Conditions et conséquences pour les pays pauvres de l’ouverture des marchés de produits agricoles
Les ONG mobilisées sur les questions agricoles et alimentaires, comme le CCFD, ont de sérieux doutes sur les bienfaits des processus de libéralisation de ces douze dernières années, c’est-à-dire depuis les Accords de l’Uruguay Round et de Marrakech (1995).
En Afrique subsaharienne les processus de libéralisation ont été poussés à l’extrême sous la conduite des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale). Elles y ont imposé des conditions macroéconomiques – réduction des dépenses publiques, libéralisation des économies – dans le cadre des programmes d’allégement de dette. Quel en est le résultat ? Le rapport de la Commission for Africa, présidée par Tony Blair, indique que l’Afrique a perdu en vingt ans les deux tiers de ses parts de marché mondial. Et, encore, dans les 2 % qui subsistent, sont comptabilisées les industries extractives qui sont presque totalement multinationalisées et profitent bien peu aux populations africaines.
À qui la faute ? Aux paysans africains ? À leurs dirigeants ? Au libéralisme généralisé ? La CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) ose l’avouer dans un rapport paru en 2005 : les pays les moins avancés (PMA) n’ont pas profité des dernières dix années de libéralisation. Le consensus dominant sur les bienfaits de la libéralisation des échanges pour ces pays est ainsi fissuré.
La CNUCED l’exprime timidement pour ne pas donner l’impression que l’organisation s’attaque au libre-échange lui-même ; les PMA ne disposeraient pas des institutions et des moyens qui leur permettraient de gagner la ou des guerres commerciales mondiales. Mais alors, fallait-il que les institutions financières internationales et l’OMC forcent ces pays – les plus pauvres de la planète – à s’engager dans des batailles commerciales perdues d’avance ?
Les petits producteurs balayés par la concurrence mondiale
Pour fonder le débat sur des bases les plus objectives possibles, les ONG ont demandé depuis plusieurs années que soient évalués de manière rigoureuse, indépendante et contradictoire les impacts de la libéralisation sur les différentes catégories de personnes physiques et morales engagées dans l’économie. Cette évaluation n’a jamais eu lieu. Nous constatons que les paysans de toutes les régions du monde sont en difficulté et que, dans des régions entières, ils touchent le fond du fond de la pauvreté. Nos interlocuteurs des organisations paysannes nous disent que ces situations empirent et se multiplient.
En Andhra Pradesh, au centre de l’Inde, les membres du Centre for Environment Concerns (CEC) nous disent que les suicides de paysans paupérisés et endettés prennent des allures épidémiques. En Afrique de l’Ouest, nos partenaires du Réseau des organisations paysannes et de producteurs agricoles (ROPPA) nous racontent la détresse des paysans qui perdent leurs marchés locaux, encombrés de surplus et de sous-produits européens ou américains, poulets, oignons, etc., de riz asiatique, et risquent d’être exclus des marchés mondiaux de l’arachide ou du coton. De partout, nous recevons les mêmes messages et sous toutes les latitudes nous observons les mêmes évolutions que ce soit chez les petits producteurs de riz, de sucre, de bananes, de volaille…
Toutes les études de cas menées par des ONG aboutissent aux mêmes conclusions : les déséquilibres de compétitivité et les prix qui se pratiquent sur ces marchés mondiaux contribuent à détruire les économies agricoles qui ne peuvent s’en protéger, et à plonger les paysanneries dans des crises profondes.
Dans un contexte de surproduction de toutes les filières agricoles – eu égard à la demande solvable actuelle – et des gains de productivité encore possibles dans l’agro-industrie, la création d’un marché mondial intégrant tous les marchés nationaux entraîne un véritable effondrement des petites paysanneries.
Prenons l’exemple d’un paysan du Sahel. Il cumule les handicaps : insuffisance des infrastructures, inexistence des chaînes du froid, déficiences des politiques publiques, difficultés d’accès aux ressources, aux marchés, au crédit, aux informations et, souvent, conditions naturelles défavorables. L’OMC, en obligeant tous les producteurs agricoles – ils sont encore près de trois milliards d’hommes, de femmes et d’enfants à vivre directement de la production agricole – à combattre sur le même marché mondial, condamne les plus faibles, les plus pauvres à la misère !
En poussant de plus en plus loin la logique libérale, la bataille pour l’accès aux ressources et aux marchés va se durcir et enfoncer les paysans dans un processus de paupérisation et d’exclusion. Il est probable qu’il suffirait de 2 à 4 % de producteurs agro-industriels pour nourrir l’humanité, fournir à l’industrie des matières premières agricoles et, même, produire de la bioénergie. Est-ce ainsi que nous voyons le monde de demain ? Pourtant, le processus d’exclusion qui s’accélère n’a pas de raison de s’arrêter de lui-même avant d’avoir bouté 2,8 milliards de paysans hors de l’agriculture comme il l’a déjà fait pour les 1,3 milliard de périurbains aujourd’hui en grande difficulté. Et ce sont les pays qui ont 50 à 70 % de leur population dans l’agriculture qui vont payer le plus lourd tribut. Et que proposent les « experts en recherche d’optimum économique pour le marché mondial » à ces milliards d’exclus ? Rien.
Protéger la petite paysannerie : possible et nécessaire
Touareg du Niger © Edmond Bernus |
C’est pourquoi nous demandons de remettre les cartes à plat et commencer à jeter les bases sur lesquelles construire des échanges internationaux au service du développement local, national et régional. Il est indispensable de faire repartir l’OMC sur de nouvelles bases, celles qui pourraient permettre aux agricultures des différentes régions du monde de se développer et celles qui pourraient permettre aux échanges internationaux de servir ce développement.
La première mesure à prendre dans ce monde où ce sont les plus riches qui parviennent le mieux à se protéger derrière des barrières protectionnistes (sous couvert de barrières tarifaires ou de normes techniques et sanitaires) serait de permettre enfin une véritable protection des agricultures paysannes les plus vulnérables dans le monde.
Nous savons que cette protection des marchés agricoles est souvent présentée par les tenants du libre-échange comme un instrument de « protectionnisme », de frilosité économique, qui découragerait les exportations, rendrait les producteurs moins efficaces, et favoriserait les intérêts « corporatistes » de la profession agricole au détriment de ceux des consommateurs pauvres. Pourtant, lorsqu’au Cameroun, les petits producteurs de volaille ont été poussés à la faillite par l’arrivée massive de poulets congelés européens (les importations étaient passées de 1 000 tonnes en 1996 à 22 000 tonnes en 2003), c’est bien par la mise en place de barrières tarifaires et par un sursaut salutaire des consommateurs urbains, que les petits paysans ont pu relancer leur production et vivre un peu plus dignement.
La dépendance alimentaire de nombreux pays en développement s’est accrue. Ces pays consacrent une proportion importante de leurs budgets à importer de quoi nourrir leur population. Ils négligent ainsi le potentiel de développement de leur propre agriculture qui, s’il était soutenu, permettrait d’améliorer les moyens de subsistance des populations rurales tout en approvisionnant les marchés locaux.
Face aux impacts négatifs d’une libéralisation excessive, un nombre croissant de pays en développement tente de préserver une marge de manœuvre afin de protéger leur développement agricole, en particulier dans le cadre des négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Leurs propositions, qu’il s’agisse d’identification de « produits spéciaux » écartés de la libéralisation, ou de mesures de sauvegarde spéciales permettant des protections temporaires, ont été confrontées à de nombreuses résistances et objections de la part des grands pays agro-exportateurs, qu’ils soient occidentaux ou en développement (Brésil, Thaïlande, Guatemala…). L’échec actuel des négociations à l’OMC pourrait laisser croire à un repli protectionniste. En réalité, il n’a pas atténué la pression à l’ouverture des marchés agricoles : cette pression s’accentue dans le cadre des accords de libre-échange bilatéraux et régionaux (voir article de P. Messerlin dans ce numéro). Ainsi, la négociation en cours d’Accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne (UE) et les pays Afrique Caraïbes Pacifique (ACP), censée se conclure fin 2007, va toujours plus loin dans les demandes d’ouverture, au risque de ne laisser qu’une très faible marge de manœuvre pour protéger les marchés agricoles.
Établir des règles du jeu équitables
Dans le même temps, le dogme libéral est de plus en plus remis en question ou du moins nuancé dans le débat international sur les politiques de développement. Pour ne citer qu’un exemple récent, le dernier rapport de la CNUCED1 souligne la nécessité de protections pour le développement économique, assorties d’investissements publics. Parlant des industries, la CNUCED souligne : « À chaque pays, selon son niveau de développement, de protéger les secteurs jugés importants. Et de baisser les protections douanières, une fois les firmes nationales compétitives. La question de la gradation dans l’ouverture est la clé du parcours de développement.2 » Le même raisonnement vaut a fortiori pour l’agriculture, dont les acteurs les plus nombreux – les petits producteurs – sont encore plus vulnérables.
Au cours de son mandat (1868−1876), le président des États-Unis, Ulysses Grant, affirmait : « Pendant des siècles, l’Angleterre s’est appuyée sur la protection, l’a pratiquée jusqu’à ses plus extrêmes limites, et en a obtenu des résultats satisfaisants. Après deux siècles, elle a jugé commode d’adopter le libre-échange, car elle pense que la protection n’a plus rien à lui offrir. Eh bien, Messieurs, la connaissance que j’ai de notre pays me conduit à penser que, dans moins de deux cents ans, lorsque l’Amérique aura tiré de la protection tout ce qu’elle a à offrir, elle adoptera le libre-échange. »
Le président Grant n’avait pas imaginé qu’un siècle suffirait aux États-Unis pour se retrouver en position de force sur le marché mondial et adopter le libre-échange, malheureusement au détriment des pays les plus pauvres.
Le marché mondial ressemble à un combat de boxe entre un poids plume et un poids lourd. Sans surprise, le second gagne à chaque coup puisque les règles du jeu sont inéquitables. Les ONG appellent les États à accepter de revoir ces règles du jeu en pensant en premier lieu aux plus pauvres. Utopie ? Non, simple question de justice et d’humanité.
1. CNUCED (2006) Rapport sur le commerce et le développement.
2. Christian Losson, « Pour la CNUCED, le Sud a besoin de stimulation étatique ». Entretien avec Detlef Kotte, responsable du département mondialisation et stratégies de développement de la CNUCED, Libération, 1er septembre 2006.
N. B. : cet article a été rédigé en s’appuyant sur deux rapports publiés par Coordination Sud, coordination des ONG françaises d’urgence et de développement.
. La protection des marchés agricoles, un outil de développement, déc. 2006.
. Agriculture, pour une régulation du commerce mondial, déc. 2005.
Ces rapports sont disponibles sur : www.coordinationsud.org