Conserver le meilleur et éliminer le pire
REPÈRES
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En 1999, Mme Geneviève Viney, une éminente juriste, et moi-même rendions au Premier ministre, Lionel Jospin, le rapport qui nous avait été commandé un an plus tôt sur le principe de précaution. Cet épais rapport concluait que le principe de précaution pouvait conduire au meilleur comme au pire, selon l’usage qui en serait fait. Il ne s’agissait pas là d’une esquive, ou d’une manifestation de mollesse, mais, bien au contraire, de l’énonciation d’un choix tranché : celui d’une attitude d’action devant des risques potentiels, aux antipodes d’une posture d’inaction ou de démission, souvent fondée sur l’idée absurde que l’inaction permet de s’approcher de l’inatteignable risque nul. Qu’en est-il en 2012, treize ans plus tard alors même que, en février 2005, le principe de précaution a été sacralisé en faisant son entrée dans la Constitution française ?
Le problème du principe de précaution, c’est le principe et non la précaution
Force est de reconnaître que le principe de précaution a été plutôt bien appliqué dans notre pays, et que les désastres que l’on pouvait légitimement craindre ne se sont pas produits. Pourquoi ? Principalement grâce à la sagesse du législateur, qui, dès 2000, a judicieusement précisé les conditions susceptibles de mettre en jeu la responsabilité des individus et limité l’excès de judiciarisation que l’on pouvait redouter.
On en avait observé les effets dans la triste affaire du sang contaminé, où un Premier ministre fut traduit devant la Cour de justice de la République et lavé de tout soupçon en plein prétoire, accusé qu’il avait été d’avoir manqué à la précaution. Il y a bien eu, depuis 2000, quelques débordements judiciaires, le plus souvent liés à la recherche d’indemnités dans la logique bien connue de la responsabilité sans faute. Mais, au bout du compte, ils ont été peu nombreux.
Ambiguïtés
Cas aberrants
Parmi les situations aberrantes figurent les condamnations de fabricants de vaccins rendus responsables d’effets délétères hypothétiquement attribués à ces derniers. Ce fut le cas pour la vaccination contre l’hépatite B, dont on a supposé qu’elle pouvait provoquer une maladie auto-immune, la sclérose en plaques.
Cela ne veut pas dire que le principe de précaution soit dépourvu de toute ambiguïté. Mon point de vue est le suivant : en raccourci, le problème majeur du principe de précaution, c’est le principe et non la précaution, qui est une notion ancienne et parfaitement respectable. S’il n’y a pas lieu de diaboliser le principe de précaution, c’est le fait d’ériger en principe qui pose question, et cela d’autant plus que l’idée que chacun peut se faire dudit principe ouvre le champ à la polémique.
Vices et vertus
Le principe de précaution, entendu bien sûr comme principe d’action, possède plusieurs vertus. Deux méritent, selon moi, d’être mises en exergue. La première, qui constituait un axe fort du rapport de 1999, est que l’application raisonnée du principe de précaution conduit en quelque sorte à échanger l’incertitude de la situation contre de la rigueur dans les procédures qui encadrent sa gestion.
La rigueur contre l’incertitude
Précaution ou prévention
« La précaution vise à limiter les risques encore hypothétiques, ou potentiels, tandis que la prévention s’attache à contrôler les risques avérés. Précaution et prévention sont deux facettes de la prudence qui s’impose dans toutes les situations susceptibles de créer des dommages. La précaution se distingue de la prévention du fait qu’elle opère en univers incertain, ce qui exige des modalités d’action particulières : il faut évaluer la réalité des risques, dégager les solutions qui peuvent les réduire, comparer les scénarios, décider d’une action, engager les recherches qui peuvent dissiper l’inquiétude, suivre la situation, adapter les mesures et réviser les décisions autant qu’il est nécessaire. Même si, dans certains cas, il peut conduire au moratoire, le principe de précaution est tout le contraire d’une règle d’inaction ou d’abstention systématique. »
Puisqu’il s’agit de faire au mieux en fonction des connaissances du moment, la bonne attitude consiste à élaborer un plan d’action et à s’assurer qu’il est suivi. Cela revient à introduire du contrôle de qualité dans des processus sociaux, ce qui en améliore la robustesse – comme c’est le cas dans les systèmes mécaniques ou industriels. La seconde vertu est d’inciter à penser dans le long terme – ce qui, dans une époque plutôt dominée par le court terme et la vitesse, n’est pas négligeable. Le principe de précaution invite à rechercher plus systématiquement les externalités associées aux actions entreprises sous l’égide de la précaution.
L’écologie scientifique rend plus coutumière ce type de réflexion (qu’illustrent les analyses des cycles de vie ou ACV), et ce n’est pas un hasard si le principe de précaution s’est au départ développé autour de problèmes d’environnement avant d’envahir le domaine sanitaire.
L’opinion plutôt que le raisonnement ?
Sans faire fi de ses qualités, on ne peut exonérer le principe de précaution d’un certain nombre de dimensions susceptibles d’engendrer de sérieuses difficultés. Certaines sont d’ordre épistémologique. La notion de la proportionnalité entre l’ampleur du risque supposé et celle de la mesure à prendre pour limiter celui-ci est à l’évidence délicate. Le curseur a quelque chance d’être réglé par le politique sous la pression de l’opinion publique plutôt que par le raisonnement scientifique, qui livre plus de doutes que de certitudes – plus encore, bien évidemment, en situation de précaution que dans ses modes opératoires habituels.
Irréversiblement fragile
300 millions d’Américains consomment des OGM sans aucun accident sanitaire
Sous l’angle procédural évoqué plus haut, le principe de précaution est difficile à mettre en œuvre pour deux raisons principales. La première touche à la réversibilité des mesures de précaution. Celle-ci est inscrite dans les lois qui assoient le principe (comme la loi Barnier de 1995). Dans la pratique, la réversibilité est rarement observée, ou alors au terme de délais très longs, pendant lesquels le maintien en vigueur d’une règle inutile est délétère. La seconde est que la complexité et la rigueur des protocoles mis en place pour encadrer l’incertitude les rendent simultanément fragiles. En effet, les groupes de pression hostiles à l’action de précaution (et souvent partisans de l’inaction) peuvent trouver maints arguments pour engager des procédures qui, le plus souvent, ne bloquent pas l’action, mais la ralentissent jusqu’à la paralyser.
Faut-il crier haro sur les OGM ?
Test OGM en plein champ. © ISTOCK |
Le cas des OGM est ici exemplaire. Il a de quoi faire réfléchir : en Europe, une majorité de l’opinion leur est hostile, alors qu’il n’existe pas de preuve scientifique de leur dangerosité. La combinaison d’actions spectaculaires (souvent illégales, comme celle des faucheurs d’OGM végétaux), l’exploitation systématique du doute, l’amalgame avec des problèmes socio-économiques réels (comme la condition des agriculteurs face aux multinationales qui contrôlent les marchés des semences), mais d’une tout autre nature, ont conduit à jeter l’opprobre sur une technologie susceptible d’être utile. On en aura du reste très probablement besoin pour régler un certain nombre de problèmes d’environnement et de nutrition. Faut-il rappeler qu’aux États-Unis 300 millions d’Américains consomment des OGM depuis plus de dix ans, sans aucun accident sanitaire connu, alors qu’on rapporte plusieurs milliers d’intoxications alimentaires mortelles chaque année ? Par ailleurs, les bénéfices écologiques de certains OGM semblent aujourd’hui bien établis.
Fracture parmi les scientifiques
La faim ou les OGM
Même si, en France, une décision démocratique attribue aux OGM une présomption de dangerosité et rend obligatoire un étiquetage (qui a un coût supporté par la collectivité), de quel droit peut-on prétendre qu’il devrait en aller de même pour d’autres pays ? De quel droit peut-on se prévaloir pour interdire « moralement » à des pays en développement d’utiliser des OGM comme le célèbre « riz doré » riche en vitamine A pour leur propre compte, s’ils veulent tenter de combattre par ce moyen la malnutrition et la faim ? Il y a là une forme d’abus de pouvoir, assis sur l’idée d’un risque si universel et si grave que l’on est autorisé à intervenir indépendamment du contexte.
Pourquoi la situation en France et en Europe est-elle, contre une certaine logique scientifique, si dégradée ? J’offre ici un élément d’interprétation parmi d’autres : la question des OGM a révélé une fracture dans les communautés scientifiques française et européenne. L’arrivée en force de la biologie puis de la génétique moléculaires, avec l’émergence du génie génétique, a été accompagnée de démonstrations de puissance des détenteurs de nouveaux savoir-faire. Les biologistes plus « traditionnels », mais souvent porteurs de savoirs plus profonds, ont eu l’impression d’être laissés à l’écart. Ce fut le cas des biologistes des plantes qui se sont, bien sûr, approprié les technologies, mais plus tardivement.
Des points de vue incohérents
Au moment où, ici et là, les opinions publiques sur les OGM se formaient, des communautés locales de biologistes (en France, en Europe, mais pas aux États-Unis) ont livré à leurs opinions publiques des points de vue non cohérents – d’où celles-ci ont fort légitimement déduit qu’il y avait des problèmes de fond. Contrairement à ce qui est parfois avancé, les scientifiques bénéficient d’un grand crédit dans l’opinion, mais à la condition qu’ils soient cohérents entre eux en ce qui concerne la définition et le périmètre des problèmes – ce qui n’implique pas l’unanimité dans les solutions. Peut-être y a‑t-il là quelques leçons à tirer pour l’avenir des nanotechnologies.
Champs de maïs dans le Gers
Des idéologies sous le bouclier de l’universel
La notion de principe donne à croire que le principe de précaution est universel
Voici maintenant un autre problème majeur afférent au « principe » plutôt qu’à la précaution : la notion même de principe donne trop facilement à croire que le principe de précaution est universel, et, derrière le bouclier de l’universalité, peuvent se déployer des idéologies critiquables, parfois totalitaires.
Croisades
De telles démarches se jouent trop souvent des règles de la démocratie. Elles sont de l’ordre du religieux plutôt que du rationnel, et les croisades qui les accompagnent pourraient causer pas mal de dégâts. Il faut être prudent vis-à-vis de l’universel, et l’arbitrage entre l’universel et le contextuel dans les prises de positions individuelles est un aspect de la réflexion trop souvent négligé. Dans ces conditions, conserver du principe de précaution le meilleur et en éliminer le pire est un bel et difficile exercice pour le politique, mais aussi pour chacun de nous.