Conserver le meilleur et éliminer le pire

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Philippe KOURILSKY (62)

REPÈRES

REPÈRES
En 1999, Mme Gene­viève Viney, une émi­nente juriste, et moi-même ren­dions au Pre­mier ministre, Lio­nel Jos­pin, le rap­port qui nous avait été com­man­dé un an plus tôt sur le prin­cipe de pré­cau­tion. Cet épais rap­port concluait que le prin­cipe de pré­cau­tion pou­vait conduire au meilleur comme au pire, selon l’usage qui en serait fait. Il ne s’agissait pas là d’une esquive, ou d’une mani­fes­ta­tion de mol­lesse, mais, bien au contraire, de l’énonciation d’un choix tran­ché : celui d’une atti­tude d’action devant des risques poten­tiels, aux anti­podes d’une pos­ture d’inaction ou de démis­sion, sou­vent fon­dée sur l’idée absurde que l’inaction per­met de s’approcher de l’inatteignable risque nul. Qu’en est-il en 2012, treize ans plus tard alors même que, en février 2005, le prin­cipe de pré­cau­tion a été sacra­li­sé en fai­sant son entrée dans la Consti­tu­tion française ?

Le pro­blème du prin­cipe de pré­cau­tion, c’est le prin­cipe et non la précaution

Force est de recon­naître que le prin­cipe de pré­cau­tion a été plu­tôt bien appli­qué dans notre pays, et que les désastres que l’on pou­vait légi­ti­me­ment craindre ne se sont pas pro­duits. Pour­quoi ? Prin­ci­pa­le­ment grâce à la sagesse du légis­la­teur, qui, dès 2000, a judi­cieu­se­ment pré­ci­sé les condi­tions sus­cep­tibles de mettre en jeu la res­pon­sa­bi­li­té des indi­vi­dus et limi­té l’excès de judi­cia­ri­sa­tion que l’on pou­vait redouter.

On en avait obser­vé les effets dans la triste affaire du sang conta­mi­né, où un Pre­mier ministre fut tra­duit devant la Cour de jus­tice de la Répu­blique et lavé de tout soup­çon en plein pré­toire, accu­sé qu’il avait été d’avoir man­qué à la pré­cau­tion. Il y a bien eu, depuis 2000, quelques débor­de­ments judi­ciaires, le plus sou­vent liés à la recherche d’indemnités dans la logique bien connue de la res­pon­sa­bi­li­té sans faute. Mais, au bout du compte, ils ont été peu nombreux.

Ambiguïtés

Cas aber­rants
Par­mi les situa­tions aber­rantes figurent les condam­na­tions de fabri­cants de vac­cins ren­dus res­pon­sables d’effets délé­tères hypo­thé­ti­que­ment attri­bués à ces der­niers. Ce fut le cas pour la vac­ci­na­tion contre l’hépatite B, dont on a sup­po­sé qu’elle pou­vait pro­vo­quer une mala­die auto-immune, la sclé­rose en plaques.

Cela ne veut pas dire que le prin­cipe de pré­cau­tion soit dépour­vu de toute ambi­guï­té. Mon point de vue est le sui­vant : en rac­cour­ci, le pro­blème majeur du prin­cipe de pré­cau­tion, c’est le prin­cipe et non la pré­cau­tion, qui est une notion ancienne et par­fai­te­ment res­pec­table. S’il n’y a pas lieu de dia­bo­li­ser le prin­cipe de pré­cau­tion, c’est le fait d’ériger en prin­cipe qui pose ques­tion, et cela d’autant plus que l’idée que cha­cun peut se faire dudit prin­cipe ouvre le champ à la polémique.

Vices et vertus

Le prin­cipe de pré­cau­tion, enten­du bien sûr comme prin­cipe d’action, pos­sède plu­sieurs ver­tus. Deux méritent, selon moi, d’être mises en exergue. La pre­mière, qui consti­tuait un axe fort du rap­port de 1999, est que l’application rai­son­née du prin­cipe de pré­cau­tion conduit en quelque sorte à échan­ger l’incertitude de la situa­tion contre de la rigueur dans les pro­cé­dures qui encadrent sa gestion.

La rigueur contre l’incertitude

Pré­cau­tion ou prévention
« La pré­cau­tion vise à limi­ter les risques encore hypo­thé­tiques, ou poten­tiels, tan­dis que la pré­ven­tion s’attache à contrô­ler les risques avé­rés. Pré­cau­tion et pré­ven­tion sont deux facettes de la pru­dence qui s’impose dans toutes les situa­tions sus­cep­tibles de créer des dom­mages. La pré­cau­tion se dis­tingue de la pré­ven­tion du fait qu’elle opère en uni­vers incer­tain, ce qui exige des moda­li­tés d’action par­ti­cu­lières : il faut éva­luer la réa­li­té des risques, déga­ger les solu­tions qui peuvent les réduire, com­pa­rer les scé­na­rios, déci­der d’une action, enga­ger les recherches qui peuvent dis­si­per l’inquiétude, suivre la situa­tion, adap­ter les mesures et révi­ser les déci­sions autant qu’il est néces­saire. Même si, dans cer­tains cas, il peut conduire au mora­toire, le prin­cipe de pré­cau­tion est tout le contraire d’une règle d’inaction ou d’abstention systématique. »

Puisqu’il s’agit de faire au mieux en fonc­tion des connais­sances du moment, la bonne atti­tude consiste à éla­bo­rer un plan d’action et à s’assurer qu’il est sui­vi. Cela revient à intro­duire du contrôle de qua­li­té dans des pro­ces­sus sociaux, ce qui en amé­liore la robus­tesse – comme c’est le cas dans les sys­tèmes méca­niques ou indus­triels. La seconde ver­tu est d’inciter à pen­ser dans le long terme – ce qui, dans une époque plu­tôt domi­née par le court terme et la vitesse, n’est pas négli­geable. Le prin­cipe de pré­cau­tion invite à recher­cher plus sys­té­ma­ti­que­ment les exter­na­li­tés asso­ciées aux actions entre­prises sous l’égide de la précaution.

L’écologie scien­ti­fique rend plus cou­tu­mière ce type de réflexion (qu’illustrent les ana­lyses des cycles de vie ou ACV), et ce n’est pas un hasard si le prin­cipe de pré­cau­tion s’est au départ déve­lop­pé autour de pro­blèmes d’environnement avant d’envahir le domaine sanitaire.

L’opinion plutôt que le raisonnement ?

Sans faire fi de ses qua­li­tés, on ne peut exo­né­rer le prin­cipe de pré­cau­tion d’un cer­tain nombre de dimen­sions sus­cep­tibles d’engendrer de sérieuses dif­fi­cul­tés. Cer­taines sont d’ordre épis­té­mo­lo­gique. La notion de la pro­por­tion­na­li­té entre l’ampleur du risque sup­po­sé et celle de la mesure à prendre pour limi­ter celui-ci est à l’évidence déli­cate. Le cur­seur a quelque chance d’être réglé par le poli­tique sous la pres­sion de l’opinion publique plu­tôt que par le rai­son­ne­ment scien­ti­fique, qui livre plus de doutes que de cer­ti­tudes – plus encore, bien évi­dem­ment, en situa­tion de pré­cau­tion que dans ses modes opé­ra­toires habituels.

Irréversiblement fragile

300 mil­lions d’Américains consomment des OGM sans aucun acci­dent sanitaire

Sous l’angle pro­cé­du­ral évo­qué plus haut, le prin­cipe de pré­cau­tion est dif­fi­cile à mettre en œuvre pour deux rai­sons prin­ci­pales. La pre­mière touche à la réver­si­bi­li­té des mesures de pré­cau­tion. Celle-ci est ins­crite dans les lois qui assoient le prin­cipe (comme la loi Bar­nier de 1995). Dans la pra­tique, la réver­si­bi­li­té est rare­ment obser­vée, ou alors au terme de délais très longs, pen­dant les­quels le main­tien en vigueur d’une règle inutile est délé­tère. La seconde est que la com­plexi­té et la rigueur des pro­to­coles mis en place pour enca­drer l’incertitude les rendent simul­ta­né­ment fra­giles. En effet, les groupes de pres­sion hos­tiles à l’action de pré­cau­tion (et sou­vent par­ti­sans de l’inaction) peuvent trou­ver maints argu­ments pour enga­ger des pro­cé­dures qui, le plus sou­vent, ne bloquent pas l’action, mais la ralen­tissent jusqu’à la paralyser.

Faut-il crier haro sur les OGM ?

Test OGM en plein champ. © ISTOCK

Le cas des OGM est ici exem­plaire. Il a de quoi faire réflé­chir : en Europe, une majo­ri­té de l’opinion leur est hos­tile, alors qu’il n’existe pas de preuve scien­ti­fique de leur dan­ge­ro­si­té. La com­bi­nai­son d’actions spec­ta­cu­laires (sou­vent illé­gales, comme celle des fau­cheurs d’OGM végé­taux), l’exploitation sys­té­ma­tique du doute, l’amalgame avec des pro­blèmes socio-éco­no­miques réels (comme la condi­tion des agri­cul­teurs face aux mul­ti­na­tio­nales qui contrôlent les mar­chés des semences), mais d’une tout autre nature, ont conduit à jeter l’opprobre sur une tech­no­lo­gie sus­cep­tible d’être utile. On en aura du reste très pro­ba­ble­ment besoin pour régler un cer­tain nombre de pro­blèmes d’environnement et de nutri­tion. Faut-il rap­pe­ler qu’aux États-Unis 300 mil­lions d’Américains consomment des OGM depuis plus de dix ans, sans aucun acci­dent sani­taire connu, alors qu’on rap­porte plu­sieurs mil­liers d’intoxications ali­men­taires mor­telles chaque année ? Par ailleurs, les béné­fices éco­lo­giques de cer­tains OGM semblent aujourd’hui bien établis.

Fracture parmi les scientifiques

La faim ou les OGM
Même si, en France, une déci­sion démo­cra­tique attri­bue aux OGM une pré­somp­tion de dan­ge­ro­si­té et rend obli­ga­toire un éti­que­tage (qui a un coût sup­por­té par la col­lec­ti­vi­té), de quel droit peut-on pré­tendre qu’il devrait en aller de même pour d’autres pays ? De quel droit peut-on se pré­va­loir pour inter­dire « mora­le­ment » à des pays en déve­lop­pe­ment d’utiliser des OGM comme le célèbre « riz doré » riche en vita­mine A pour leur propre compte, s’ils veulent ten­ter de com­battre par ce moyen la mal­nu­tri­tion et la faim ? Il y a là une forme d’abus de pou­voir, assis sur l’idée d’un risque si uni­ver­sel et si grave que l’on est auto­ri­sé à inter­ve­nir indé­pen­dam­ment du contexte.

Pour­quoi la situa­tion en France et en Europe est-elle, contre une cer­taine logique scien­ti­fique, si dégra­dée ? J’offre ici un élé­ment d’interprétation par­mi d’autres : la ques­tion des OGM a révé­lé une frac­ture dans les com­mu­nau­tés scien­ti­fiques fran­çaise et euro­péenne. L’arrivée en force de la bio­lo­gie puis de la géné­tique molé­cu­laires, avec l’émergence du génie géné­tique, a été accom­pa­gnée de démons­tra­tions de puis­sance des déten­teurs de nou­veaux savoir-faire. Les bio­lo­gistes plus « tra­di­tion­nels », mais sou­vent por­teurs de savoirs plus pro­fonds, ont eu l’impression d’être lais­sés à l’écart. Ce fut le cas des bio­lo­gistes des plantes qui se sont, bien sûr, appro­prié les tech­no­lo­gies, mais plus tardivement.

Des points de vue incohérents

Au moment où, ici et là, les opi­nions publiques sur les OGM se for­maient, des com­mu­nau­tés locales de bio­lo­gistes (en France, en Europe, mais pas aux États-Unis) ont livré à leurs opi­nions publiques des points de vue non cohé­rents – d’où celles-ci ont fort légi­ti­me­ment déduit qu’il y avait des pro­blèmes de fond. Contrai­re­ment à ce qui est par­fois avan­cé, les scien­ti­fiques béné­fi­cient d’un grand cré­dit dans l’opinion, mais à la condi­tion qu’ils soient cohé­rents entre eux en ce qui concerne la défi­ni­tion et le péri­mètre des pro­blèmes – ce qui n’implique pas l’unanimité dans les solu­tions. Peut-être y a‑t-il là quelques leçons à tirer pour l’avenir des nanotechnologies.

Champs de maïs dans le Gers
Champs de maïs dans le Gers

Des idéologies sous le bouclier de l’universel

La notion de prin­cipe donne à croire que le prin­cipe de pré­cau­tion est universel

Voi­ci main­te­nant un autre pro­blème majeur affé­rent au « prin­cipe » plu­tôt qu’à la pré­cau­tion : la notion même de prin­cipe donne trop faci­le­ment à croire que le prin­cipe de pré­cau­tion est uni­ver­sel, et, der­rière le bou­clier de l’universalité, peuvent se déployer des idéo­lo­gies cri­ti­quables, par­fois totalitaires.

Croisades

De telles démarches se jouent trop sou­vent des règles de la démo­cra­tie. Elles sont de l’ordre du reli­gieux plu­tôt que du ration­nel, et les croi­sades qui les accom­pagnent pour­raient cau­ser pas mal de dégâts. Il faut être pru­dent vis-à-vis de l’universel, et l’arbitrage entre l’universel et le contex­tuel dans les prises de posi­tions indi­vi­duelles est un aspect de la réflexion trop sou­vent négli­gé. Dans ces condi­tions, conser­ver du prin­cipe de pré­cau­tion le meilleur et en éli­mi­ner le pire est un bel et dif­fi­cile exer­cice pour le poli­tique, mais aus­si pour cha­cun de nous.

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