Concurrence et services publics dans l’Union européenne
Claude Henry, professeur à l’École polytechnique, vient de publier aux Presses universitaires de France un ouvrage dont la lecture est indispensable à l’heure de la remise en cause de l’organisation des services publics en Europe.
Par la même occasion, on découvrira le type de cours que fait Claude Henry à l’X : cet ouvrage est une partie de son cours d’Économie publique. On verra qu’il ne se cantonne pas à des abstractions éthérées et on devinera combien les élèves qui réalisent sous sa direction un mémoire pour étudier des cas réels peuvent être passionnés : ils mobilisent les notions théoriques qu’ils viennent d’apprendre et instruisent avec méthode des dossiers qui font sens dans notre vie économique, sociale et politique.
En français, on écrit avec des majuscules les mots État et Administration. Très peu ont ce privilège, à part quelques mots comme Dieu ou le Roi. C’est que l’État est investi de sacré. Être au service de l’État donne autant de noblesse que jadis être au service du Roi, la seule personne qu’on pouvait servir sans s’abaisser (La logique de l’honneur, Philippe d’Iribarne, Le Seuil, 1989).
De plus, depuis 1946, les agents des services publics disposent d’un statut pour agir à l’abri des passions politiques. Enfin, grâce aux calculs d’optimisation, comme en particulier le tarif vert initié par Marcel Boiteux à l’EDF, les monopoles de service public, dirigés par des “grands commis de l’État ”, agissent de façon éclairée et bienveillante. Le modèle français est fondé sur le mythe de l’État bienveillant, et soutenu par les rites liés au statut, qui conditionnent le recrutement, la rémunération et la promotion des agents de l’État.
Aux États-Unis au contraire, c’est le marché qui fonde la démocratie. Les échanges doivent être “ fair ”, et en particulier il ne doit pas exister d’abus de position dominante. En matière de services publics, il peut exister des “ monopoles naturels ”, mais on doit les limiter au plus juste car c’est par la concurrence qu’on atteindra la meilleure organisation. Ce modèle est fondé sur le mythe du Marché bienfaiteur et est soutenu par les instances et les rites qui régulent la concurrence.
Après avoir été magnifié aux États- Unis, ce modèle est revenu en force en Grande-Bretagne à l’époque du thatcherisme et il guide l’action de la Commission européenne. Depuis l’Acte unique et le traité de l’Union européenne, la transformation des services publics, laissés jusque-là à la souveraineté des États, est en effet devenue un enjeu central de la politique européenne. Le choc a été rude pour certains, en particulier la France, et les incompréhensions profondes.
Le grand intérêt du livre de Claude Henry est alors de donner des bases nouvelles pour concevoir les services publics en Europe. Il dissèque des exemples de différents pays, exemples dont il a acquis une connaissance profonde en allant sur le terrain. Il mène son analyse en maniant avec une admirable pertinence les instruments économiques et en tenant à distance à la fois le mythe de l’État bienveillant et celui du Marché bienfaiteur. Il déborde l’économie pour traiter de l’articulation entre finalités des services publics et efficacité économique. Le texte est d’une grande clarté et de lecture passionnante.
On comprend alors qu’il ne faut plus parler de service public au singulier mais au pluriel : les problèmes diffèrent pour l’électricité, la poste, le chemin de fer ou encore le téléphone.
On voit aussi combien est féconde la connaissance des expériences étrangères. Cela permet de montrer comment on peut articuler obligations de service public, politique sociale et concurrence. On découvre aussi à travers le cas des télécommunications en Suède un modèle original de régulation : au lieu de revendiquer un pouvoir d’arbitrage, qui lui fait perdre de l’indépendance et du crédit, le régulateur se dote des moyens d’étudier les ressorts des stratégies des acteurs et diffuse les résultats de ses analyses ; faire la lumière est efficace car les acteurs des services publics redoutent l’opprobre.
On se prend alors à rêver de solutions gardant le meilleur des services publics à la française et tirant parti des vertus de la concurrence. Puis, de manière inattendue pour le lecteur, Claude Henry devient sombre en conclusion : il paraît convaincu que, par manque de lucidité et de volonté, le pouvoir politique et l’État ne sauront pas mener les transformations nécessaires.
Prêchera-t-il vraiment dans le désert ? Il faut souhaiter pour le succès de l’Europe que ce livre soit abondamment lu et sujet de débats.