoi­gnait l’in­té­rêt général.

L’ef­fort s’est déve­lop­pé ensuite dans beau­coup d’en­tre­prises sous des noms divers – Qua­li­té Totale, Normes Iso… J’en retiens essen­tiel­le­ment l’as­pect col­lec­tif, oppo­sé au modèle de Léo­nard de Vin­ci, génie soli­taire aimé des rois.

Pro­gress is a nice word.
But change is its motivator
and change has its ennemies.

J.-F. KENNEDY

La conduite du chan­ge­ment, cela s’ap­prend ; entre autres, on consacre pas mal de temps à l’é­tude des mino­ri­tés agis­santes : indis­pen­sables, elles oscil­lent cepen­dant en per­ma­nence entre la dis­so­lu­tion par décou­ra­ge­ment et l’é­cla­te­ment par dis­sen­sions internes, faute de trou­ver un arbitre recon­nu qui peut répar­tir les charges et faire par­ta­ger les prio­ri­tés. Cas par­ti­cu­lier si ce groupe agis­sant choi­sit ses membres tout du long de la hié­rar­chie : les mino­ri­tés ain­si com­po­sées ont l’a­van­tage géné­tique d’un réseau arbi­tral institutionnel.

Évi­dem­ment, les membres de la mino­ri­té agis­sante doivent vivre toutes les expé­riences du milieu sur lequel elle veut agir et cela en per­ma­nence, pas seule­ment en stage ini­tial. C’est pour­quoi le sché­ma d’or­ga­ni­sa­tion clas­sique ne fonc­tionne pas : la tête du pro­grès n’est pas la Recherche ou la Stra­té­gie ni le Cabi­net ; ce sché­ma « natu­ra­liste » fonc­tionne quand les buts du pro­grès sont des objets maté­riels, mais pas pour des ins­ti­tu­tions, a for­tio­ri dans les métiers de l’im­ma­té­riel. Dans ces cas le pro­grès ne peut venir que de l’é­pais­seur du Corps, et pas seule­ment du corps ensei­gnant, mais de tous les per­son­nels de l’Institution.

Voyage dans l’épaisseur

Il y a quelques années, un plan social m’a per­mis de sai­sir une oppor­tu­ni­té : contri­buer à l’en­sei­gne­ment des sciences à rai­son de six heures chaque semaine dans toutes les classes de deux écoles pri­maires. Ce dis­po­si­tif m’a don­né l’oc­ca­sion en cinq ans de col­la­bo­rer avec plus d’une ving­taine d’ins­ti­tu­teurs ou pro­fes­seurs des écoles et d’ob­ser­ver leur hié­rar­chie. En com­pa­rai­son bru­tale avec ce que j’a­vais connu avant, je n’ai pas éprou­vé là l’exis­tence d’une idéo­lo­gie de pro­grès, et la hié­rar­chie y brillait par son absence. Beau­coup d’en­sei­gnants sont mili­tants d’un mou­ve­ment pro­gres­siste ou d’un autre, mais rares sont les éta­blis­se­ments (pri­maires en tout cas) où l’on trouve deux membres actifs d’un même mou­ve­ment. La consti­tu­tion d’une mino­ri­té agis­sante est donc excep­tion­nelle et sa dura­bi­li­té qua­si impos­sible. Il y a beau­coup de ten­ta­tives pro­met­teuses, mais sans développement.

Évi­dem­ment « mes » deux écoles et sa ving­taine d’en­sei­gnants ne consti­tuent pas un échan­tillon repré­sen­ta­tif. Ajou­tons les cinq écoles pri­maires, publiques aus­si, où je suis ren­tré der­rière mes enfants comme délé­gué parent : quatre étaient sur le même moule et la cin­quième déro­geait à tous points de vue : l’é­cole Vitruve (Paris XXe) est un modèle rare d’i­déo­lo­gie de pro­grès. Cita­tion typique « Si un de nos CP n’ar­rive tou­jours pas à lire à Pâques, nous devons trou­ver pour­quoi et chan­ger nos habi­tudes. » Cette école est aus­si déro­ga­toire en ce que l’un des ensei­gnants, déchar­gé, fait fonc­tion de direc­teur pour un an ou plus et que, quand un ensei­gnant quitte Vitruve, son suc­ces­seur est coop­té par les res­tants par­mi les can­di­dats qui demandent cette école-là (aucun texte offi­ciel ne for­ti­fie ces deux pra­tiques !). Il ne s’a­git plus ici de mino­ri­té agis­sante, mais de majo­ri­té ! Un seul bémol : la réti­cence – com­pré­hen­sible – qu’a­vait cette équipe à tra­vailler à la dif­fu­sion de ses pra­tiques, par atta­che­ment au prin­cipe » pour vivre heu­reux vivons cachés « .

Encadrement

Par­tir d’ex­pé­riences acquises dans une entre­prise mar­chande pour abor­der des ques­tions tou­chant l’É­du­ca­tion natio­nale s’ap­pa­rente pour cer­tains au sacri­lège. J’ose le faire car l’i­dée de pro­grès est plus fon­da­men­tale que la réduc­tion mar­chande et la dimen­sion col­lec­tive du pro­grès se retrouve à l’i­den­tique dans toutes les com­mu­nau­tés pro­fes­sion­nelles. Le point frap­pant concerne la hié­rar­chie. Dans mon groupe indus­triel, la pre­mière règle des réor­ga­ni­sa­tions était : pas plus de 12 per­sonnes subor­don­nées directes de la trei­zième sinon celle-ci ne pour­ra pas connaître per­son­nel­le­ment les gens dont elle est res­pon­sable. J’ai deman­dé à mes col­lègues ensei­gnants qui était leur chef direct. Déjà ce mot de chef n’est pas clair pour beau­coup d’entre eux, mais en décan­tant les réponses j’ob­te­nais « c’est l’IEN (Ins­pec­teur de l’É­du­ca­tion natio­nale) de la cir­cons­crip­tion ». Étape sui­vante, contact chez l’IEN (auprès d’un de ses trois ou quatre conseillers) : « com­bien d’en­sei­gnants ici ? », pre­mière cir­cons­crip­tion « à peu près 150 », deuxième « au der­nier poin­tage plus de 300, d’ailleurs on va la cou­per en deux ». Si l’en­ca­dre­ment reste aus­si loin­tain, la mino­ri­té agis­sante ne com­por­te­ra pas de cadre !

Mieux faire ensemble

La soli­tude pro­fes­sion­nelle des ensei­gnants, en tout cas dans le pri­maire, m’im­pres­sionne : d’a­bord ils n’ont per­sonne à qui se réfé­rer (senior, lea­der, entraî­neur, patron, chef, cadre, mana­ger, direc­teur, ins­pec­teur, appe­lez-le comme vous vou­lez !) mais encore, dans une école com­mu­nale en tout cas, il est excep­tion­nel de tra­vailler ensemble, de dis­cu­ter de son tra­vail avec un col­lègue. Phi­lippe Mei­rieu donne sa ver­sion de cette situa­tion (Lettre à un jeune pro­fes­seur, ESF édi­teur 2005, p. 44) : « Nous tra­vaillons de notre mieux », affir­ma­tion sou­vent enten­due à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier. Il y a bien des « groupes d’a­na­lyse des pra­tiques », et des réunions sem­blables, mais ce ne sont pas des gens du même établissement.

Donc faire mieux n’est pas un objec­tif com­mun ; sug­gé­rer à un ensei­gnant qu’il pour­rait faire mieux est d’ailleurs sou­vent une agres­sion ! Pour­tant la convic­tion que le pro­grès est pos­sible est une condi­tion indis­pen­sable de son avè­ne­ment. Faute de cette convic­tion, l’Ins­ti­tu­tion ne peut pas pro­gres­ser et le prof reste seul devant « ses » élèves ; il rejette pour­tant la res­pon­sa­bi­li­té des échecs quand il y en a. (« Voi­là pour­quoi je n’ac­cepte pas que mon acti­vi­té d’en­sei­gnant soit… sou­mise à l’o­bli­ga­tion de résul­tat « , P. Mei­rieu, op. cit. p. 41.) Le pro­blème est là encore le pas­sage de l’in­di­vi­duel au collectif.

Et pour­quoi, dans ces condi­tions, cher­cher à connaître les expé­riences réus­sies, et où chercher ?

Avancer

Peut-on décrire un pro­blème dans La Jaune et la Rouge sans don­ner la solu­tion ? J’es­time qu’il faut expé­ri­men­ter en réel sous sta­tuts déro­ga­toires. Deux exemples aux deux extrêmes de l’é­chelle : l’é­cole Vitruve et l’u­ni­ver­si­té de tech­no­lo­gie de Com­piègne UTC. Il y a pas mal d’autres expé­riences remar­quables, mais leur occur­rence est le fruit du hasard, leur dif­fu­sion presque tou­jours confi­den­tielle et leur durée assez aléa­toire. Il faut que quelques-uns démontrent expé­ri­men­ta­le­ment que le pro­grès est pos­sible ; les démons­tra­tions seront accep­tées si elles couvrent au moins un éta­blis­se­ment, ou mieux plu­sieurs, une cir­cons­crip­tion, une académie.

Pour por­ter un pro­jet expé­ri­men­tal, il faut des volon­taires ; on ne peut escomp­ter un abou­tis­se­ment concluant si les ini­tia­teurs du pro­jet ne cooptent pas une par­tie des par­ti­ci­pants, hié­rar­chie com­prise, mais une telle pra­tique est abso­lu­ment contraire au sta­tut des per­son­nels de l’É­du­ca­tion natio­nale ; la liber­té d’ex­pé­ri­men­ter ins­tau­rée par la Loi d’o­rien­ta­tion est insuf­fi­sante. Une seule méthode per­met­trait de sor­tir l’Ins­ti­tu­tion de l’or­nière d’où ses meilleurs ser­vi­teurs s’é­puisent à essayer de la tirer, c’est en pas­sant par des pro­jets expé­ri­men­taux déli­mi­tés géo­gra­phi­que­ment (ques­tion de hié­rar­chie) et néces­sai­re­ment déro­ga­toires. Le Grand Débat sur l’É­cole a sou­le­vé pra­ti­que­ment toutes les bonnes ques­tions. Notre Cama­rade Claude Thé­lot les a bien fait appa­raître, avec de bonnes déduc­tions vers les réponses recom­man­dables. Mais la démarche par déduc­tion, les débats, si larges soient-ils, les contro­verses n’a­bou­tissent pas, comme au temps de la Scolastique.

Il reste à faire la liste des domaines à fouiller expé­ri­men­ta­le­ment et à lan­cer un dis­po­si­tif style loi Huriez (à trans­po­ser du domaine des expé­ri­men­ta­tions médi­cales) pour légi­ti­mer les déro­ga­tions et les résul­tats, en super­vi­sant et fédé­rant avec la sou­plesse requise. Et l’ob­ser­va­tion détaillée des pays étran­gers par nos ensei­gnants ne peut être qu’un suc­cé­da­né de ces expérimentations.

Je ne vois pas ce qui pour­rait sup­pléer l’ab­sence d’i­déo­lo­gie de pro­grès, ce qui pour­rait rem­pla­cer des mino­ri­tés agis­santes entraî­nant dans des pra­tiques quo­ti­diennes et durables une grande varié­té d’é­ta­blis­se­ments avec leurs hiérarchies.

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