Considérant, polytechnicien, chef de l’école fouriériste (1808−1893)
Trois pensées à la coloration comtoise
En dépit des différences théoriques et de tempérament, tous les trois présentent une communauté de pensée inspirée par leurs racines comtoises.
Une reconstruction de la société par en bas
La cité à laquelle ils aspirent doit s’édifier à partir d’une petite cellule de base. Ils prônent un socialisme que Considérant nomme le » socialisme alvéolaire « . Peu importe le vocabulaire par lequel ils désignent cette cellule : phalanstère ou phalange pour les fouriéristes, commune pour Proudhon. Considérant utilise couramment le terme de commune2.
Cette perspective, ils la doivent au terroir dont ils sont issus. En Franche-Comté, sous l’Ancien Régime, existait une véritable démocratie locale, avec des communautés organisées en petites républiques. Les villageois y avaient développé des pratiques communautaires séculaires : l’assemblée des chefs de familles, la fruitière que Fourier et Considérant utilisent comme modèle de l’Association qu’ils préconisent3, l’usage des communaux, l’affouage (partage du bois communal pour le chauffage).
Si tous les trois conçoivent la nouvelle société reconstruite à partir de petites cellules se gouvernant librement, ils regroupent ce monde atomisé dans un système fédératif ou confédératif aux dimensions nationales, européennes, voire mondiales. Dès son principal ouvrage, Destinée sociale (1834), Considérant s’inscrit dans une perspective communaliste et fédérative.
Une grande méfiance à l’égard de l’État
Elle s’explique par une réaction contre la centralisation française monarchique et jacobine, accentuée ensuite par un Second Empire autoritaire, mais aussi par le souvenir que la Franche-Comté avait vécu comme une entité politique autonome, loin d’un État centralisateur. Du XVe siècle au traité de Nimègue (1678), elle a vécu sous le règne du roi d’Espagne qui ici portait le titre de comte. Les Comtois préféraient le roi d’Espagne lointain au roi de France absolutiste trop dangereusement proche.
Proudhon, le père de l’anarchie, refuse l’État, l’État bourgeois comme l’État ouvrier, à ses yeux toujours synonyme d’oppression et d’autoritarisme. Si Fourier, accaparé par sa vision phalanstérienne, est plutôt indifférent à l’égard des régimes politiques, Considérant en revanche approfondit sa pensée décentralisatrice au regard de la centralisation du Second Empire, il aura plus que des sympathies à l’égard de la Commune de Paris en 1871.
Considérant : le militant fouriériste
Fourier (1772−1837) est cité par Considérant comme le Maître, auteur d’une géniale découverte égale en importance à celle de Newton. Si ce dernier a découvert la loi de l’attraction universelle, Fourier lui a découvert la loi de l’attraction sociale, en terme fouriériste » l’attraction passionnée « .
Entre Fourier et Considérant, il existe un rapport de maître à élève, d’un élève qui en dépit de sa fidélité proclamée s’émancipera.
La réhabilitation de la passion
Selon Fourier, les rapports entre les hommes sont conditionnés par les pulsions qui proviennent de leurs passions. Celles-ci commandent l’attirance ou la répulsion entre les individus (exemple la haine et l’amour). Il se livre à une véritable » anatomie des passions « , il en inventorie chez l’homme plus de 810, chiffre qui lui donne la mesure de la communauté idéale : le phalanstère, 810 plus 810, soit 1 620 hommes et femmes. On veillera à ne pas mettre ensemble deux ambitieux, ce serait une cause de conflit.
Fourier considère que Dieu a placé en l’homme les passions comme une énergie, dont il ne faut à aucun prix entraver la capacité créatrice. Pas de société harmonieuse sans libre jeu des passions. » Le vrai bonheur, écrit-il, ne consiste qu’à satisfaire toutes ses passions. » Cette réhabilitation de la passion se heurte à des siècles de morale chrétienne faite de répression, elle débouche sur une conception libertaire.
Une critique radicale du libéralisme économique
Fourier, et à sa suite Considérant, se livre à une critique radicale de la société » civilisée « , autrement dit de la société et de l’économie capitaliste, telle qu’elle se développe sous ses yeux. Il faut créer un Nouveau Monde industriel selon le titre de l’ouvrage qu’il publie en 1829.
L’économie » civilisée » est morcelée, au niveau de la production comme au niveau de la distribution. Ce morcellement entraîne entre les petites unités de production ou de distribution une concurrence qui aboutit à un gaspillage généralisé. À cette économie morcelée, les fouriéristes veulent substituer une société où l’Association serait la règle.
Réhabilitation de la passion amoureuse
Fourier dénonce un autre mal de la société, celui des ménages menacés par le désordre amoureux. Restaurer l’ordre et la paix revient à ses yeux à modifier le système conjugal en libérant la passion amoureuse. Il condamne le mariage monogame.
Considérant abandonne cet aspect de la pensée du maître. Cependant, il en conserve l’idée de la nécessaire libération de la femme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreuses femmes militent dans le mouvement. Considérant écrit : » Les femmes ne sont pas faites seulement pour ravauder les culottes. « 4
En 1848, à la Chambre des représentants il est seul à demander le vote des femmes. Il milite pour la reconnaissance du divorce, dénonçant l’attitude inique, qui force des êtres qui se haïssent à vivre en commun.
Le phalanstère ou la société » harmonienne »
Le phalanstère, pierre angulaire sur laquelle la société nouvelle doit se reconstruire avec une autre façon de vivre, d’habiter et de travailler, est élevé sur une base psychologique, formule utopique et pittoresque, mais il n’en reste pas moins que les tentatives pour imaginer concrètement la réalisation ont fait mûrir de nombreuses idées modernes.
Victor Considérant, gravure par Alexandre Lacauchie et Jules Rebel. © COLLECTION VIOLLET
1. Un habitat à la fois collectif et individuel
Le phalanstère est une sorte de ville nouvelle. Fourier a toujours envisagé d’installer cette communauté idéale à la campagne dans un lieu le plus riant possible. À un moment où les anciennes villes craquent sous la poussée de l’urbanisation et de l’industrialisation. En des termes aux accents écologiques, Considérant dénonce dans Destinée sociale le développement anarchique et morcelé d’un Paris qui » pue « .
Les plans ont conduit à une réflexion approfondie sur l’architecture. L’immense bâtiment est formé de colonnades, de dômes, de » rues-galeries » avec passages abrités et chauffés à la mauvaise saison. Sont projetés un chauffage central commun, des réfectoires communs, des lieux de culture avec bibliothèque commune… Projets qui visent à concilier un habitat individuel et familial avec un cadre collectif.
2. L’organisation du travail
Dans le phalanstère triomphe une nouvelle conception du travail. La malédiction du travail est remplacée par le travail attrayant. Si dans le monde » civilisé » le travail est un esclavage, dans la société nouvelle, il devient pour chacun le moyen de sa réalisation. L’objectif : réconcilier travail et plaisir.
Comment cela ? Par le choix de l’activité en fonction des facultés de chacun, par un système de rémunération prenant en compte à la fois le travail accompli, le talent et le capital investi. Le travailleur n’est plus un salarié, mais un associé rétribué par dividende. À l’intérieur du phalanstère, les groupes sont répartis par séries spécialisées et » passionnées « . Un phalanstérien évite l’aspect répétitif du travail en changeant fréquemment de tâche.
3. Pour les jeunes un enseignement nouveau
Le principe proclamé est de prendre appui sur les qualités innées des enfants, c’est-à-dire les passions que l’enfant porte en lui : gourmandise, goût du jeu, mais aussi amitié, ambition, amour…, de les développer, mais aussi de les canaliser.
Considérant a consacré un volume entier à la question de l’école5. Dans le phalanstère n’est pas prévu un lieu propre à l’enseignement, l’enfant tourne dans différents ateliers, passe du jardin à la cuisine. La gourmandise est utilisée pour faciliter une découverte du monde. Il n’est pas prévu de professionnels de l’enseignement, car celui-ci est orienté vers le côté pratique. Le progrès intellectuel de l’enfant n’est pas basé en priorité sur les livres, mais sur la pratique. Un enseignement propre à chaque âge de l’enfant est prévu. Considérant entend arracher à l’Église sa mainmise sur l’éducation, il dénonce » l’éducation d’église « .
Considérant : une pensée, une action originales
Si Considérant ne cesse de faire référence à Fourier, il n’en a pas moins sa propre originalité. On l’a trop considéré comme une simple doublure.
Sur le plan de la critique sociale et économique
Il introduit des inflexions. Avant Marx, il analyse la société de son temps en termes de lutte de classe, dénonce le fait que la sortie du morcellement en régime capitaliste est la concentration en grands groupes qui dévorent les classes moyennes, » la petite et moyenne entreprise, le petit et moyen commerce… dans quelques branches que ce soit, en effet, les grands capitaux, les grandes entreprises font la loi aux petites… » (Manifeste de la Démocratie pacifique, 1843). Avec véhémence, il dénonce la » nouvelle féodalité du capital « .
Prudence à l’égard de la réalisation phalanstérienne
Il a toujours manifesté une très grande réserve à l’égard des essais de Condé-sur-Vesgres (1833), de Cîteaux (1841−1843), ce n’est que contraint à l’exil après 1849, n’ayant point d’autre débouché à son action, qu’il se résout à lancer la colonie de La Réunion au Texas en 1853–1854.
Le chef de l’École sociétaire pense qu’il faut d’abord convaincre les esprits. Cette prudence lui vaut des critiques acerbes dans le mouvement fouriériste de la part de tous les impatients qui pensent qu’une seule réussite phalanstérienne faisant tâche d’huile assurerait le triomphe de l’idée.
L’inventeur de la politique moderne
L’originalité de Considérant est de descendre du ciel sur la terre. Il tente d’ébaucher des politiques concrètes. Est-ce trop dire qu’il est le premier grand militant politique du monde moderne ?
À l’âge de 24 ans, en 1832, il abandonne, en dépit des résistances de sa famille, une carrière militaire qui s’annonçait brillante. Du militantisme social, il passe au militantisme politique.
Militant politique, il le devient, en se jetant dans la bataille électorale, mais en construisant un système et un instrument de propagande pour gagner l’opinion. Militant politique, il l’est parce qu’il a un sens réel de la communication. Militant politique, il l’est par son sens politique. La dimension politique est une des clefs du personnage. Ce qui permet de le situer, à côté de Fourier, dans une place à part.
La découverte de la politique
À l’origine, il n’attache pas grande importance à la question des régimes politiques. Le premier volume de Destinée sociale en 1834 en témoigne. Il y a alors chez lui une vague adhésion au régime en place, la monarchie constitutionnelle.
Quelles sont les raisons de sa conversion politique ? Dans l’entourage familial, on faisait de la politique. Victor en particulier a un cousin député du Doubs, Désiré-Adrien Gréa6. Mais la raison profonde de cette conversion est à rechercher ailleurs. Elle vient de l’observation même de la situation du pays. À partir de 1840, la monarchie de Juillet le déçoit par son immobilisme social borné.
Or, Considérant en journaliste attentif se révèle très sensible au mouvement social et au mouvement des idées, qu’il perçoit avec lucidité. Le durcissement de la vie politique et sociale ne lui échappe pas. Il dénonce vigoureusement la contradiction existant entre une société en mouvement et un régime figé dans l’inaction.
Le tournant est pris en 1839–1840. Il se lance dans la bataille électorale. Après un échec en 1839 à Montbéliard (il n’est pas encore un opposant ferme et résolu du régime, il espérait l’appui du préfet, qui l’a » poignardé dans le dos » selon sa propre expression)7. Il est élu au Conseil général de la Seine en 1843 dans le Xe arrondissement8 ; il se présente à la députation (1844, 1846 et 1847), trois tentatives, trois échecs. Ces campagnes successives témoignent chez le chef de l’École sociétaire d’une belle persévérance.
Finalement, après la révolution de février 1848, il est élu député à la Constituante, puis à la Législative en mai 1849. À la tribune de l’Assemblée, plus conférencier que tribun, il a du mal à se faire entendre, en dépit de sa générosité, et du travail législatif accompli. Il n’est pas à l’aise dans les coteries parlementaires.
Le sens de la propagande
Considérant a la volonté de convaincre et de susciter l’adhésion par l’argumentation. L’École sociétaire refuse l’autoritarisme des idées.
Pour l’action de propagande sont utilisés la presse, le livre et l’image (portraits de Fourier), la diffusion de divers objets (existe une bimbeloterie fouriériste : camées peints par Mme Considérant…). Considérant porte la bonne parole à travers des tournées de conférences, qu’il multiplie dans toute la France, de même qu’en Belgique et en Suisse. S’il n’est pas un tribun, conférencier il sait retenir l’attention et entraîner par la chaleur de ses convictions.
Mais il est avant tout un journaliste, un journaliste de qualité tourné vers l’actualité. En effet, plus qu’un philosophe, il est un commentateur de l’actualité, qui ne veut pas en rester au stade du simple commentaire. En tout cas, il a une grande capacité à saisir et à capter les idées qui sont autour de lui, à s’en emparer, en journaliste attentif au monde.
Doué d’un talent de plume, sachant trouver les formules qui frappent, il sait aussi retraduire en langage clair et simple, ce qu’il a observé ou cru observer.
Dans cette volonté de propagande, il sait l’importance d’un journal pour atteindre l’opinion. Dès 1832, tout au début de sa carrière de militant social, il écrit à Fourier » un journal nous est nécessaire » ; ce sera Le Phalanstère (1832), puis La Phalange (1836), puis la Démocratie pacifique (1843).
S’il est journaliste, il n’entend pas être seulement un écho amplificateur des phénomènes politiques, économiques ou sociaux. Analyste rigoureux des réalités sociales, il entend être un homme d’action, qui cherche à peser dans les événements.
La propagande par le livre
L’École sociétaire a créé une librairie, a multiplié les livres, les brochures. Elle est devenue un foyer éditorial (300 ouvrages au catalogue). Considérant a créé un véritable centre éditorial. Son arrière-grand-père, son grand-père, son père ont été libraires, Victor est donc né à l’ombre d’une boutique de librairie.
Il développe une stratégie éditoriale diversifiée visant des publics différents : ouvrages théoriques difficiles ou opuscules pour une connaissance progressive… Il mise sur le livre bon marché. La bibliothèque phalanstérienne en 1846 proposait une vingtaine d’ouvrages à moins de 1 F (alors que les romans valent communément 3 F ou 3,50 F, c’est à ce prix que se vendaient les romans de Balzac). Un réseau d’une quarantaine de librairies assurait la diffusion des ouvrages sociétaires dans toute la France.
La technique éditoriale de Considérant est de faire paraître des articles publiés soit dans La Phalange, soit dans la Démocratie pacifique sous forme de brochures, de rédiger des abrégés d’œuvres plus doctrinales ou encore de publier des extraits d’ouvrages importants.
Le souci pédagogique apparaît dans la présentation des textes. Il pratique tous les tons, sa plume est tour à tour concise, enflammée et véhémente, ou au contraire plus froidement pédagogique.
Tendu vers l’objectif de clarté, il exploite les ressources de la typographie. Des jeux de caractères différents permettent de mettre en valeur un mot ou une phrase. Dans la page imprimée, il utilise les capitales, les italiques, les caractères gras… pour créer autant de points d’appui destinés à l’œil et favoriser ainsi la saisie de l’idée.
Tout le mouvement sociétaire gravite autour des périodiques et de la librairie, qui forment l’épine dorsale de l’organisation. Il est d’ailleurs recommandé aux cercles locaux d’avoir une bibliothèque sociétaire : Salins en avait une, cercle modèle dans la patrie du grand homme.
Construire un réseau : le » parti social »
Faire passer des idées dans l’opinion nécessitait un réseau de militants. À partir de 1840, Considérant construit un » instrument de propagation « , qu’il appelle le » parti social « , élargit le petit noyau initial de militants actifs (deux cents personnes en 1836).
Novatrice est sa vision de l’instrument qu’il convient de forger. Son mot d’ordre est » ne pas enfermer notre grande idée « . Il est amené, suite à des tensions internes, à théoriser l’organisation sociétaire, il le fait dans le Manifeste de 1843.
Il distingue un Centre et les cercles locaux, une discipline de conviction cimentant le tout. Hostile à » l’éparpillement des forces acquises « , conscient de la nécessité d’un Centre commun, il écrit : » Dans l’intérêt de notre cause, nous devons donc chercher à réaliser autant que possible, l’Unité d’actions et d’efforts des hommes conquis à notre doctrine. Nous disons autant que possible, car cette Unité d’action que nous invoquons et qui n’est pas l’Association directe des personnes entre elles, mais la simple convergence de leurs efforts vers un But commun, n’est point susceptible elle-même d’une réalisation absolue dans les conditions sociales actuelles… » Le mouvement est donc organisé sur deux pieds : une école et le parti social.
Considérant tente de mettre sur pied une organisation qui n’a rien d’une secte, qui n’est pas une société secrète, puisque agissant au grand jour, qui n’est pas non plus une société savante » à la seule prétention scientifique « , mais qui est un embryon de ce que sera un parti démocratique moderne.
En ce qui concerne le recrutement, il s’efforce d’impulser une volonté de prospection systématique. En 1843, les responsables sociétaires de l’Ain reçoivent de Paris cette circulaire : » Il existe dans votre département une société à Bourg, une société d’agriculture à Trévoux, des comices agricoles près de Nantua… Veuillez nous rendre le service de nous envoyer les noms des présidents et sociétaires. »
Cette circulaire témoigne de la volonté d’une implantation méthodique, elle révèle un recrutement ciblé. Le mouvement cherche à atteindre ce que l’on appellerait aujourd’hui des relais d’opinion.
Au niveau du programme, son ambition est de fournir une réponse à tous les problèmes de politique intérieure comme de politique internationale. Il ébauche une politique internationale précisée dès 1840 dans un ouvrage intitulé De la politique générale et du rôle de la France en Europe. La France doit prendre la tête d’une Europe pacifique.
Le sens politique : de la transformation radicale à la transformation progressive du monde
Militant politique, Considérant l’est par son sens du possible, ce qui est bien le sens politique, si on définit la politique comme l’art du compromis. Tenir compte du milieu où l’on agit est sa règle. Il l’écrit dans le Manifeste de 1843 qu’il faut donner à l’École, » créance immédiate et Autorité légitime dans le milieu existant « , relevons l’expression : le milieu existant.
L’opinion associe la démocratie à la Terreur en se souvenant de la guillotine de 1793, il convient de la rassurer. Dès lors, le mot d’ordre est de donner de la démocratie une image pacifique. C’est le qualificatif du journal créé en 1843 la Démocratie pacifique. Ce titre est la proclamation d’une véritable stratégie. Dans la société française du XIXe siècle, particulièrement conflictuelle et violente (journées de juin 1848 et de la Commune), le chef de l’École sociétaire propose une démocratie apaisée.
Autre exemple du compromis recherché. Considérant est un rationaliste, (il a parlé en 1835 de la » nullité sociale de l’Évangile » dans une de ses conférences à l’hôtel de ville de Paris, propos qui firent scandale).
Or, en 1848, il prône l’alliance du socialisme et du christianisme. Parce que la culture française est imbue de christianisme et qu’il faut arriver à se faire entendre. Le chef de l’École sociétaire tente donc la synthèse de la philosophie du XVIIIe siècle et du christianisme, dans une large perspective historique, synthèse entre ce qui, selon lui, représente ce que » l’humanité offre de meilleur « .
Ces thèmes sont vigoureusement exprimés dans Le Socialisme devant le Vieux monde, rédigé à chaud en 1849. Déjà, dans le Manifeste de 1843, il appelait de ses vœux un élan capable de donner naissance à une grande force de rénovation sociale exprimant les aspirations anciennes et nouvelles de l’humanité. Considérant distingue ainsi la finalité de l’action du programme immédiat.
Considérant et l’École polytechnique
Fils d’enseignant et de libraire, le jeune Considérant a fait ses premières études au collège de Salins, sa ville natale, puis en 1824, il est envoyé au lycée à Besançon. C’est là tout jeune qu’il rencontre chez les Vigoureux le petit cercle des premiers adeptes de Fourier et le maître lui-même. Victor manque le concours d’entrée à l’École polytechnique en 1825, concours qu’il réussit l’année suivante.
Le temps de l’École polytechnique (1826−1828)
S’ouvrent alors pour l’étudiant deux années de travail et d’études, mais aussi deux années de discussions passionnées avec ses camarades.
L’adaptation du jeune provincial au cadre de l’École est difficile. La discipline militaire imposée pèse d’ailleurs sur lui jusqu’au bout. Il éprouve le sentiment d’y être enfermé comme dans une prison. Internes, les jeunes gens n’avaient que le dimanche comme jour de sortie et de liberté. Dans une lettre écrite à un ami de son père en mai 1828, il dit : » Qui me délivrera de ces sots règlements ! M’écriais-je souvent dans ma fureur contre la discipline et le bruit despotique de nos tambours !
Aussi c’est bien dur pour un enfant de la liberté d’être en prison à vingt ans, quand jusqu’à dix-huit ans il a couru à sa guise à la campagne, à la ville, dans les rues, voire sur les toits (…) »
Au cours de sa première année de Polytechnique, il subit un double deuil. Il perd son père en avril 1827 et la jeune fille qu’il aimait, Jeanne Claire Vigoureux, dont il épousera plus tard la sœur.
Il a aussi l’occasion de rencontrer à Paris des compatriotes venus faire leurs carrières dans la capitale. Il est reçu chez Charles Nodier, bibliothécaire de l’Arsenal, lequel avait été un ami de son père. Cette bibliothèque était un lieu de rendez-vous des artistes et intellectuels comtois vivant à Paris. Là, il rencontre Théodore Jouffroy, philosophe, qui collabora un temps au journal Le Globe9 ; Charles Magnin, originaire de Salins, journaliste et bibliothécaire, avec lequel Victor entretient une correspondance10.
Les discussions politiques pour les jeunes gens studieux enfermés à l’École, courbés sous le joug de la discipline, étaient le seul dérivatif à portée de la main. Dans la lettre citée plus haut, Victor raconte : » (…) Nous faisons à force de la politique ici. Tous les jours nous recevons des journaux en contrebande, bien entendu. C’est le Constitutionnel avec le Courrier et le Courrier avec le Constitutionnel… Je vous dirai que jeunes gens pleins de feu, il est vrai, nous sommes tous attachés au gouvernement représentatif, nous voulons une monarchie avec des institutions, mais bien franches et en harmonie avec une nation grande et libérale (…) « 11.
L’École était un foyer d’idées libérales. Les élèves alors que la Restauration absolutiste tentée par Charles X battait son plein participaient clandestinement aux débats qui agitaient les esprits à Paris. Les libéraux luttaient pour la liberté de la presse et aussi pour l’élargissement du corps électoral. Les jeunes étudiants parisiens dans un élan de générosité romantique allaient discourir avec les ouvriers des métiers.
L’École polytechnique à la veille de la révolution de juillet 1830 était au témoignage de Considérant lui-même un foyer d’opinion libérale, hostile au gouvernement de Charles X12. D’ailleurs, en juillet 1830, les polytechniciens participent directement à la révolution parisienne, mais, à cette date, Considérant n’était plus à Paris.
À l’École, les discussions ne sont pas seulement politiques, on y discute de réformes économiques et sociales. Victor se heurte à la forte influence des idées saint-simoniennes qu’il découvre, mais il n’a de cesse de défendre avec conviction la supériorité de la théorie de Fourier. Il fait là ses premières armes de propagande militante. Il avait d’ailleurs emporté avec lui les ouvrages de Fourier.
À la sortie de l’École, Considérant choisit une carrière militaire dans l’artillerie. Il est alors affecté à l’École militaire d’application de Metz (octobre 1828), il quitte donc la capitale pour la Lorraine. Il poursuit là-bas sa réflexion et travaille à la propagation de ses idées auprès des officiers. Mais en 1832, il prend la grave décision d’abandonner définitivement la carrière militaire.
La formation reçue à l’École, une des clés du personnage ?
Le jeune homme à la fin de ces deux années tire lui-même le bilan, il déplore de n’avoir pu découvrir suffisamment la capitale, mais il conclut : » Cependant je n’y aurai pas fait un séjour de deux ans sans y prendre quelques idées à travers les grilles de ma prison et, somme totale, ce temps ne sera pas tout à fait perdu (…) » (31 mai 1828).
Fait qui n’est pas sans importance, il noue d’utiles liaisons avec le réseau des anciens élèves de l’École, dont l’esprit de corps les pousse à conserver des contacts. Résultat, le mouvement fouriériste compte de nombreux polytechniciens dans ses rangs.
Mais, il est clair que la formation reçue l’a marqué de son empreinte. Dès le collège, il s’intéressait aux applications de la science, les deux années de Polytechnique confirment en lui une croyance au progrès scientifique et en la raison. Avec en plus la conviction que la raison peut et doit résoudre les problèmes sociaux.
Considérant se définit toujours comme » un ingénieur social « . Il est loin de s’imaginer comme un rêveur fumeux, tel que ses adversaires le présenteront. Il entend suivre une démarche scientifique.
À la fin de sa vie, après 1880, alors qu’il refuse de jouer un rôle politique, il reste curieux des progrès des sciences ; il passe ses journées à suivre les cours du Collège de France, du Muséum, de la Sorbonne, curieux jusqu’au bout du mouvement philosophique et de l’évolution des sciences à la fin du siècle.
Faut-il par ailleurs imputer à la formation militaire reçue à l’École cette qualité de stratège du militant politique ? Tout se passe chez lui comme s’il avait transféré la stratégie militaire apprise du champ de bataille au champ de la lutte politique et sociale.
Sous sa plume surgit, au service de l’argumentation, des images et des exemples tirés de la vie militaire. L’expression » armées industrielles « 13 pour caractériser les foules qui travaillent au même rythme dans les entreprises industrielles revient souvent sous sa plume. C’est par une image militaire qu’il tente de faire comprendre ce qu’il faut entendre par » mode mesuré « , ce mouvement de masse par lequel des milliers d’individus exécutent en cadence les mêmes gestes :
» Comparez nos pauvres conscrits, ces jeunes gens paysans gauches, lourds et sans tenue, qui arrivent au régiment en sabots, avec des soldats qui ont une ou deux années seulement d’uniforme… la différence est grande pour le maintien, la prestesse, le dégagement et l’habileté. Eh bien comment cette éducation aurait-elle pu être conduite sans l’emploi du mode mesuré ? N’est-ce pas en mode mesuré qu’ils apprennent à manier le sabre, le fusil, le canon, à manœuvrer à pied ou à cheval ? N’est-ce pas aux sons mesurés des tambours, des clairons et des marches de la musique militaire placée en tête de chaque régiment, que les évolutions s’exécutent et les bataillons accommodent leurs pas et leurs mouvements ? »
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1. Notre ouvrage Victor Considérant (1808−1893), Canevas, 1993, Dole, 272 p. et Dommanget (Maurice), Victor Considérant, sa vie son œuvre, Paris, 1929.
2. » Cette unité sociale, cette alvéole de la ruche, cette première agglomération, sans laquelle il n’y a pas de Société pratiquement réalisable, c’est ce que nous appellerons la Commune. » (Manifeste, 1842)
3. Charles Fourier : » On voit chez les montagnards du Jura cette combinaison de la fabrique des fromages nommés gruyère : vingt ou trente ménages apportent chaque matin leur laitage au fruitier ou fabricant ; et, au bout de la saison, chacun d’eux est payé en fromage, dont il reçoit une quantité proportionnée à ses versements de lait constatée par notes journalières. »
4. » Ravauder « , terme comtois pour rapiécer.
5. T. III de Destinée sociale, 1844. Cf. notre article : » Le fouriérisme, l’instruction et l’éducation des enfants « , in Incontournable morale, Actes du colloque de Besançon, 1997, p. 31–40.
6. Gréa Désiré-Adrien (1786−1863). Il siégea dans l’opposition à Charles X. Réélu en 1830 et 1831, il échoua en 1834. Il soutient Considérant, mais rompit vers 1840 avec le fouriérisme.
7. Il n’obtient que 27 voix sur 174 votants.
8. Élu par l’électorat censitaire avec 643 voix sur 1 264 votants.
9. Jouffroy (Théodore), 1796–1842. Né aux Pontets dans le Doubs, membre de l’Académie des sciences morales en 1833.
10. Magnin (Charles), 1793–1862. Il contribua à la fondation du journal Le Globe.
11. Ledoux (Émile), Victor Considérant, trois lettres inédites. Notes sur sa jeunesse, Besançon, 1909.
12. Terry Shinn, L’École polytechnique, 1794–1914 : savoir scientifique et pouvoir social, Paris, 1980.
13. Destinée sociale, tome III, p. 547–548.