Connaissance et anticipation au coeur de la stratégie d’entreprise
La conduite d’une entreprise exige de recueillir et d’interpréter correctement une multitude d’informations et d’en appréhender les interactions. Ce travail doit mobiliser toutes les compétences de l’entreprise à travers des équipes pluridisciplinaires s’appuyant sur des méthodes rigoureuses. Une indispensable ouverture au monde qui ne se limite pas aux entreprises : l’École polytechnique, comme bien d’autres entités publiques, y est naturellement amenée.
Piloter une voiture est certainement un des exercices les plus répandus dans le monde et l’on considère qu’il est accessible à toutes les populations. Il impose cependant une discipline stricte et sans appel : une attention permanente doit être portée à une foule d’informations, la route, les usagers, les bruits, les instruments. Il faut intégrer toutes ces informations dans une perception globale de la situation, mais également interpréter les messages à partir de la connaissance du fonctionnement de la voiture ainsi que de l’état de l’environnement. Enfin il faut anticiper de nombreux paramètres.
Piloter une entreprise
Piloter une entreprise est un exercice d’une autre nature, mais qui présente néanmoins quelques similitudes. Il s’agit là aussi de prendre de bonnes décisions et pour cela d’exploiter au mieux la connaissance de l’entreprise et de son environnement. Il faut bien entendu posséder à fond son métier, ses produits, ses clients et ses concurrents, en bref son domaine d’activité et ses perspectives d’évolution. Pour tout cela, il a suffi pendant longtemps d’expérience et de bon sens pour maîtriser des réalités familières.
Mais celles-ci sont devenues beaucoup plus complexes avec la mondialisation, la course à l’innovation, la numérisation et la financiarisation. La mise en jeu de ces différents facteurs a changé les dimensions de l’entreprise et de son environnement et a rendu l’exercice du métier beaucoup plus difficile en créant dans tous les domaines des diversités, des instabilités et des territoires inconnus. Une méthodologie rigoureuse devenait nécessaire pour les prises de décision de l’entreprise et plus particulièrement pour les décisions stratégiques ayant des effets à moyen et long terme. L’information utile pour éclairer ces décisions étant beaucoup plus étendue, complexe et difficile à interpréter on a créé les concepts de » competitive intelligence » et » d’intelligence économique « .
Les différentes étapes de cette logique sont bien connues : rassemblement des informations, validation, mise en cohérence et en perspective, compréhension. Vient ensuite l’exercice le plus hasardeux, celui de l’anticipation où il est prudent d’établir des scénarios alternatifs. Il y a déjà une quinzaine d’années que cette méthodologie a été mise en pratique dans de nombreuses entreprises. On y a d’ailleurs associé le concept corrélatif, celui de protection de l’information générée par l’entreprise. Au-delà l’idée est venue à certains d’utiliser des leurres comme instrument de déception, d’où le concept de » guerre économique « .
Des pratiques à améliorer et généraliser
On ne peut pas dire cependant que les principes et les pratiques sont bien assimilés et que l’outil apporte toutes les satisfactions qu’on pourrait en attendre. L’actualité abonde d’exemples d’échecs et de crises imputables à des erreurs stratégiques grossières.
Quelques écueils de l’intelligence économique
Prendre ses désirs pour des réalités.
Écarter l’information qui fâche.
Négliger les signaux faibles.
Prendre des vessies pour des lanternes.
Rester insensible aux incohérences.
Oublier les différences de civilisation.
Ne pas se mettre à la place de l’autre.
S’isoler dans sa tour d’ivoire.
Retenir l’information comme un bien personnel.
Décider sans consulter les compétences.
Les unes sont dues à une mauvaise connaissance des réalités et d’autres découlent d’anticipations erronées liées à une insuffisante compréhension de l’évolution de l’environnement et des acteurs. Les principaux défauts constatés viennent du manque de compétences et de la subjectivité des opérateurs, de la saturation des décideurs et de l’inadéquation et la lourdeur des organisations (voir encadré). On arrive ainsi à préciser quelques orientations de base pour la gouvernance des entreprises à vocation mondiale.
La première est que Pic de La Mirandole est loin derrière nous et que seule une équipe pluridisciplinaire est capable de maîtriser le processus conduisant aux décisions stratégiques. Encore faut-il que chacun dans son domaine ait la compétence et la connaissance nécessaires à une excellente compréhension des réalités.
La seconde est qu’il y ait un lien organique permanent entre informateur et décideur : l’informateur doit savoir quel est le besoin, le décideur doit être alimenté en permanence par les nouvelles fraîches et surtout par leur interprétation et leurs conséquences possibles. Quand on parle d’informateur et de décideur il faut bien comprendre qu’il s’agit d’équipes qui doivent vivre en parfaite symbiose. Et c’est là que le bât blesse : on sait bien quel est le rythme d’un patron qui court le monde et de combien de temps il dispose pour la concertation et la réflexion.
Libéralisme et dirigisme
Mais les pires difficultés sont devant nous. Le monde ne cesse d’évoluer et il va bien falloir s’adapter à ses changements pour en tirer profit. Le modèle occidental du libéralisme économique s’est progressivement répandu dans l’ensemble du globe à la suite de l’échec du communisme et nos grandes entreprises s’y sont parfaitement adaptées.
Pic de La Mirandole est loin derrière nous
Cependant le développement rapide des puissances émergentes est en train de modifier les équilibres économiques et leur influence ira en grandissant. Parmi celles qu’on rassemble sous le vocable BRIC et qui pèsent de plus en plus lourd, la Chine et la Russie ont certes abandonné le collectivisme pour vivifier leurs entreprises, mais elles n’ont pas cessé d’être dirigistes. Elles se sont enrichies, ont accumulé des réserves et prennent le goût d’interventions massives dans la vie économique à travers leurs » fonds souverains « . Nous ne sommes qu’au début de cette évolution mais il faut s’attendre à ce que les États pèsent de plus en plus sur les structures des entreprises. Le libéralisme subsistera, mais le dirigisme se développera et il faudra bien en tenir compte dans la définition des stratégies. Au niveau de l’intelligence économique, l’échange et la concertation entre responsables publics et privés deviendront incontournables.
Dans cette révolution de l’environnement économique des affaires, que devient notre École polytechnique ? Eh bien, elle fait elle-même sa révolution ! Sous la conduite de dirigeants éclairés elle s’est complètement transformée en quelques années pour s’adapter au xxie siècle. Elle s’était certes modernisée, mais restait conforme à sa tradition : sélection sévère, enseignement scientifique de haut niveau pendant deux ans pour former des ingénieurs généralistes susceptibles de se spécialiser par la suite. Elle est maintenant devenue le cœur d’un vaste complexe universitaire international associant enseignement et recherche pour assurer la formation en quatre années d’une palette d’ingénieurs diversifiée à l’extrême. Cette transformation n’a été possible qu’en tissant des liens de coopération avec un grand nombre d’institutions françaises et étrangères réparties à travers le monde. Diversification des recrutements, diversification des cultures, diversification des formations, diversification des compétences, l’École a su se reconstruire à l’image du monde de demain pour mieux l’appréhender. C’est un bel exercice d’intelligence économique et nous ne pouvons que souhaiter qu’elle maîtrise complètement cette complexité.