Conduite des programmes aéronautiques : revenons aux fondamentaux
Les grands programmes aéronautiques et de défense récents connaissent souvent d’importants problèmes de développement et de mise en production, sources de retards et de dépassements budgétaires. Une analyse de leur déroulement permet de dégager des enseignements à la fois pour le lancement de nouveaux programmes et pour la remise sur les rails des programmes qui dérivent.
Retards et surcoûts
Si les calendriers des programmes aéronautiques civils (A 380, B 787) glissent en moyenne de plus de deux ans, les dérives affectant les programmes militaires (F 35 JSF, A 400 M, NH 90) atteignent fréquemment quatre ou cinq ans. Aux surcoûts de développement et d’industrialisation s’ajoute une augmentation significative des coûts de série des appareils, avec les conséquences que l’on imagine sur la profitabilité des programmes.
Dérives explicables
Les équipes de conception font insuffisamment appel aux compétences de production
L’analyse des causes-racines des surcoûts montre que 25 % d’entre elles relèvent de l’exécution du programme proprement dite : les principales lacunes observées concernent les compétences d’ingénieur en chef, l’organigramme et l’ordonnancement des tâches, l’approche système, le développement des logiciels critiques, le management des fournisseurs, la montée en puissance des ressources et la capitalisation des connaissances.
Un deuxième quart vient du contrôle du programme : avec des insuffisances au niveau des compétences des directeurs de programme, du respect des jalons, de la gestion des risques et du management des clients et partenaires.
Mais la moitié des dépassements de budget sur les coûts fixes et les coûts de série trouve sa source dans les phases d’étude préalables au lancement du programme.
Coûts de série mal évalués
Études préalables insuffisantes
Les études précédant le lancement d’un programme pèchent souvent : appréciation trop optimiste de la faisabilité du projet, niveau d’ambition trop élevé en termes de performances, évaluation biaisée ou incomplète des risques, maturité technologique insuffisante, pratique insuffisante de la conception à coûts objectifs et, last but not least, engagements contractuels mal évalués.
L’absence de réelles approches de design-to-cost apparaît comme une cause fréquente des dépassements des coûts récurrents. Le coût de série semble souvent être un objectif secondaire dans les phases d’architecture, au cours desquelles 80% des coûts futurs sont pourtant figés. Les équipes de conception font insuffisamment appel aux compétences de production présentes dans l’entreprise (travail en silos).
Les outils de costing sont généralement peu développés et les pratiques d’analyse de la valeur peu répandues. Autre source de surcoûts : les risques. À un business plan optimiste s’ajoutent une évaluation préalable des risques incomplète et des actions de maîtrise et réduction des risques insuffisantes.
Ainsi les travaux de R & T sont-ils souvent effectués au cours des développements et les risques culturels liés à l’établissement de relations avec de nouveaux partenaires (clients, coopérants ou fournisseurs) rarement pris en compte.
Gestion de l’aval et de l’amont
Apprendre à collaborer
Compte tenu de la montée en puissance du modèle de développement collaboratif avec partage des risques, il est primordial pour les grands intégrateurs comme Boeing et Airbus de maîtriser l’entreprise étendue, et de savoir déléguer, piloter et contrôler les développements chez leurs partenaires.
Les relations avec les clients sont souvent perfectibles : spécifications de départ peu ou pas formalisées, processus approximatif de gestion des modifications, absence d’échanges sur les conséquences financières des demandes des clients, etc. Au cours du développement, des jalons importants sont parfois franchis ou plutôt » enjambés » sans que les critères fixés ne soient remplis, ni même qu’un plan d’actions correctives soit appliqué. De plus, ces critères tiennent rarement compte de la faisabilité industrielle et des coûts de série.
Les fournisseurs sont peu impliqués dans les phases amont (évaluation incomplète des capacités techniques et industrielles de la supply chain, pratique peu répandue des phases-plateaux avec les fournisseurs critiques). Leur suivi est insuffisant au cours du développement (mauvaise anticipation des défaillances potentielles chez les fournisseurs de rangs 2 et 3 notamment).
Équipes et leaders
Les directeurs de programmes aéronautiques, ingénieurs en chef et responsables de lots de travaux talentueux sont rares et les entreprises ne se donnent pas toujours les moyens de les attirer puis de les retenir par des parcours de carrière motivants. La montée en puissance des équipes s’avère souvent trop lente au départ. Le rattrapage s’effectue alors en » mode pompier » avec des conséquences négatives sur le programme concerné comme sur les autres projets de l’entreprise.
Enfin, les organigrammes des tâches (OBS) et ordonnancements des tâches (WBS) ne sont pas toujours bien définis lors du lancement du programme et sont surtout rarement adaptés en fonction des enjeux propres à chacune des phases du développement. En particulier, la décision d’arrêter certaines activités (de conception notamment) et d’en démarrer de nouvelles (industrialisation, essais en vol…) est-elle souvent prise trop tardivement au regard d’un critère de saine gestion des ressources humaines et financières dévolues au programme.
Règles d’or
Associer le » terrain » à l’évaluation des vrais risques, difficultés, coûts et délais
Avant de lancer un programme aéronautique, Alix Partners recommande de ne pas prendre d’engagements sans savoir précisément dans quelle mesure ceux-ci pourront être effectivement respectés. Les promesses inconsidérées peuvent coûter très cher ! Lorsque l’on est néanmoins amené à en faire, il convient de mettre en place immédiatement un projet de réduction des risques. La direction générale doit s’attacher à limiter au minimum le nombre de versions d’un même appareil en tempérant l’enthousiasme de ses équipes commerciales.
L’organisation industrielle chargée de gérer le programme mérite la plus grande attention, en particulier dans les contextes multinationaux : le flou est à éviter.
Hommes, outils, méthodes
Dès le début une équipe de management solide doit être en place, y compris sur les compétences non techniques : ne pas attendre les désastres pour désigner les bonnes personnes ! Les outils de concurrent engineering et de gestion de projet (PLM) sont à employer dès le début du projet. L’investissement nécessaire sera plus que largement compensé par les économies réalisées sur la gestion des interfaces.
Les lots de travaux à sous-traiter et les fournisseurs qui les réaliseront sont à définir et sélectionner avec soin. L’efficacité des relations avec les fournisseurs de premier rang nécessite la mobilisation de compétences de haut niveau chez les constructeurs. Le reporting interne sera rapide et transparent. La culture des ingénieurs qui se sentent fautifs s’ils ne parviennent pas à résoudre les problèmes à leur niveau doit être combattue.
Remise sur les rails
Programmes aéronautiques gouvernementaux
Il faut savoir passer du temps avec les agences d’acquisition afin d’optimiser le partage des risques en fonction de la maturité du besoin et de la technologie. Constructeurs et gouvernements ont intérêt à éviter les futures impasses contractuelles. Ces agences doivent mettre en place une organisation claire et aussi lean que possible : gérer un nombre trop important de parties prenantes n’est pas une garantie de succès !
Si un programme dérive, un retour aux fondamentaux de la conduite des projets s’impose : utiliser le cash comme un indicateur majeur de gestion du programme et suspendre les investissements là où c’est pertinent ; renforcer le contrôle de l’exécution par la mise en place d’un reporting hebdomadaire sur les indicateurs d’avancement (avec une remontée au plus haut niveau des grands indicateurs techniques); associer le » terrain » à l’évaluation des vrais risques, difficultés, coûts et délais ; challenger systématiquement l’état d’avancement des logiciels critiques ; lancer un ou des audits dédiés, en impliquant d’anciens ingénieurs en chef.
Il ne faut pas hésiter non plus à remanier l’organigramme des tâches (OBS) en réorientant les meilleures ressources vers les points durs, à revoir l’ordonnancement des tâches (WBS) en stoppant certaines activités et en décomposant certaines autres en plusieurs lots de travaux, à sécuriser la participation des fournisseurs et à renforcer leur contrôle, en adaptant les contrats si nécessaire. Enfin, ne pas oublier d’anticiper autant que possible les phases de tests et d’essais et de revoir la montée en cadence de production avec les clients.
2 Commentaires
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Je suis d’accord avec tous les points mentionnés dans l’article qui reflètent bien les « lessons learnt » des derniers développement (A400M notamment).
Ces points sont d’ailleurs identifiés au sein de l’industrie. Le problème réside dans le fait de passer de la théorie à la pratique. Les considérations politico-financières entraînent de nombreuses atteintes aux principes initiaux.
Je pense que ces contraintes sont bien plus fortes dans ce secteur d’activité et cela explique une bonne partie des retards. Le talent des manageurs n’est pas moindre qu’ailleurs.
Pilotage des projets par
L’expérience montre qu’un projet ne se déroule jamais comme prévu. Les causes d’échec, ou simplement de perturbation sévère, sont multiples, mais, au delà de la compétence des équipes, trois ne peuvent être ignorées : la non disponibilité des ressources matérielles, la non disponibilité des ressources humaines et le changement d’avis du maître d’ouvrage.
Votre article illustre bien le défaut fréquent de mise en place des moyens humains dès le départ (qui peut être dû au retard d’autres projets, tardant à libérer les équipes). Un retard de livraison d’un fournisseur, ou la maintenance d’un équipement le jour où on en a besoin, sont aussi des causes fréquentes de perturbation. Quant aux changements d’avis du client – on peut penser aux exigences de sécurité du tunnel sous la Manche ou des réacteurs EPR – c’est une caractéristique de quasiment tous les projets même « petits ».
Ces trois causes de perturbations sont réelles. Elles sont aussi prévisibles. Il est donc nécessaire de structurer les projets pour faire face à ces situations, en limiter l’impact lorsqu’elles se produiront.
Dans nos formations à la gestion de projet nous mettons l’accent sur l’anticipation des risques. Un projet ne se pilote pas à coup de jalons et de check-lists, mais par l’évaluation des risques résiduels.