Construire la grande pyramide
Passionné depuis longtemps d’égyptologie, Jean Rousseau lui a déjà consacré un livre1 ainsi que plusieurs articles, notamment dans la revue d’Oxford Discussions in Egyptology, car, contrairement à leurs collègues d’outre-Manche, les égyptologues français sont très exclusifs vis-à-vis de ceux qui ne sont pas “ du sérail ”.
Son récent livre, illustré d’une centaine de plans et croquis très réalistes, traite de la première des merveilles du monde, la plus grande de toutes les pyramides, celle de Chéops, vieille de 4 500 ans.
L’auteur commence par la replacer dans sa continuité historique et remonte à la protohistoire, avec les premières tombes, puis les mastabas en briques, avant que n’apparaisse, à Saqqara, la première pyramide à degrés, et montre comment l’étrange pyramide rhomboïdale à deux pentes servit de transition vers les pyramides lisses de Snéfrou2, père de Chéops.
Il nous convainc que le problème essentiel de la réalisation d’un tel monument était l’obtention d’arêtes de deux cents mètres de longueur absolument rectilignes et convergentes, comme on peut l’observer. Or, même si aucune archive ne subsiste pour le prouver, cet exploit constructif supposait déjà l’existence de véritables bureaux d’étude où les prêtres-architectes, dans la Maison de Vie d’Héliopolis, codifiaient de façon stricte l’implantation et la conception des ouvrages, imaginaient les méthodes appropriées de leur construction et l’organisation de leurs chantiers.
La pyramide de Chéops fait partie d’un complexe que présente le livre, avant d’aborder, de façon très documentée, les problèmes posés par les phases de sa construction : l’acheminement des matériaux de calcaire fin de Toura pour le revêtement des faces (depuis la rive opposée du Nil), du granit pour la chambre du roi (depuis Assouan), tandis que les blocs du noyau étaient extraits du calcaire grossier du plateau de Guizeh, à proximité du site. Pour toutes ces carrières, il fallut une main‑d’oeuvre encore plus considérable que celle affectée à la construction elle-même.
L’implantation selon les directions cardinales est d’une surprenante précision compte tenu des moyens existants, et une solution réaliste en est proposée. De même, l’auteur suggère comment la construction des deux cents assises horizontales dut se régler à partir de la mise en place d’une vingtaine d’entre elles, assez régulièrement espacées, à l’horizontalité exceptionnelle, l’erreur étant de quelques centimètres seulement entre deux angles opposés.
Obtenir de nos jours, par empilement de blocs et sans instruments optiques, la convergence des arêtes délimitant quatre triangles identiques serait d’une très grande difficulté.
Les Égyptiens y parvinrent par l’usage de simples fils à plomb et la préfabrication totale au sol du revêtement des quatre faces et des blocs d’arêtes. D’autre part, il fallait que durant toute la période du chantier qui devait être la plus courte possible pour que la pyramide puisse être achevée “ en temps utile ” (avant la mort du pharaon), les arêtes demeurent entièrement visibles, ce qui limite à deux ou trois les procédés d’acheminement des deux millions de blocs (d’une moyenne de deux à trois tonnes chacun).
Plutôt que de construire, pour les acheminer, des rampes de volume monstrueux, extérieures au chantier et à démolir ensuite (rampes radiales ou courant en zigzag sur les faces), J. Rousseau suggère qu’il “ suffisait ” aux Égyptiens simplement de tracter ces charges le long de rampes corridor qui gravissaient intérieurement le noyau de la pyramide, au fur et à mesure de sa construction. Ce procédé très simple n’est pas en contradiction avec les observations archéologiques dont on dispose.
Sont également examinées des questions aussi nécessaires que complexes, comme la montée à plus de quarante mètres de hauteur de dalles plafond pesant cinquante tonnes ou encore la pose “ acrobatique ” du pyramidion. Cet énorme chantier qui, au début, mobilisa environ 60 000 travailleurs, n’a finalement laissé comme traces que l’ouvrage lui-même, et des questions encore sans réponses.
Une des originalités du livre de Jean Rousseau est d’aborder l’aspect symbolique des nombres qui mesurent les diverses dimensions de la pyramide, et que l’on retrouve dans toutes les constructions égyptiennes. Traduites en mesures de l’époque (le doigt est égal à 1⁄28e de la coudée de 52,5 cm), toutes ces dimensions apparaissent comme multiples des nombres premiers 17 ou 19, nombres “ consacrés ” sans doute associés à la mythologie d’Isis et Osiris. Cette numérologie s’impose de façon quasi obsessionnelle, tout comme celle des nombres calendaires lunaires et solaires qui leur sont liés.
Bref, un ouvrage stimulant qui, grâce à la formation d’ingénieur et à l’expérience de chantiers de notre camarade, propose des réponses à des questions qui, jusqu’ici, n’ont guère été posées.
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1. Mastabas et pyramides d’Égypte ou la mort dénombrée. L’Harmattan, 1994.
2. La pyramide de Chéops a perdu son parement lisse, mais celui-ci a existé, que l’on retrouve dans les murs et les ponts du Caire.